jeudi 15 mars 2012

Pourquoi continue-t-on d'ignorer les philosophies de l'Inde ?



Aujourd'hui encore on peut lire des manuels d'histoire de la philosophie dans lesquels les philosophies non-occidentales sont ignorées. Purement et simplement. De fait, au sein de l'Université, le préjugé selon lequel il n'existe de philosophie que dérivé des sagesses grecques conserve un poids suffisant pour déterminer les programmes, les champs d'études et les offres d'emploi.

Ainsi les philosophies de l'Inde n'existent pas dans la philosophie contemporaine. Aucun débat, aucun dialogue, aucun intérêt. Les textes sont là, traduits, mais les philosophes ne les lisent pas.

Or, je considère que la situation des philosophies non occidentales par rapport aux philosophies de l'Occident est analogue à la situation des animaux par rapport à l'homme.

Les arguments sont semblables, en effet. 

D'abord, on décide arbitrairement que seul l'Occident connait la philosophie, ensuite on se met à la recherche d'un trait distinctif ou d'une essence de la philosophie qui justifieraient l'exclusion des autres philosophies. De même, on déclare que seul l'homme est un être moral, qu'il n'est pas un animal au motif qu'il est doué de raison et de parole - ou de libre-arbitre. 

Dans les deux cas, on ignore où l'on fait mine d'ignorer le progrès des connaissances en la matière. Les spécistes parlent de la dignité de l'homme comme si la science n'avait pas évolué depuis le XVIIIe siècle. Les philosophes parlent de l'Inde comme si aucun texte n'avait été traduit depuis Hegel.

Dans les deux cas, le semblant d'argumentation sert en réalité à justifier une domination de fait - la domination de l'homme sur les autres animaux, la domination de fait de la philosophie occidentale à l'Université.

Dans les deux cas, on mentionne des traits soi-disant exclusifs à la philosophie occidentale ou à l'homme. Remarquons qu'il s'agit du même trait : l'autonomie - celle de l'homme par rapport à ses instincts, celle de la philosophie par rapport à la religion. 

Dans les deux cas, enfin, il est aisé de réfuter ces objections par l'argument des cas marginaux :

Si l'homme a des droits à cause de son intelligence, alors il n'y a que deux solutions : soit il faut refuser tous les droits aux débiles mentaux, aux séniles et aux enfants ; soit il faut admettre que les hommes ont des droits parce qu'ils ont des intérêts à ne pas être maltraités. Mais alors, pourquoi faire deux poids, deux mesures et maltraiter les autres animaux ?

De même, si les philosophies de l'Inde ne sont pas de la philosophie parce qu'elles sont liée à du religieux, alors il n'y a que deux solutions : soit il faut refuser le statut de philosophie à Platon, Augustin, Thomas d'Aquin, etc. ; soit il faut admettre que les philosophies de l'Inde sont, à des degrés divers et avec des traits parfois différents, des philosophies. Mais alors, pourquoi faire deux poids deux mesures et ignorer les autres philosophies  ?

Au vu de la clarté et de la force de ces arguments, l'on s'explique difficilement la résistance des préjugés des philosophes. En effet, on peut l'expliquer la force de l'attachement à des préjugés spécistes par l'attachement à la viande, à un goût, ou à des intérêts financiers. Après tout, le spécisme n'est pas une philosophie, il ne prétend pas viser la pleine rationalité, et il ne se pose pas d'emblée comme opposé à tous les préjugés - sauf l'humanisme.

La philosophie, en revanche, se définit souvent comme un combat contre les stéréotypes. D'où la figure de Socrate, champion de la critique des opinions toutes faites. Dès lors, il est d'autant plus choquant de constater l'attachement irrationnel des philosophes à des croyances éculées qui ne peuvent tenir que par une ignorance délibérément entretenue.

Peut-être faut-il admettre que la philosophie n'est pas une exception. Elle ne serait, elle aussi, qu'un produit de conflits d'intérêts, un simple outil de guerre entre les civilisations, bref une idéologie.

Cependant, il est également possible qu'une partie de l'attitude des philosophes s'explique ainsi, mais que, néanmoins, l'idéal philosophique d'une rationalité universelle, d'une égalité de considération due, en droit, à toutes les philosophies, reste valable. C'est cela que je veux croire. Même s'il faudra sans doute encore bien des années avant que les philosophes se montrent enfin à la hauteur des valeurs qu'ils professent.

P.S. : un article intéressant (en anglais) sur l'état de la question vu par un philosophe indien, originaire du Cachemire.

5 commentaires:

  1. Quand on étudie les textes tibétains, quand on lit des textes indiens du moyen-âge, les liens entre certains éléments mythologiques/religieux et des idées philosophiques sont évidents même explicites. On se dit que cela a dû être similaire dans la situation grecque. Les philosophes grecs étaient des gens religieux, pas des superhéros rationalistes républicains laïcs. On a tenté de projeter cette même idée de superhéros rationaliste sur le Bouddha historique en rébellion contre les superstitions religieuses de son époque. Ça ne tient pas. Et on tente de projeter l'image de la philosophie telle qu'elle était pratiquée après les Lumières sur une philosophie grecque isolée de ses influences mythologiques/religieuses. Le dernier acte de Socrate c'est quand même un sacrifice, pas un cours de philo.

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  2. Commentaire d'une lectrice :

    "Bonjour,

    C'est une question très intéressante; je m'interroge depuis très longtemps sur l'absence quasi totale de référence aux grands systèmes de pensée indiens (samkhya, yoga...orthodoxes ou pas...), qui traitent avec rigueur et logique de sujets universels.
    Si j'ai bien compris, ces concepts étaient d'ailleurs abordés en parallèle dans le monde antique.
    Ignorance, oubli, refus ou soin de ne pas perturber le lecteur ou l'auditeur occidental, pas ou peu sensible à sa propre culture philosophique?
    Après l'"East meets West" de la conférence de Vivekananda à la fin du XIXe siècle, l'Occident rencontrera-t-il enfin un jour l'Orient sur ces domaines?
    Quoi qu'il en soit, au plaisir de vous lire.

    Cordialement,

    Cath Le Saux"

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  3. @LeSaux
    De fait, il y des rencontres passionnantes. Mais la philosophie "mainstream" y reste imperméable. En France tout particulièrement.

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  4. Schopenhauer a bien essayé de son vivant mais il était confronté à la pensée dominante. Imaginer que personne n'allait a ses cours...
    Lui en tout cas c'est passionné pour les philosophies orientales au point même d'en faire sa vision du monde.

    Extrait de Wikipédia au sujet de sa tentative d'enseigner aux mêmes heures que Hegel par provocation (mais ce n'était peut être pas une bonne idée) :

    "En août, quand il apprend la faillite de la société dans laquelle il a placé son héritage, il rentre précipitamment en Allemagne, et en octobre, pour soulager sa gêne financière, il devient chargé de cours à l'Université de Berlin où enseigne le philosophe Hegel, qu'il critiquera vigoureusement dans ses ouvrages, philosophe qui occupe alors toute l'attention philosophique dans l'Allemagne du xixe siècle (il choisit d'ailleurs de faire cours à la même heure que Hegel). Il démissionne au bout de six mois, faute d'étudiants. Il en profite pour voyager et part de nouveau pour l'Italie."

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  5. De toute façon il y a le même mépris de la part de tout le monde (en particulier de la "non dualité") concernant d'illustres courants de pensée européens.
    Nous avons une forte traditions d'école à mystères.

    Swendenborg est carrément tabou. Rudolph Steiner aussi etc..

    C'est donc un problème général.

    On peut rajouter aussi qu'il y a un mépris pour la science total alors que la physique essaye d'aller au delà de la matière actuellement.

    Du snobisme partout ou de la bigoterie mais aucun amour de la vérité.

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