mardi 30 juillet 2013

Que désire le désir sexuel ?



Le platonisme est le principal courant spiritualiste en Occident et au Moyen-Orient. Et jusqu'en Inde, via l'influence de certaines confréries soufies ou courants hétérodoxes, comme les ismaéliens.


Il y a donc bel et bien quelque chose comme une tradition. Sans doute pas "primordiale", mais fondée sur des principes, des schémas rémanents. Les néoplatonismes (alexandrins, romains, athéniens, chrétiens, musulmans, etc.), les hermétismes, les gnosticismes, les ésotérismes alchimiques et apparentés appartiennent à une même famille, héritière de Pythagore et Platon. Ce n'est pas seulement un fantasme d'ésotériste, mais une réalité que chacun peut vérifier en lisant les textes, abondants et disponibles en langues européennes.

Mais cette tradition a ses limites. Prenons le cas de Sohravardî, un perse musulman. Et un pur représentant de la tradition platonicienne. Dans son Livre de la sagesse orientale (difficilement lisible dans la traduction de Corbin, mais c'est la seule dont nous disposions), il défend une approche à la fois mystique et philosophique, intuitive et discursive. Car tel est le trait essentiel du platonisme : il est à la fois une voie intellectualiste pour qui la géométrie et la dialectique sont les voies royales vers l'Un, et des pratiques visant à cultiver des expériences de l'Un ou, du moins, de ses hypostases intellectuelles. Mais "intellect", ici, ne désigne pas l'intellect discursif. Ce terme, que l'on rend aussi par "intelligence", désigne l'intelligence intuitive, la conscience que l'Un a de lui-même et de ses possibilités infinies. L'Un prenant conscience de lui-même est l'Intellect. L'intellect prenant conscience de lui-même est l'Âme, et ainsi de suite. Toutes choses sont engendrées par une succession de prises de conscience, comme dans une mise en abîme, en une sorte de boucle rétroactive sans fin qui caractérise la conscience. Mais cette intelligence première est aussi amour. Dans le Banquet, Platon reconnaît dans l'amour sexuel l'élan vers l'Un. Sohravardî est ascète. Mais il admet que le sexe est intuition du divin dans ce passage :

"... même le plaisir sexuel est une émanation des jouissances vraies. Celui qui recherche ce plaisir ne désire pas le contact de l'inerte". Comprenons : le désir sexuel ne désir pas ce qu'il y a de corporel dans le corps de l'autre. "Ou plutôt, il ne désire qu'un corps et une beauté mélangée à la lumière". "Lumière", chez Sohravardî, désigne la conscience, pouvoir de manifester l'autre et de se manifester soi-même par soi-même. "Enfin son plaisir est rendu complet par la chaleur, laquelle est un amant de la Lumière et l'un de ses effets, et par le mouvement, qui est aussi un amant de la Lumière et l'un de ses effets". Autrement dit, l'échauffement et l'agitation du corps amoureux sont les symptômes d'une nostalgie de l'Un, de la pure Lumière souveraine. Dans le jeu amoureux qui est prise de conscience du corps de l'autre, il y a, au fond, une conscience de conscience. L'objet du désir n'est pas un objet, justement, mais le sujet, la conscience, plus intense, plus vive. En ce sens, on peut bien dire que l'objet du désir et le désir de l'autre, sa conscience. Mais, derrière cette conscience d'une autre conscience se cache, si l'on y regarde de plus près, la conscience que la conscience de l'autre est LA conscience, la seule et unique. Bref, le désir sexuel est désir de communion des consciences, parce qu'en vérité il n'y a qu'une seule conscience qui n'aspire qu'à jouir d'elle-même à travers différents corps. Tel est, du moins, l'opinion d'Abhinavagupta, mais les platoniciens ne vont sans doute pas jusque-là. Sohravardî poursuit : "Sa double puissance d'amour et de domination se met en mouvement, de sorte que le membre masculin veut s'emparer du partenaire féminin. Tombe alors du monde de la Lumière, sur le masculin, un amour s'accompagnant de force, et sur le féminin un amour s'accompagnant de douceur ; Le rapport étant analogue au rapport entre cause et effet, comme on l'a dit. Et chacun des deux veut ne faire qu'un avec son compagnon, afin que soit levé le voile du corps. Et cela, chez la Lumière qui règne (sur chaque corps), la recherche des jouissances  du monde de la Lumière dans lequel il n'y a pas de voile". Livre de la sagesse orientale, trad. Corbin modifiée, Folio-Essais, pp. 211-212.




Le platonisme est, à l'image de ce passage, plein d'intuitions justes. Mais ce ne sont que des fragments, et cette pensée retombe sans cesse dans un dualisme du corps et de l'esprit qui en limite fortement le pouvoir séducteur. De plus, sa cosmologie et sa physique sont basées sur Aristote. Ainsi les deux tiers du livre de Sohravardî sont consacrés à des considérations sur les transformations des éléments - par exemple l'eau qui devient de l'air (c'est la vapeur), ou l'air qui devient feu dans un briquet -, lesquelles sont plus que datées... Reste de beaux morceaux et des schémas qui ont servi de matrices à des générations de discours mystiques, depuis Plotin jusqu'à Nicolas de Cues.

2 commentaires:

  1. Bonjour, tu écris :
    "Livre de la sagesse orientale (difficilement lisible dans la traduction de Jambet, mais c'est la seule dont nous disposions)". La traduction et les notes sont de Henry Corbin, établies et présentées par C. Jambet. L'ouvrage demande un effort soutenu pour être lu dans la forme éditée et quant au fond, si l'on ne possède les références philosophiques et théosophiques nécessaires, il est difficilement intelligible.
    Karen

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  2. Oups. My bad.
    Mais sur le fond, je persiste. Je ne parle pas de la difficulté des concepts, mais bien des choix de traduction. Il y a bel et bien une école de traduction des textes soufis, inspirée par Guénon, Corbin et, donc, peut-être par Heidegger (simple hypothèse), qui fait des choix qui rajoutent une couche de difficulté superflue. Comment expliquer qu'un passage sur Aristote soit plus difficile à lire qu'Aristote ?

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