jeudi 30 décembre 2010

La sagesse

L'Ancien Testament contient bien des horreurs. Au point que des Chrétiens ont, d'âge en âge, cru que le Dieu vengeur de l'Ancien ne pouvait pas être le Dieu d'amour de la Nouvelle Alliance. Il y a cependant de beaux morceaux - rares mais intenses - comme ce passage de la Sagesse attribuée au roi Salomon. Il s'agit en réalité d'un texte grec et profondément inspiré par la gnose :

Tout le caché, tout le visible, je l'ai connu.
Car l'artisane de toute chose, la sagesse, m'en a instruit.

Il est en elle un esprit intelligent,
saint,
unique,
multiple, subtil,
mobile,
précis,
pur,
clair,
inaltérable,
ami du bien,
rapide,
libre,
bienfaisant,
ami de l'homme,
ferme,
assuré, tranquille,
qui peut tout,
veille à tout,
pénètre tous les esprits, les intelligents, les purs, les très subtils.

Plus mobile que tout mouvement est la sagesse,
qui perce et pénètre tout par sa pureté.
Elle est effluve de la puissance de Dieu,
rayonnement pur de l'éclat du Tout-Puissant.
C'est pourquoi rien de souillé ne se glisse en elle.
Elle est reflet de la lumière éternelle,
pur miroir de l'activité de Dieu, image de sa bonté.
Comme elle est unique, elle peut tout,
se suffisant à elle-même, elle renouvelle toute chose,
et d'âge en âge, passant à travers les âmes saintes,
elle façonne des amis de Dieu et des prophètes.
Car Dieu n'aime que celui qui habite avec la sagesse.
Elle est plus rayonnante que le soleil,
supérieure à toute constellation.
Comparée à la lumière elle l'emporte en éclat.
Car celle-là laisse la place à la nuit,
mais sur la sagesse le mal ne gagne pas.
Elle étend sa force d'une extrémité à l'autre du monde
et gouverne toute chose avec bonté.

C'est elle que j'ai chérie et cherchée depuis ma jeunesse,
j'ai aspiré à en faire mon épouse
et suis devenu amoureux de sa beauté.

La Bible, Sagesse 7, 21- 8, 2, nouvelle traduction Bayard.

Intervalle par le chien


Il arrive que les chiens soient les instruments de la plus haute Providence. Prenez Rousseau, ce rêveur-promeneur-solitaire. Le jeudi 24 octobre 1776, il se prit un chien en pleine absence-de-face. Littéralement. Il décrit ainsi son réveil en forme d'éveil à je-ne-sais-quoi :

La nuit s'avançait. J'aperçus le ciel, quelques étoiles et un peu de verdure.
Cette première sensation fût un moment délicieux. Je ne me sentais encore que par là. Je naissais dans cet instant de la vie, et il me semblait que je remplissais de ma légère existence tous les objets que j'apercevais. Tout entier au moment présent je ne me souvenais de rien ; je n'avais nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venait de m'arriver ; je ne savais ni qui j'étais, ni où j'étais ; je ne sentais ni mal, ni crainte, ni inquiétude. Je voyais couler mon sang comme j'aurais vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m'appartînt en aucune sorte. Je sentais dans tout mon être un calme ravissant auquel, chaque fois que je me le rappelle, je ne trouve rien de comparable dans toute l'activité des plaisirs connus.

Rêveries du promeneur solitaire, Pléiade, p. 661

jeudi 16 décembre 2010

Cela ne ressemble à rien



"Les Éveillés ne voient pas d'esprit,

Aucune situation du type "on doit s'éveiller", "cela m'éveille".

Là où rien ne vous éveille,

Là où personne ne cherche à s'éveiller,

Il n'y a pas d'éveil !

Le cœur de l'éveil,

Est indéfinissable, il n'est pas quelque chose qui se produit.

Il ne ressemble à rien.

Il n'est pas un discours.

Espace... cœur de l'éveil.

L'éveil, c'est une conscience non duelle."


Nâgârjuna, Élucider le Cœur de l'éveil (Bodhicitta-vivaranam) 45-46


Joyeux Noël à tous !

Buée

Un enfant voile un miroir limpide
Par son propre souffle.
De même, l'imbécile
Obscurcit la conscience
Par ses propres constructions mentales.

Cité par Utpala-vaishnava, dans La Lampe de la Vibration (Spanda-pradîpikâ), 20

mercredi 15 décembre 2010

Dieu ou vacuité, faut-il choisir ?

La question du rapport du Bouddha avec Dieu revient régulièrement. Certains, - et non des moindres, tel cet humain extraordinaire que fût Raimundo Panikkar - on soutenu que le Bouddha goûtait bien Dieu. Mais, par respect pour son caractère ineffable il aurait opté pour une pédagogie de la suggestion. Le "silence du Boudddha" serait ainsi un cri, une déclaration léonine de l'existence de Celui qu'un Jean De La Croix croyait pouvoir atteindre par le rien (nada): "rien, rien et encore, rien".

Cette interprétation m'est sympathique, car elle ouvre au dialogue. Mais elle est problématique. Car alors, comment expliquer que le bouddhisme, depuis ses formes originaires jusqu'aux plus incroyables audaces du Grand Véhicule, ait pu se livrer à des réfutations en bonne et due forme de l'existence d'un quelconque Créateur (kartā) ?

Il est vrai que ce Grand Véhicule a eu une idée géniale : pour qui aime, tout est un moyen vers la seule fin qui vaille, vers l'Omniscience sans souffrance mais non pas dépourvue d'empathie. Un Bouddha est au-delà de la souffrance, mais il sent directement la peine d'autrui - c'est l'une de ses "dix forces". La fin (la sagesse) justifie les moyens (les moyens habiles). C'est la doctrine dans laquelle tout (mahā) devient expédient (yāna). Tout fait parti du voyage, nul n'est exclut - pas même ceux qui croient au Père Noël. Dès lors, pourquoi ne pas accueillir même ceux qui vous excluent ?

On trouve des exemples de cette attitude inclusiviste jusque dans les textes tantriques. cela est d'autant plus touchant que ces textes sont contemporains des razzias musulmanes les plus féroces, celles qui vont raser jusqu'aux fondations les plus éclatants centres de vie bouddhiste et indienne : Nālanda, Takṣaśīla, Vikramaśīla...

Dans cette perspective, toutes les croyances sont des préfigurations de la Non croyance ultime - la vacuité, "ni rien, ni autre chose", comme dit Patrick Carré. Toutes les doctrines, les philosophies s'intègrent dans la vision d'un être qui s'éveille au sans-dilemme. Ce sont autant de béquilles, de doses de sens plus ou moins fortes pour des patients plus ou moins avancés dans leur quête de désaddiction.

Voici un exemple, tiré d'un texte très peu connu d'un certain Prabhākara Gupta, sur le yoga, le souffle et "l'éjection de la conscience" (saṃkrānti) dans le Sans demeure.


Qu'il s'adonne à la quiétude ou aux plaisirs (de ce monde)

Aucun être (soi-disant) "accompli"

N'a jamais réussi à démontrer (l'origine)

Des choses faites de Terre et autres (éléments matériels).

Par conséquent, il (faut admettre)

Qu'en ce monde,

Une conscience dépourvue de nature propre,

(Mais) pourvue de tous les pouvoirs

Se manifeste partout et conformément à la nécessité

Des formes, les temps et des lieux.

Tout ceci ne saurait se manifester sans cause[1] ! 1


Par conséquent, il existe une cause du monde entier,

Une cause incompréhensible de la manifestation

Différenciée en plusieurs (éléments) :

Terre, Eau, Feu, Air, Espace et conscience[2].

C'est le Seigneur, l'Omniprésent, pense-t-on,

Ou encore la vacuité.

Selon l'usage, je salue cette universelle souveraineté

Qui peut être atteinte par le yoga. 2


Parce qu'on ne s'y est pas éveillé,

On la comprend de bien des manières...

Dès lors, les érudits aux cœurs impurs[3]

Fomentent des querelles,

Pleins de mépris (les uns pour les autres).

De la sorte, elle demeure inaccessible,

Cette contrée située au plus intime.

(Les érudits ignorants)

Sont comme des aveugles dans les ténèbres,

Terrifiés par la Mort.

Ils tournent en rond dans ce saṃsāra,

Pour renaître encore et encore.

(Pourquoi ?)

Parce qu'ils (imaginent) du bon et du mauvais. 3


Prabhākara Gupta, L'essentiel sur la connaissance de soi (Adhyātma-sāra-śatakam), CIHTS, Varanasi 1997



[1] akasmāt : "partir de personne, de rien".

[2] vijñāna : conscience duelle. Nous avons ici un système à six consciences (cinq sens plus la conscience mentale) distinct du système mieux connu du Yogācāra, lequel postule huit consciences.

[3] Le cœur rempli de doutes, de dilemmes, de concepts antagonistes.

samedi 11 décembre 2010

"Jetez-le à la poubelle !"

Les mystiques de tous les pays et de tous les temps évoquent la perte de soi dans la divinité. C'est le sentiment océanique dont parla Romain Rolland à Sigmund Freud.
Mais la perte de l'ego débouche t-elle toujours sur la félicité ? De même que l'on peut se demander si les messieurs hyperamnésiques de ces documentaires sont heureux, on peut s'interroger sur la valeur de la perte de l'ego.
Ainsi, les rares individus atteints du syndrome de Cotard affirment qu'ils n'existent plus, qu'ils sont morts, ou bien qu'ils n'ont pas de corps. D'autres n'utilisent plus les mots "je" et "moi", un peu comme dans certains milieux non dualistes. Ils vivent dans un monde purement objectif : pour eux (?), personne ne voit, personne n'entend, etc. Il n'y a plus que des pensées sans penseur, des actions sans agent, des phénomènes dépourvus de centre de référence.
Deux psychiatres citent le cas d'une patiente pour qui l'ego était devenu totalement inutile :

"Aux stades les plus avancés [du syndrome] le sujet peut aller jusqu'à nier son existence même, en abandonnant tout usage du pronom personnel "je". Une patiente se désignait elle-même comme "Madame Zéro" afin de souligner sa non existence. Une autre dit, en faisant référence à elle-même : "Cela ne sert à rien. Prenez-le et jetez-"le" à la poubelle".
Cité dans : Enoch et Ball, Uncommon Psychiatric Syndromes, Hodder, London, 1991, p. 167

Un article intéressant de psychiatrie sur les pathologie du corps et du "soi".

mardi 7 décembre 2010

Conférences sur la Reconnaissance - CIPh 2011



Des pensées sans penseur ?

Polémiques sur l'identité personnelle dans l'Inde au XIe siècle

18h30-20h30

Carré des Sciences, 1 rue Descartes, 75005 Paris

Lundi 28 février : salle JA01

Lundi 4 avril, lundi 2 mai, lundi 6 juin : Salle JA05

La querelle du Soi (ātman) est la problématique centrale des philosophies de l'Inde. D'un côté, les tenants du brahmanisme pensent qu'il y a un Soi qui organise les pensées, ainsi qu'un Soi "suprême" (un Dieu) qui agence le monde. De l'autre, les Bouddhistes soutiennent qu'il n'y a nulle part un tel Soi en dehors de l'imagination des ignorants, pas plus qu'il n'existe une quelconque intelligence créatrice.

Parmi les formes qu'a revêtue cette controverse, celle mise en scène dans les textes de la Reconnaissance (pratyabhijñā) est sans doute l'une des plus aboutie, notamment à cause de sa capacité à inventer des concepts ou à donner un sens inédit à de vieilles notions. Ce programme est une recherche qui s'appuie sur le texte fondateur de cette philosophie (Les stances pour la reconnaissance). Il a deux objectifs. Premièrement, comprendre cette pensée en éclairant les auteurs auxquels elle s'oppose tout en récupérant leur concepts, d'une part, et d'autre part en proposant des comparaisons avec des problématiques, des thèses et des arguments de la tradition occidentale. Deuxièmement, il va s'agir de critiquer les thèses et les arguments de la Reconnaissance en évaluant les réponses aux objections formulées dans le texte, mais aussi en formulant des objections nous-mêmes, nous inspirant pour cela des pensées contemporaines. En bref, notre questionnement est le suivant : D'où viennent les organisations que nous observons en nous et hors de nous ? Y a-t-il un organisateur de tout cela, ou bien l'ordre émerge-t-il spontanément ?

Cette première année sera consacrée à une lecture de l'exposé de la thèse centrale de la Reconnaissance laquelle, en cinq stances, nous permettra notamment de nous interroger sur les questions suivantes : La Reconnaissance est-elle une philosophie ou une théologie ? Faut-il choisir entre recherche de la vérité et aspiration à une certaine forme de salut ? Peut-on dire que la conscience existe ? Est-elle une chose ? Peut-on connaître notre conscience ? Et comment connaît-on celle d'autrui ?

samedi 4 décembre 2010

Tout est conscience

Mandala "créé par le Dalaï Lama" en vente à Bhaktapur, 2008


Ce yoga de la félicité au sens absolu

Est sans sujet ni objet.

Il est sans conteste

La forme achevée,

La compassion non duelle,

La meilleure des compassions. 66

Il y a la forme que voient les yeux

Et le phénomène mental (qu'elle suscite).

L'intervalle entre (la forme et cette réaction mentale)[1],

Doit être vu comme (conscience) non duelle, la meilleure des connaissances,

Manifestation de la félicité ultime. 67

Il y a ce que l'oreille entend

Et la part de (réaction) verbale (suscité suscitée par ce son).

La conscience (non duelle, quant à elle),

Est tout autre : elle transcende le langage.

Elle est l'écoute non duelle, la meilleure des connaissances. 68

Il y a ce qui délecte la langue

Et il y a le dégoût.

(Mais) on doit s'éveiller à la meilleure des saveurs

Qui résulte de l'unification des six saveurs[2].

(C'est la conscience) non duelle, la meilleure des connaissances. 69

Il y a le nez et les odeurs,

Ainsi que les souvenirs impurs (qu'elles évoquent),

Comme par exemple le musc et l'alcool[3].

Mais la (conscience) non duelle, la meilleure des connaissances

Est connue dans l'état où tout s'harmonise de soi-même. 70

Les contacts corporels

Sont par leur nature même

Divisés entre ceux qui sont

Conformes à notre race et ceux qui ne le sont pas.[4]

(Mais) si sagesse et méthode ne sont pas séparées,

On est dans la conscience non duelle,

La perfection suprême. 71

Elle ne connaît ni fin dans le temps,

Ni frontières dans l'espace[5].

Elle est tout,

Car tout est la manifestation de la puissance

De la lumière de (cette) conscience[6].

Elle est la félicité ultime, le libre-vouloir[7],

L'authentique bonheur d'un Eveillé. 72

Prédisposition inconsciente, perception, notion,

Forme matérielle et conscience duelle :

Ce corps ainsi formé de cinq (sortes) de conscience

Est le corps formé des cinq Bouddha[8],

Non duel, le meilleur des corps. 73

Ces cinq Eveillés sont l'Eternel, l'Imperturbable, l'Immortel,

La Source des qualités et l'Infaillible.

Ces cinq Eveillés forment une seule et même individualité.[9]

Quant au sixième Eveillé, il est le Parfait bien être[10]. 74

La Terre, l'Eau, le Feu,

L'Air et l'Espace,

La grande production des cinq éléments :

Tout cela doit devenir

Eveil non duel. 75

Les concepts sont des constructions imaginaires.

Ils doivent devenir

Une seule et même (conscience) non duelle

Qui se produit d'elle-même,

(Ornée des cinq consciences) :

La conscience pareille à un miroir,

La conscience de l'égalité de tous les phénomènes,

La conscience qui fait tout ce qui est à faire,

La conscience qui prend soin de chacun[11]

Et la conscience qui est le fondement de tous les phénomènes[12]. 76

Mais à cause de la puissance des points de vue

Et en vertu des intentions (propres à chaque) être sensible,

L'(Eveillé) omniscient, un, non duel,

Devient śivaïte, viṣṇouïte et il devient Brahmā (le créateur)[13]. 77

A cause de la confusion des yeux et autres (facultés),

La vérité absolue, que l'on nomme (ici) "non duelle"

(Parce qu'elle) transcende le domaine de la pensée,

Devient vérité apparente,

Prolifération des discours. 78

Selon la perspective de la vérité absolue elle-même,

Il n'y a ni Eveillé ni non duel.

De fait, on dit que tout cela

N'est que vain bavardage,

Expérience d'un espace fictif. 79

Néanmoins (on parle de cette conscience non duelle)

En se conformant à l'usage des textes techniques[14],

Selon le style des explications scolastiques.

Autrement, il est absolument impossible

De parler de l'Eveillé, du non duel ! 80

Les seize types (de vacuité) expliquées par la tradition,

Les dix sortes de perfections de sagesse,

Les Eveillés au nombre de cinq :

Ce ne sont là que des paraphrases explicatives[15]

De la (conscience) non duelle. 81

De même que l'on voit les choses elles-mêmes

Dans l'orbe d'un miroir,

De même en cette conscience non duelle

(On voit) l'inconcevable éveil des Eveillés. 82

Dans les trois mondes,

Tous les êtres sensibles,

Tout ce qui a raison de naître et de subsister,

Tout cela est engendré

Par la conscience non duelle[16]. 83

Les océans, les montagnes, les forêts,

Les plaines, les savanes et les mangroves

Sont engendrés par la conscience non duelle.

Cela ne fait aucun doute ! [17] 84

Le père et la mère existent en une même (réalité).

Et cette dualité n'existe pas

Dans l'essence, dans la conscience non duelle.

Tout le reste est produit (dans cette conscience). 85

Grâce à cette méthode habile

Qui de par sa nature même ne fait q'un avec la sagesse qui comprend le réel,

Les yogins obtiennent l'état de Bouddha

Maintenant, en cette vie même ! 86

Kuddāla[18], Instructions sur la méthode de la (conscience) non duelle inconcevable (Acintya-advaya- [jñāna]-krama-upadeśa), (l'édition dont je dispose comprend 124 stances).



[1] Litt. "l'intervalle entre la forme et le phénomène mental (dharmam)" suscité par cette forme, c'est-à-dire le jugement. Ce sens de madhyama comme "intervalle" ou centre du sujet et de l'objet est repris dans plusieurs textes du dzogchen ancien cités par Longchenpa.

[2] Salé, sucré, aigre-doux, astringent, amer et relevé (épicé-poivré). Je ne saurais donner un exemple d'aliment astringent. En français, le terme ne s'emploie qu'en médecine, selon le Littré.

[3] Le musc évoque le sexe qui, avec l'alcool, sont généralement synonymes d'impureté, puisqu'ils impliquent un contact avec le corps. Mada peut aussi désigner le miel, la luxure ou l'excitation.

[4] Allusion au système des castes. "Jāti" désigne ce qui est conforme ou "naturel" à une race donnée. Selon le brahmanisme, en effet, l'espèce humaine est naturellement divisée en plusieurs races de qualités différentes et inégales.

[5] Elle imbibe tout, comme l'espace.

[6] Il y a, comme toujours, des jeux de mots : āloka veut dire "lumière", "illumination", mais aussi "regard" et "éclaircissement". Ce terme répond aux autres du même composé, jñāna et prabhāva. La manifestation est la "clairière" (loka) de la conscience, le lieu où elle se révèle en se parant des silhouettes (ākāra) diaphanes des choses.

[7] Terme du vocabulaire śivaïte qui se rapporte à la conduite imprévisible de Śiva et de celui qui s'est identifié à lui. Dans ce texte, comme dans tous ceux qui se réclament du vajrayāna, il y a de nombreux emprunts de vocabulaire, de notions, voire de passages entiers au śivaïsme. Cependant, il me semble qu'il s'agit d'emprunts délibérés et choisis dans le cadre d'une démarche critique. Cela se voit dans le Hevajra, et surtout dans la littérature du Kālacakra.

[8] Dans les yoginītantras, l'individu formé des cinq agrégats (skandha) se dévoile être les cinq sagesses, ou consciences, d'un Eveillé. Les cinq consciences duelles (vijñāna) se transforment en consciences non duelles (jñāna). Ces cinq sagesses forment un corps de gnose, non duel, qui enveloppe tous les corps, résultat de la transmutation du corps pris pour une réalité matérielle (satkāya) - à cause d'une croyance (dṛṣṭi) erronée -, en un corps de Bouddha. Le présupposé est que le corps est conscience, quelque soit par ailleurs la nature de cette conscience. Dès l'origine, le bouddhisme est orienté vers l'idéalisme. Le cinq sagesses ou consciences sont énumérées dans la stance 76.

[9] Un Eveillé reste un individu unique, bien qu'il soit réputé capable d'émaner magiquement d'innombrables individualités, en fonction des souhaits qu'il a fait avant d'atteindre l'Eveil et aussi en fonction des dispositions mentales des êtres qui ont besoin de ses sagesses et de ses méthodes.

[10] Les cinq Eveillés, sont cinq continuum qui n'en forment qu'un : Vairocana (ici nommé l'Eternel, mais c'est peut-être une erreur scribale, car la graphie de vairocana et de śāśvata se ressemblent en nevarī), Akṣokhya, Ratnasaṃbhava, Amitāyuḥ et Amoghasiddhi. Le "sixième Eveillé" incarne cette unité, il s'agit généralement de Vajradhara, le Détenteur du symbole du réel, aussi nommé Eveillé primordial (ādibuddha). Il y a ainsi cinq corps et cinq consciences qui correspondent aux cinq agrégats.

[11] Ou de chaque chose (prati). Equivalente de la charité et du "care" contemporain.

[12] Advayavarja alias Maitripāda a composé un texte qui donne le détail de ces pentades. A ce propos remarquons l'absence, dans ce texte, des éléments de la physiologie subtile empruntés au yoga śivaïte qui forment le "corps de vajra". Or, ils sont typiques des tantras "mères", c'est-à-dire des tantras bouddhistes centrés sur le culte des yoginīs, avec principalement la déesse Vajravārāhī. Et comme on sait que ces tantras (le Hevajra et le Laghuśaṃvara sont les deux principaux) sont postérieurs à l'An mille, on peut supposer que Kuddāla, comme Saraha, appartiennent encore au monde du Mahāyoga, avec son idéal de transmutation des agrégats. Pour plus de détails, il faut lire les articles du professeur Alexis Sanderson, (notamment le dernier en date, The Śaiva Age).

[13] Contrairement à ce que l'on entend régulièrement dire, le bouddhisme rejette absolument l'idée d'un Dieu créateur. Il réfute son existence, depuis les origines du bouddhisme jusqu'aux développements les plus audacieux du tantrisme. Mais le bouddhisme explique cette croyance en un créateur, nommé ici Brahmā, comme résultat de certaines coïncidences karmiques : Brahmā est tout simplement le premier être qui renaquît dans notre univers durant notre cycle présent. Il se sentait seul. Il a donc souhaité créer d'autres créatures. Or, pile à ce moment, il s'est trouvé que le karma d'autres créatures les a amenées à renaître dans cet univers de Brahmā. Celui-ci a donc cru qu'il les avait créées. Le théisme n'est ainsi qu'une malheureuse coïncidence propre à notre univers, un parmi une infinité d'autres, poussières perdues dans le multivers, quelque part dans le giron de l'immense Vairocana. Par ailleurs, ce passage, comme d'autres textes du bouddhisme tantrique ancien, formulent un récit qui vise à expliquer les similitudes entre śivaïsme tantrique et bouddhisme tantrique. En effet, depuis ses origines, le Vajrayāna s'est développé en réaction au développements du śivaïsme. Les adeptes du Vajrayāna devaient donc justifier ces similitudes flagrantes, ne serait-ce qu'auprès des adeptes du Mahāyāna. Ce récit, auquel cette stance fait allusion, consiste à s'inspirer de ce qui est dit, par exemple, dans le Sūtra du Lotus : un Bouddha, ou même un Bodhisattva, est capable de se manifester sous n'importe quelle forme pour faire le bien des êtres. Il se manifeste ainsi sous les formes de Śiva et Viṣṇu. De même, le Mañjuśrīmūlapkalpa, l'un des premiers textes du Vajrayāna, affirme que c'est Mañjuśrī qui avait enseigné les tantras à Śiva. Voilà qui explique les similitudes. On sait que les apologues chrétiens ont usé d'arguments semblables à propos des philosophes et des religions païennes auxquelles le christianisme a beaucoup emprunté.

[14] śāstra : litt. "ce qui sert à instruire". C'est un genre particulier de la littérature de l'Inde, caractérisé par des normes précises, qui en font à la fois un instrument assez lourd à manier (d'où le rapprochement avec la scolastique), mais aussi une méthode rigoureuse.

[15] Passage difficile, peut-être corrompu.

[16] Notons que cette conscience n'est pas un agent personnel (kartā) mais la cause d'une production (utpatti). C'est donc une cause impersonnelle, un agent si l'on veut (comme on parle d'un agent dans une réaction chimique), mais pas un auteur.

[17] Litt. "il n'existe pas de confusion à ce sujet".

[18] Litt. "balayette", "millet", autre nom de la ville de Mangalore au Karṇātaka, nom du Bouddha dans l'une de ses vies antérieures. Désigne ici un mahāsiddha.


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