dimanche 30 juin 2013

Jamais séparé





Que le désir des plaisirs des sens prospère
Pour moi comme pour les gens du monde.
Seulement, puissè-je les traiter comme ton corps,
Sans concept,
Seigneur !

Kemarāja explique que ce souhait est le fait de qui est marqué par l'empreinte de la vérité en sa totalité. Au lieu de savourer seulement l'Essence durant le recueillement méditatif (nimīlana-samādhi), "les yeux fermés", il la contemple aussi dans les activités ordinaires (vyavahāra), le commerce mondain : prendre, donner, accepter, rejeter, etc. Les choses et les pensées sont alors perçues comme le corps de la conscience, sa manifestation à elle-même. Comme dit un tantra dzogchen, c'est la méditation non de concentration, mais de "nos propres manifestations" (rang snang), jeu naturel et libre. Kemarāja dit : "Seigneur ! Puissè-je être intensément attaché aux plaisirs des sens, submergé par eux comme les gens ordinaires. Mais puissè-je les percevoir sans concept, sans dilemme, en une expérience d'où toute séparation a disparue. Puissè-je les percevoir comme étant le corps de la conscience, comme étant constitués de subjectivité".

Durant les âges du corps et de l'esprit,
Dans les chemins du souffle
Et sur les chemins des pensées,
- Bref dans la dualité -,
Manifeste-toi clairement comme mon propre Soi !

La conscience en sa liberté ne se révèle pas seulement dans la paix ou le plaisir, mais aussi dans la douleur, la souffrance et autres états de mal être, d'aliénation. Car pour qui l'aliénation est reconnue comme liberté, le mal se transfigure en bien. L'éveil à la conscience de soi est achevé quand la plus profonde félicité est expérimentée dans la plus abjecte douleur. Tout cela n'est pas métaphysique, mais expérimenté "dans les perceptions comme le bleu, etc." précise Kemarāja. La dualité ne disparaît pas, mais elle est transmutée sur fond d'unité de conscience.

Que les opérations de mes organes
Affectent leurs objets respectifs
Selon leur jeu de séduction.
Mais, seigneur ! Que pas même un instant, pas même un peu,
L'extase de la délectation de l'absence de séparation d'avec toi
Ne disparaisse !

"jamais", même dans le torrent des pensées et des souvenirs, explique Kemarāja. C'est clair.

Guirlande des hymnes à Śiva, VIII, 3-5

Deux sortes de méditation






Certains considèrent que l'essentiel est de comprendre que tout est fabrication de l'esprit, que cet esprit est vide, que cette vacuité est félicité, et que cette félicité est conscience. Cette approche met l'accent sur l'idée que "tout est esprit", à l'image d'un rêve. En réalisant ceci, les cauchemars tournent en bon rêves.

Mais, comme le dit Longchenpa, on reste là au niveau des conjectures, des possibilités, fascinantes certes, mais hypothétiques. On s'intéresse ainsi à la relativité de toute chose, à la subjectivité, au contexte, au point de vue. Ce perspectivisme a un certain pouvoir libérateur. Mais, comme dit Jigmé Lingpa, le point essentiel n'y est pas même entrevu. Sur le plan de l'expérience, on reste fasciné par les objets, les pensées, etc. Il est vrai qu'en observant l'objet, la sensation, l'énergie, etc. sans plus, ils se résorbent dans le silence. Mais une autre pensée resurgit, et l'on se retrouve distrait, ou bien l'on recommence l'observation sans jugement, sans fin. Cette méditation ressemble comme deux gouttes d'eaux à la méditation véritable, mais elle en est aussi éloignée "que le ciel de la terre".

Il y a deux sortes de méditation : méditer sur l'objet, ou méditer la conscience, le "sujet". Méditer l'objet amène un certain calme quand les circonstances sont réunies. Mais le problème demeure : la dépendance à l'objet, avec ses variantes : dépendance au maître, à la doctrine, à une personne, une situation. La conscience reste aliénée dans ses créations infinies.

Alors que si je médite la conscience, la conscience se libère des objets. Elle recouvre son indépendance. Elle ne dépend plus - ou de moins en moins -, de la présence ou de l'absence des objets. Quand le mouvement reprend, il reprend comme un mouvement de conscience, transparent sur fond de transparence, la forme en harmonie avec le fond. Et même, il met en valeur ce fond, comme les ronds concentriques formés par un caillou jeté dans une eau dormante.

Dans son manuel intitulé La Conscience au présent comme maître (Yéshé Lama), Jigmé Lingpa distingue soigneusement ces deux approches. La première est mentale, la seconde transcende le mental, d'où son caractère plus direct. Cette voie de la conscience de soi ne dépend pas d'une position philosophique ou d'un positionnement mental.

"Ne manipule pas la conscience du moment.
Laisse-là être telle quelle.
Il n'est pas prouvé qu'elle soit existante, ou inexistante,
Ni partisane (de telle ou telle doctrine).
Elle ne distingue pas entre apparences et vacuité[1].
Elle ne se laisse pas définir en termes de substance ou de néant.
En cet état, rien n'est posé.
Il n'est pas nécessaire  de s'appliquer à la théorie ou à la pratique.
Cette liberté totale du présent
N'est pas une libération.
C'est une clarté qui n'est pas forgée par l'intellect,
Une conscience qui n'est pas souillée par les concepts.
L'essence des expériences
N'est pas conditionnées par la théorie et la pratique.
Elle est une égalité sans position,
Et un "retour à l'ordinaire" sans préméditation.
Elle est une clarté indéfinie,
Une immensité sans uniformité."

Conscience au présent, c'est-à-dire conscience de soi, retournée en un instant à 180° vers soi - grande limpidité équanime. Comme un réveil inopiné. Cette conscience est libre, autonome. D'où ses vertus sans commune mesure avec les vertus des méditations mentales.

La nature de l'esprit, ni éternelle ni temporelle,
C'est ce qui se présente, sans bon ni mauvais.
Telle est la vision de sagesse, ni "oui", ni "non".
C'est moi, l’Éveillé en toutes circonstances, qui l'ai révélée.
Cette nature de l'esprit, sans acceptation ni rejet,
Perçoit les choses dans une liberté spontanée,
Sans prendre parti.
Elle est "la grande vision de sagesse qui embrasse toute chose".
Moi, Éveillé en toutes circonstances, je l'ai révélée.
Cette nature de l'esprit, sans torpeur ni agitation,
Est la vision de sagesse de la grande égalité.
Elle est "la vision de sagesse de l'état naturel des six sortes (de perceptions)"[2].
Moi, Éveillé en toutes circonstances, je l'ai révélée.
Cette nature de l'esprit est sans peur.
Elle perçoit les choses sans attente ni déception.
Elle est "la vision de sagesse qui habite la confiance en l'égalité au présent".
Moi, Éveillé en toutes circonstances, je l'ai révélée."

Les Six espaces de l’Éveillé originel

"Cette essence des expériences
Est sans fondement.
Laissée à elle-même sans la chercher,
Elle est la plus grande des merveilles.
Cette conscience qui va et vient sans jamais se mélanger,
Est la plus grande merveille.
Cette grande conscience du présent
Qui repose au présent, indépendante de tout remède,
Est la plus grande merveille.

L’Amas de joyaux


[1] Vacuité est ici synonyme de "réalité". La conscience au présent ne différencie pas les apparences de leur "réalité". Elle ne se pose pas ainsi ni autrement.
[2] Les cinq sens plus le mental.

vendredi 28 juin 2013

Un touchement intérieur


 A la recherche de la paix intérieure, même les plus calmes perdent leur paix

La doctrine du billet précédent n'est pas la propriété de l'Orient. En Occident, il y a le quiétisme, ou doctrine du pur amour. Pas seulement une efflorescence spontanée, mais une tradition. L'un de ses défenseurs, au XVIIe siècle, fût Pierre de Poitiers. Madame Guyon (XVIIe siècle) le cite ici dans ses Justifications, compilation d'autorités mystiques destinée à établir son orthodoxie face aux gloires de l’Église de France. Elle finît à la Bastille, suite aux bienveillantes interventions de Bossuet, ce "grand humaniste".

Voici l'extrait de Pierre de Poitiers (1671). Malgré les différences de langage, le message - et le débat - est bien le même que celui de la Grande Complétude.



"Dieu étant le seul être de soi, à lui seul appartient d'opérer en lui-même, immuablement, éternellement, infiniment ; et hors de lui-même, et dans ses créatures raisonnables de faire ce qui lui plaît, leur communiquant librement l'être, la liberté, et l'opération, qui est ainsi plus l'être et l'opération de Dieu que de la créature.
Le Jour mystique (1671), Livre I, Traité I, chap. 1, sec. 6.
23. L'âme se repose en Dieu, qui lui demeure caché, aussi bien que son acte, qui ne peut être réfléchi ni aperçu par une connaissance intuitive et formelle.
Il est vrai que dans les Méditations et dans les Contemplations affirmatives, la charité opère, et que gagnant la volonté de l'âme, elle change sa vie en celle du Bien-aimé. En sorte qu'elle ne veut que ce que Dieu veut, et veut tout ce qu'il veut. Mais il faut avouer que les actes mystiques de l'Oraison de repos sont plus puissants et plus transformants, et qu'encore qu'il y ait plusieurs et différents degrés de charité unifiante, ou plusieurs formes d'unions divines, celle néanmoins qui se fait par les actes d'un amour mystique est si intime et si immédiate, (a) qu'elle semble seule entre toutes les autres mériter absolument, et par excellence, le titre d'une parfaite union, je veux dire l'actuelle et fidèle correspondance à suivre dans l'oraison les attraits de la volonté de Dieu ; soit par la production d'actes quand ils sont nécessaires pour l'entretient et la conservation de l'oraison ; soit par le délaissement volontaire de ces même actes quand il plait à Dieu de donner quelques quiétudes incompatibles avec les bonnes pensées. Parce qu'il est très certain que la négligence de produire des actes de bonnes pensées et saintes affections quand on le peut, ou le trop grand empressement d'en produire quand Dieu les veut suspendre par ses douces opérations au fond de l'esprit, sont également préjudiciables au bien de l'âme et à sa perfection.
Là-même.
(a) Union immédiate ; acte d'un amour mystique.
24. Quand l'âme est dans une oraison de Méditation ou de Contemplation affirmative, c'est-à-dire, quand elle médite et contemple quelque vérité aperçue, elle ne quitte pas les actes, parce que ces sortes de méditations ou de contemplations sont des actes de l'entendement ou de la volonté. Mais quand elle est dans une contemplation obscure, dans laquelle elle ignore ce qui lui est donné à contempler, elle quitte alors tous les actes et toutes les opérations ordinaires, pour tenir en un seul repos mystique, qui est à proprement parler un contentement ou une complaisance de volonté obscure et non-aperçue dans le Souverain Bien.
Là-même, chap. 2, sec. 4.
25. L'oraison de repos savoureux n'a pas ce désir de produire des actes, ni de faire autre oraison que celle de son dit repos.
Là-même, chap. 2, sec. 3
26. Dans cette jouissance savourée l'âme sent un touchement intérieur qui lui défend de faire autre oraison que celle de se reposer, parce que ce repos est une suspension de tout autre acte intérieur.
Là-même, sec. 5.
27. Ne vous tourmentez-donc pas, pauvres âmes, ne vous (a) faites plus tant de violences pour produire des actes que l'état de votre stérilité vous rend souvent moralement impossible. Souffrez de bon cœur que Dieu vous en dépouille, afin que dans cette désappropriation intérieure vous puissiez entrer dans la vraie pauvreté d'esprit.
Là-même, traité II, chap. 2, sec. 2.
(a) Comment dans la sécheresse et délaissement il ne faut pas s'efforcer de produire des actes.
28. Ceux qui veulent toujours produire des actes sans s'exercer à l'Oraison de quiétude ne pourront jamais arriver à cette pauvreté d'esprit que Notre Seigneur a tant recommandée, dont les Mystiques font tant d'état, et qui consiste particulièrement à n'être pas si propriétaire de ses actes et de ses satisfactions en l'oraison qu'on ne les quitte aisément quand il plait ainsi à ce même Seigneur qui en doit disposer à sa volonté.
Là-même, chap. 4, sect. 1.
29. Pour mon regard, dit Sainte Thérèse (Vie, ch. 22), je crois que dans cette Oraison d'union, l'âme pour s'aider, fait quelque chose de sa part. Combien qu'il lui semble que cela l'avance, néanmoins tout tombera bientôt par terre, comme chose sans fondement. Et je doute si elle arrivera à la vraie pauvreté d'esprit.
Là-même, sect. 4."
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