dimanche 24 février 2008

L'absolue quiétude





Ces innombrables macrocomes et microcosmes

(apparaissent) en moi, dans l'infini.

Je suis non duel, invisible,

toujours apparent, plein de cette joie qu'est la conscience. 247


Celui qui a atteint l'état de Shiva

par la reconnaissance du Soi,

ne fait jamais d'effort

pour atteindre ou abandonner (quoi que ce soit).

Quand le Troisième oeil s'est ouvert sur la non-dualité,

il tisse lui aussi l'oeuvre quintuple en se riant. 248


["l'oeuvre quintuple": les cinq actes que Shiva accomplit a chaque instant, à savoir création, subistence, destruction, occultation et grâce]


Alors même que notre propre Essence

est manifeste en cet instant même,

elle semble absente :

telle est la Mâyâ, l'Ensorceleuse,

qui sans cesse manifeste la dualité. 249


Ce que je suis, je le suis toujours.

Je n'ai pas d'autre forme.

Je n'ai jamais été (autre chose), je ne serais jamais (autre chose).

Je ne deviens rien d'autre. 250


Je suis Shiva, félicité sans failles.

Le corps qui apparaît en ce moment n'est pas réel.

De fait, ce corps est, depuis toujours, détruit à chaque instant.

Il n'était pas avant (la naissance), il n'existera pas de nouveau après (la mort). 251


[Dans ce vers, l'auteur contredit Abhinavagupta, selon qui toute apparence est réelle (satyarûpa). Il semble ici adopter un discours de type bouddhiste ou védântique ("tout est illusion"). Il faut dire qu'avant de découvrir le shivaïsme du Cachemire, Râmeshvar Jhâ avait passé la majeure partie de sa vie à pratiquer l'Advaita Vedânta.]


Ce corps est à la fois mon meilleur ami

et mon pire ennemi :

c'est grâce à lui que je reconnais le Soi

et à cause de lui que je l'oublie. 252


[Après le vers précédent, celui-ci confirme le statut ambigu du corps : l'incarnation est à la fois l'obstacle et le moyen de dépasser cet obstacle. Le corps n'est donc pas mauvais en lui-même.]


Pour celui qui connait l'essentiel, Shiva,

où et comment pourrait-il y avoir dualité ?

De quoi aurait-il peur ?

Même la dualité lui apparaît comme

sa propre Essence.

Mal être et bien être ne paraissent

pas séparés non plus. 253


["De quoi aurait-il peur ?": en effet, c'est toujours d'un autre (Dieu, les dieux, le karma, le maître, le silence, l'inconscient, la nature, l'avenir, les autres, etc.) que l'on a peur. La non dualité est donc l'absence de peur, la quiétude absolue.]


Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2003.


samedi 23 février 2008

Un dzogchen, ou des dzogchens ?




Juste un complément sur l'histoire du dzogchen : la thèse que j'ai exposée dans le billet précédent, selon laquelle il existe en gros deux genres de dzogchen, est développée dans un article de David Germano.


Suite a d'autres billets sur la question de l'histoire du dzogchen sur mon acien blog, j'avais déjà fait un bref compte-rendu de cet article important. Je ne peux donc que conseiller sa lecture à tous ceux qui souhaitent porter un regard informé et critique sur ces extraordinaires traditions contemplatives.

dimanche 10 février 2008

Qu'est-ce que le Dzogchen ?





Le Dzogchen est aujourd'hui l'un des systèmes de méditation les plus pratiqué du bouddhisme tibétain. Son nom même désigne le fait que tout est déjà parfait.

Pour comprendre ce que cela veut dire, il faut rappeler qu'à l'époque de son émergence, vers le VIIIè siècle, le bouddhisme avait évolué en intégrant de nouvelles théories sur ce que signifie "atteindre le parfait éveil d'un Boudha". Avec le "Grand véhicule" (mahâyâna), en effet, il ne s'agit plus simplement de se libérer soi-même, mais surtout de libérer les autres. Pour ce faire, il faut rester dans le samsâra, grâce au "plein et parfait éveil" (samyaksambodhi).

Ce parfait éveil consiste à acquérir les trois corps d'un Bouddha : le Corps absolu (dharmakâya), le Corps de parfaite mâturité (sambhogakâya) et le Corps d'émanation (nirmânakâya). Au début (c'est-à-dire à l'époque de Nâgârjuna, vers le IIè siècle), ces trois Corps sont simplement trois aspects de la compréhension de la réalité, au delà de tout concept : le Corps absolu est cette compréhension même; le Corps de jouissance parfaite est le partage de cette compréhension avec autrui; le Corps d'émanation, enfin, sont les actions vertueuses que l'on accomplit spontanément sur la base de cette compréhension.

Mais, peu à peu, apparaît une nouvelle conception de ces trois Corps, surtout des deux derniers, que l'on appelle aussi "les Corps formels". Le Corps de jouissance parfaite est alors compris comme un corps de lumière, en multicolore, transformable à volonté, indestructible et immortel. Selon cette nouvelle tendance, les Corps d'émanation seraient des sortes de corps magiques, manifestés dans notre monde ordinaire pour guider les êtres ordinaires vers le plein Eveil. Il y a dès lors deux sortes d'apparences : 1) les notres, celles du samsâra impur ; 2) et les apparences pures, transparentes et immatérielles qui forment les mondes des êtres spirituellement avancés et des Bouddhas. Il y a donc une vraie dualité entre notre monde matériel et le monde de lumière des Bouddhas. Certains textes affirment même que nous avons tous en nous ce Corps de lumière, mais qu'il est caché par notre chaire, comme une lampe enfermée dans un vase.

Les tantras bouddhistes proposent justement des méthodes pour transformer le corps matériel en corps de lumière immatérielle et incorruptible, ou bien pour qu'il soit libéré au moment de la mort, permettant ainsi à son propritétaire de rejoindre les mondes de lumière.

Deux conceptions de l'Eveil coexistent donc dans le Grand Véhicule du bouddhisme :

1) La conception selon laquelle les Corps formels, les pouvoirs lumineux, l'ubiquité, l'immortalité, les terres de lumières, etc., décrits dans les textes sont des symboles qui s'efforcent d'exprimer ce que l'on voit lorsque l'on voit les choses telles qu'elles sont, sans passer par la pensée.

2) La conception selon laquelle les Corps formels sont à prendre au pied de la lettre. Ce ne sont pas juste des symboles ou des métaphores. Il existe vraiment des mondes de lumières parallèles au notre, et nous avons tous un corps de lumière caché en nous, une sorte d'embryon de Bouddha. Ces idées ressemblent en grande partie aux croyances des gnostiques.

Au VIII au Tibet, le tantrisme et les yogas visant à révéler ce Corps de lumière sont très en vogue.

Mais un autre mouvement s'esquisse parallèlement, une tendance au retour vers l'idée que les miracles décrits dans les sûtras et les tantras sont des symboles. Surtout, des adeptes affirment que TOUT est parfait : les apparences pures comme les apparences impures. C'est la Grande Perfection (dzogchen).

A partir du IXè siècle, certains maîtres du Dzogchen tentent de réintroduire l'idée que les visions lumineuses, les terres de lumières et les corps de lumière sont fondamentaux pour savoir si, oui ou non, on a atteint l'Eveil parfait.

Le Dzogchen se divise alors en deux camps : d'un côté, les conservateurs, défenseurs du dzogchen primitif "sans formes", sans visions ni corps de lumière; de l'autre, les adeptes du Dzogchen "nouveau", présenté dans les "quintessences" (nyingthig). Ce sont ces derniers qui vont rapidement l'emporter. Aujourd'hui, tous les maîtres du Dzogchen, ou presque, sont des adeptes des pratiques visant à transformer le corps matériel en corps de lumière. A leur yeux, la pratique du Dzogchen ancien, qui consiste à cultiver l'intuition que tout est parfait au-delà de tout "pourquoi ? " et de tout "comment ?", n'est qu'un exercice préliminaire appelé trekcheu ("larguer les amarres"); la pratique principale, visant à transformer le corps en lumière est appelée theuguel ("aller encore plus haut").

Mais a t-on des traces, des témoignages du passage du Dzogchen ancien au Dzogchen nouveau ? Il semblerait que oui. Considérez par exemple, ce passage d'une oeuvre du célèbre Nubchen, défenseur du Dzogchen primitif. Il expose sa conception du Dzogchen contre des adversaires qui ne sont pas nommés, mais qui sont assurément partisans de la sorte de Dzogchen qui va s'imposer par la suite (Mun pa'i go cha, 50, 511.4-513) :


"En ce qui concerne le système du yoga ultime [i.e. le Dzogchen,] selon lequel tout est parfait en tant que Grand Soi : les façons de voir dualistes du genre ''visions pures VS visions impures'' sont naturellement pures et parfaites".
"Pures et parfaites" désigne le terme tibétain pour Bouddha. Tout est donc l'état de Bouddha. Ce qui revient à dire que l'Eveil, ce n'est pas remplacer les "visions impures" par des "visions pures", mais plutôt voir, au-delà de toute raison, que pur et impur sont des mirages, aussi inexistants que des arcs-en-ciel."Bouddha" n'est qu'un nom appliqué par convention à cette vision simple et indicible :
"Il suffit de ne penser à rien, de ne s'accrocher à rien, de ne rien analyser. Dans le tantra du Grand Espace de Vajrasattva, il est dit :


Libéré par la liberté du non-agir,

La Connaissance absolue surgit d'elle-même, sans effort;

Elle indique la voie de la liberté sans libération."


Le Grand Espace de Vajrasattva est l'un des textes les plus prestigieux du Dzogchen ancien. La "connaissance absolue" (jnâna) est la connaissance parfaite propre à un Bouddha. Nubchen poursuit :


"Ainsi, il suffit de ne pratiquer aucune évaluation, de ne pas chercher la réussite (don, skt. artha), pour être dit ''libéré''. C'est seulement une façon de parler, car les phénomènes qui nous ''entravent'' n'ont jamais existé".


Autrement dit, ''le corps matériel impur'' n'est qu'un mot sans contrepartie réelle. Pourquoi alors entreprendre de s'en débarrasser ?


"Donc", pourquit-il, "les seuls liens sont des liens mentaux".


Une objection vient à l'esprit :

"Oui certes, mais enfin, comment fait-on ?"

Nubchen formule cette objection, et y répond ainsi :


"Quand on sait qu'il n'y a rien à savoir, alors on utilise des expressions du genre ''réaliser qu'il n'y a rien à réaliser", "voir qu'il n'y a rien à voir". Conventionnellement, on appelle ça "voir" et "réaliser". C'est un "entraînement" sans entraînement !"


Nubchen ajoute que l'Eveil n'est ainsi qu'une conviction inébranlable qu'il n'y a rien à faire, à changer. C'est cela "la Connaissance absolue" (yéshé, skt. jnâna) qui fait d'un être ordinaire un Bouddha. Nubchen précise en quoi cette Connaissance est pure et parfaite : en bref, c'est parce qu'elle ne se focalise sur rien. Ce regard panoramique, ouvert comme le ciel : voilà l'état de Bouddha.

Puis il fait la remarque suivante, qui semble s'adresser aux partisans du Dzogchen nouveau :


"Un certain ''Grand Etre'', de nos jours, est réputé être le ''pilier du Dharma'' [i.e. du bouddhisme]. Mais il pense que dans le Dzogchen il y a quelque chose à percevoir. Dans ses instructions secrètes sur la ''méthode pour percevoir'', il appelle ça la "libération". Mais manifestement, il n'a pas acquis la conviction concernant la réalité [pure et parfaite]. "



Dans ce passage, le terme "percevoir" (skt. pratyaksa) est justement celui qui est utilisé dans les textes du Dzogchen "nouveau" pour décrire le mode de perception des visions pures et lumineuses. Cela ne laisse guère de doute possible : Nubchen défend sa conception du Dzogchen contre des innovations qu'il juge stupides.


Qu'en est-il aujourd'hui ?

mardi 5 février 2008

Une fois pour toutes





Ô Dieu ! tu n'es pas atteint peu à peu,
Toi qui est immédiatement manifeste, éternel.
Que tout apparaisse indifférent de toi !
Fais apparaître tout cela ! 241

["tout cela": les choses, les sensations, les pensées, tout ce qui se présente]

Je suis partout. Je suis toujours,
Sous toutes les formes, fondement de toutes choses.
L'objet connu n'est pas séparé de moi -
Sujet connaissant permanent, inconnaissable. 242

L'apparent, le Temps, le corps,
Ce qui est simple et ce qui est composé :
Tout cela s'écoule spontanément de moi,
Qui suis Un et sans commencement ni fin. 243

L'être incarné que voici apparaît identique à mon essence;
L'univers fulgure depuis l'espace,
Depuis ma Puissance de félicité,
Conscience indivise. 244

["...que voici": l'auteur parle de lui, tel qu'il est visible pour les autres, du point de vue de la troisième personne. "mon essence" : litt. : "ma forme propre" ou mon vrai visage, comme dit la traduction tibétaine du skt. svarûpa. Autrement dit, l'espace vide et conscient que je suis ici, à la première personne, est indissociable des choses et des êtres qu'il accueille, à l'image du miroir, inséparable des reflets]

Pour l'homme qui a reconnu le sens du mot "je"
Présent en lui-même,
L'univers se joue
Comme un jeu incessant. 245

Ces apparences aux visages multiples,
Causes de bien être et de malaise,
N'apparaissent pas en moi,
L'Apparent, non dualité sans failles de l'Apparence. 246

Rameshvâr Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam)
Related Posts Plugin for WordPress, Blogger...