mardi 26 novembre 2013

Deux sortes de mystique




On peut distinguer deux sortes de mystiques :


-ceux qui parlent contre l'intellect. Pour eux, l'intellect et l'expérience sont séparés, voir antagonistes. L'expérience est supérieure à l'intellect. L'intellect est inutile, voire trompeur. Au mieux, il est un radeau que l'on doit abandonner une fois sur l'autre rive.


-ceux qui pensent que l'intellect et l'expérience mystique sont compatibles, voir, que la pensée ou la spéculation sont une expérience mystique. Pour eux, au fond, l'absolu et la pensée sont inséparables. 


Cette distinction se retrouve en tous les temps et en tous les lieux. En Occident, on oppose l'instruction sur les choses divines à leur expérience dans les mystères, l'intellect à l'affect, les dominicains aux franciscains, la mystique essentielle "rhénane" à la mystique nuptiale "espagnole", la pensée au vécu, et la raison au réel. En Orient, on oppose un savoir indirect à une intuition, les concepts au réel, les généralités aux singularités, la tête au cœur.


Cependant, certains concilient ces deux approches. Mieux : pour eux, c'est une seule approche, une seule vie. Par exemple, et en vrac :


Plotin

Proclus

Abhinavagupta

Utpaladeva,

Ibn Arabî

Maître Eckhart

Nicolas de Cues

Longchenpa

Tzongkhapa





Pour eux, non seulement penser est pertinent et utile à notre salut, mais encore la spéculation se poursuit dans l'expérience mystique et en est comme un prolongement, un genre de célébration, une prière, une musique. Ils mettent tous en garde contre une expérience aveugle ou une spéculation stérile.


Ainsi Abhinavagupta argumente que l'acte de plénitude par excellence est la reconnaissance : non pas l'expérience seule. "Tu es cela". Non pas "Tu es", ou "Cela est". Cette reconnaissance est bien un mixte d'expérience brute et de jugement. Car l'expérience brute, non accompagnée de langage (discursif ou non), est comme "l'herbe que l'on voit en passant sur le bord du chemin". On la voit sans la voir, comme les vaches regardent passer les trains. On n'en tire nulle satisfaction durable, outre un repos passager. L'expérience qui n'est pas reconnue n'est pas savourée : ce n'est même vraiment une expérience. 

De même, Longchenpa met en garde contre les expériences de vide mental, passif, sans pensée, sans conscience. En elles-mêmes, elles ne transcendent pas la mécanique de l'esprit mondain. Il y manque la reconnaissance précise de l'essence de l'esprit. Or cette reconnaissance est impossible sans le langage. 

Le réel est toujours ce qu'il est, certes. Dieu est omniprésent, sa grâce ne cesse jamais. Tout est là, présent, donné à chaque instant. Mais faute de le reconnaître, de s'y ouvrir, d'y penser, nous n'en tirons nulle joie. Le bien-aimé est là, mais faute de jugement, sa belle ne le reconnait pas, et reste dans la peine. C'est pourquoi la voie de la Reconnaissance accorde tant d'importance à la réflexion, tout comme les autres voies non-dualistes. 


Je n'ai jamais eu de visage, ici, au-dessus des épaules, mais seulement une ouverture immense et depuis toujours immaculée. Mais si je ne prête pas attention à ce fait, je n'en tirerais nul profit. Or, pour y prêter attention, encore faut-il que je reconnaisse sa valeur. Le miel est. Mais il n'est vraiment que s'il est savouré. 

Savourer c'est penser. Non pas nécessairement discursivement, avec des mots. D'ailleurs, on ne pense jamais seulement avec des mots. Cela ne se peut. Il y a toujours, derrière la pensée discursive, une pensée intuitive. Elle est une pensée parce qu'elle est articulée, intelligente, elle relie et rapproche. 

Être conscience et penser sont inséparables. 


C'est tout le sens de la distinction que fait la Reconnaissance, entre l'être (prakāśa en sanskrit) et la pensée (vimarśa). Dans l'intervalle entre deux actes, deux respirations ou deux états mentaux, l'être est donné à l'état pur. Mais, faute de le penser comme être pur, libre, souverain et source de tout ce que je désire, comment donc pourrais-je le désirer ? Au fond, je le désire, mais tant que je ne le sais pas consciemment, comment pourrais-je m'y donner totalement, et comment pourrais-je y trouver un accomplissement ?


Sans penser, l'être n'est rien. Sans réflexion, la vie intérieure est impossible.

Un débat (sadas) en sanskrit et un peu en tamoul  :


Mattur, le village où on parle sanskrit :


Un professeur avec ses élèves :


3 commentaires:

  1. Bonsoir David, j’aimerais savoir comment s’articulent les affects ou émotions au sein de ces expériences. Quel statut ces penseurs donnent-ils à des expériences comme le ressenti d’une œuvre d’art qui n’est pas à proprement parler une pensée mais qui est aussi riche d’expérience et qui peut aussi accessoirement poser question ou encore l’amour entre deux individus etc ? Je pose en effet ces questions car vous parlez en premier lieu de l’intellect et des pensées, mais peut-être est-ce par commodité et cela sous-entend-il que les affects / émotions en font partie ? Ce qui semble le cas un peu plus loin dans l’article quand vous dites « savourer c’est penser… » Merci encore, bien cordialement.

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  2. Bonjour David,

    J'aime l'idée de la pensée non discursive. La qualité, la fraîcheur, la nouveauté, l'intensité de l'attention nécessaire à la reconnaissance de ma nature ultime n'est en effet pas liée à l'étiquette qui est posée et que l'on peut répéter comme un mantra d'un savoir de seconde main autant de fois qu'on le souhaite sans rien réaliser vraiment…
    Alors d'où vient la source de l'attention ?

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  3. Il n'existe pas d'expérience sans pensée. Pas de gouffre entre émotion et pensée : un seul spectre, une infinité de nuances.
    Tout mouvement provient de l'aimant du Soi, tout désir aspire à l'amante sans limite, toujours disponible, heureuse, équanime, gratuite. Mais elle ne se laisse jamais prendre comme un objet.
    D.

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