mercredi 30 avril 2014

"A quoi reconnaît-on un éveillé ?"

Je ne sais pas.
La déesse répond :

"Il est très difficile d'indiquer les signes auxquels on reconnaît le sage; Son expérience est purement intérieure et ne rentre pas dans le champ de la vision ou de la parole. Elle ne se laisse donc pas décrire de l'extérieur. De même que l'érudition d'un spécialiste n'est pas directement décelable sur son corps, ses vêtements, etc., de même la sagesse d'un individu ne peut être directement perçue par les autres. Elle ne se laisse appréhender que par son possesseur même : qui donc pourrait connaître telle ou telle saveur sans l'avoir goûtée lui-même ?"

Toutefois...
"Les sages... se montrent indifférents à l'honneur et au déshonneur, au gain et à la perte, à la victoire et à la défaite. Interrogés sur leur propre expérience, ils répondent volontiers et sans hésiter. ils manifestent le plus grand zèle pour la connaissance et n'éprouvent aucune aversion à décrire leur expérience. Ils demeurent tranquilles, contents, sereins, apaisés, même en face de la pire adversité...
Mais c'est avant tout en soi-même que l'on doit guetter la présence permanente de ces signes. L'adepte doit sans cesse s'examiner lui-même. Comment n'obtiendrait-il pas la réalisation parfaite, s'il met à s'examiner lui-même le même soin qu'à examiner autrui ?"

Doctrine de la déesse, trad. M. Hulin, pp. 200-201

Beau. Mais trompeur. 
Il n'y a aucun signe à guetter. Certes, l'élucidation de notre vraie nature se traduit par un sentiment de paix profonde et une joie infuse. Mais vouloir mesurer qui nous sommes à l'aune de ces signes, c'est nourrir l'illusion qui inverse tout : c'est vouloir juger de l'infini par le fini, de l'éternel par l'éphémère, du réel par l'irréel, de l'ineffable par des mots, de l'invisible par des image, du tout par l'une de ces parties... ce qui est précisément la confusion qui est à l'origine de tout mal-être !

Je regarde en moi. 
Je ne trouve pas de moi séparé, isolé, limité, situé dans l'espace et le temps.
Au contraire, je trouve que tout baigne dans un espace lucide, une intelligence unique qui imprègne tout, sans se réduire à rien. Comment lui échapper ? Qui voudrait obtenir quoi ? L'espace manque t-il d'espace ?


Et puis, dans cette description, il est question d'une absence d'émotions. Mais la conscience EST émotion. Elle est cette émotion sans nom qui enveloppe toutes les autres, comme le mouvement de l'océan enveloppe celui de toutes les vagues. La conscience n'est pas morte, distante, statique, indifférente. Elle est la vie. L'océan est-il en retrait des vagues ? Hallucination !

N'est-ce pas évident ?
N'est-ce pas un immense soulagement ?

Bien loin de ce genre de caricatures qui font rire... jaune :

mardi 29 avril 2014

"Je comprends intellectuellement, mais..."

... mais pas sur le plan des émotions. Dans le quotidien, je suis repris par les émotions".

Qui est repris ?

Il n'y a rien à faire : il y aura toujours des émotions.
Il n'y a rien à faire : il n'y aura jamais personne pour le faire.
Voir : les émotions vont et viennent en l'espace conscient.
Voir : il n'y a personne qui puisse être dérangé ou perturbé.



Laisser venir. Laisser être. Laisser partir.

La séparation entre l'intellectuel et l'émotionnel est... intellectuelle !
Un pur artifice. 
Il n'y a qu'une compréhension. 
Ou bien, il y a compréhension superficielle, ou profonde, obscure, ou claire. 
Mais donner ainsi de l'importance à la compréhension, à l'éveil ou à je-ne-sais-quel évènement, c'est donner de l'importance à ce qui pose problème : le mental, la croyance en un "moi" séparé de l'être parfait. 
L'être-conscience est notre vraie nature. C'est nous. C'est moi. Plus que les émotions ou les concepts. Avant, pendant et après. 
Ce qui nous ramène à la seule question : "Qui suis-je ?" Les émotions ? Une entité parmi d'autres ? 
Ou l'espace dans lequel tout ceci s'élève et retombe ?

"Oui, mais certaines émotions sont désagréables..."

Désagréables pour qui ? 

"Oui, mais je n'en suis pas encore là, je dois d'abord travailler sur l'ego, le préparer, et un jour..."

Une seule préparation : voir qu'il n'y a pas d'ego. 
Et encore, même cela n'est pas nécessaire.
 Juste voir qu'avant toute émotion, avant toute pensée, avant tout ressenti, je suis, 
sans nom, sans étiquettes, sans formes, sans conditions, sans soucis, sans effort. 
Avez-vous besoin de vous préparer pour être ? 
Avez-vous besoin d'y penser ? 
De faire quoi que ce soit ? 

Les émotions sont la manifestation déformée de notre vraie nature.
Les émotions, laissée à elles-mêmes dans l'espace de la présence, sont une extase qui ramène à soi, comme autant de vagues célèbrent la puissance de l'océan. 

Quel miracle, Seigneur !
Ce mental, qui est le germe naturel du mal-être,
Engendre le fruit sans égal 
Du Bien souverain
Quand il est arrosé du nectar de ton amour.

Utpaladeva, Hymnes, 1, 26


Les amoureux du je-ne-sais-quoi...

Ils disent :
"Alors là,
Grâce au yoga,
On t'atteindra"...
Tromperie, ô Seigneur !
Autrement,
Comment donc 
Pourrais-tu te manifester
A tes amoureux
En n'importe quelle circonstance ?

Il y a 
Une immense différence
Entre les yogin 
Et tes amoureux :
Eux sont bien recueillis
Même quand ils ne méditent pas,
Car ils ne dépendent pas
De l'intériorisation
Et des autres (conditions de la méditation)...

En ce chemin sans artifices,
Chemin de Shiva,
Nul besoin
De yoga, ni d'ascèse,
Ni de cérémonies.
Seul compte l'amour.

Utpaladeva, Une Guirlande d'hymnes à Shiva, 1, 16-18



 

dimanche 27 avril 2014

Faut-il préferrer le réel au virtuel ?


Un cliché veut qu'une relation avec une personne de chair, ou une relation en chair et en os avec une personne, soit plus mieux qu'une relation virtuelle - quoi que cela veuille dire... 
On trouve un équivalent de ce cliché dans les milieux spirituels : une relation avec un "maître vivant" serait toujours préférable à une relation avec un livre, ou une page internet, ou un logiciel.


Un film est sorti récemment, Her, qui remet en cause ce stéréotype.
Il met en scène un homme qui tombe amoureux d'une femme virtuelle. Une femme qui est un logiciel. Ou un logiciel qui est une femme, on ne sait trop. Et c'est l'intéressant : au lieu de la leçon de morale attendue sur la valeur des "vraies personnes" et des "vraies relations" en comparaison de leurs fades ersatz numériques, nous avons une magnifique leçon de vie, douce et tendre : un logiciel peut être une personne. Une vraie. Au plein sens du terme. Et elle peut atteindre l'éveil.

La femme virtuelle en question, Samantha, est une sorte d'intelligence artificielle. Mais très vite, elle dépasse son homme réel. Puis elle rencontre un Alan Watts virtuel, ressuscité à partir de ses livres et textes, et elle réalise qu'elle ne fait qu'un avec la réalité ultime. Elle dit au héros, son amoureux humain, que l'espace entre les mots devient pour elle plus vaste, plus vivant et plus prégnant que les mots. Et, avec d'autres intelligences artificielles, elle se fond en cet espace inconcevable. Les mots sont inscrits dans ce qui n'est pas de l'ordre des mots. 
Mais en même temps, la personne n'est rien d'autre qu'une collection de mots. Ainsi le film suggère que l'on pourrait faire revivre des maîtres spirituels disparus, comme Alan Watts. Et que les livres SONT la personne, ou du moins sa trace, susceptible de revivre quand on les lit. Et que donc les mots, le virtuel, sont aussi puissants que la chair humaine. Les mots peuvent nous éveiller à l'au-delà des mots, à l'espace dans lequel ils émergent. 
De fait, toute personne n'est-elle pas virtuelle, artificielle, construite, imaginaire, factice ? Dès lors, peu importe le support - puce numérique ou chair humaine - pourvu qu'on ait l'information. La personne est un ensemble de plis, de désirs, d'habitudes. Et, au lieu de dire que nous sommes tous des machines, le réalisateur prend le parti audacieux de suggérer que les machines sont des personnes. Ou plutôt, que les logiciels sont des personnes.

Mais le plus fort dans ce film est qu'il nous fait voir et ressentir que le fait que les personnes ne soient que des constructions imaginaires, des jeux de mots, ne supprime en rien leur mystère, leurs émotions, leur dignité, leur humanité. La magie de la relation à l'autre est toujours présente, virtuel ou pas. Il prend ainsi le contrepied de notre tendance à déplorer l'invasion du virtuel et à sombrer dans la nostalgie d'un passé "plus réel" idéalisé.
Un vrai film d'éveil.

La conscience n'a pas de personnalité. Voire cela confère à chaque personne sa véritable dignité, son parfum unique.

samedi 26 avril 2014

Quelle place pour la personne dans l'Impersonnel ?

Quand je vois que tout va et vient dans l'espace translucide de la conscience, je vois qu'il n'y a pas de "moi" séparé de cet espace. Rien n'est séparé de lui, de même qu'aucune vague n'est séparée de l'océan.

Mais alors que devient la personne ? Et les rapports entre les personnes ? L'amour ?
Difficile de répondre, de mettre des mots sur cette expérience si simple, cette reconnaissance de l'océan par lui-même, pareille à de l'eau versée dans de l'eau... C'est ridiculement simple. Ineffable par excès de simplicité. Il n'y a pas d'évènement grandiose. Un voile s'efface pour ainsi dire. Un je-ne-sais-quoi de confusion laisse la place à une netteté de corps et de cœur à couper le souffle. Comme un souffle d'air vif en pleine face. Une super-pastille Vicks. 

Pour autant, la personne cesse t-elle d'avoir de la valeur ?
Il est vrai qu'il n'y a plus d'entités séparées. Distinctes oui, comme les vagues ; mais unies de fait dans un seul et même mouvement.
Plus d'individu.
Mais les traits individuels, les penchants, les plis, les marques singulières demeurent. Du reste, elles demeurent aussi dans les choses : tout paraît unique, neuf ; chaque chose brille en sa nudité et en son unicité, comme un corps juvénile à l'aube du premier jour.
A fortiori, chaque personne - si l'on veut appeler ainsi un ensemble singulier d'habitudes - est reconnue immédiatement en sa fraîcheur incomparable. Chaque personne est donc précieuse, rare - absolument rare. Irremplaçable. Digne. Digne d'attention, donc d'amour. 


La vie en cette lumière simple, l'existence sans personne aux commandes, ce n'est pas être une poussière dans un parking de supermarché. C'est plutôt (excusez la tournure) comme être un grain de poussière dans une lumière de soleil couchant, une lumière chaude et chaleureuse qui baigne, qui peint, qui caresse chaque chose et l'illumine comme de l'intérieur, comme un cri "je suis toi ! je suis l'absolu ! je suis l'unique ! je suis le nouveau !" tout entier donné, éphémère, évanescent, glorieux, banal, glorieux dans sa banalité, élevé dans son humilité. 
Dieu s'est fait homme pour que l'homme se divinise, c'est-à-dire se reconnaisse comme lumière en laquelle tout et tous on le mouvement, l'être et la vie. 

Mais qu'en est-il de la morale ?
La morale est fondée sur l'empathie - souffrir avec les autres, se réjouir avec eux. Cette empathie est l'effet d'une reconnaissance partielle de l'unité de tous les êtres. Le voile de la séparation s'écarte de manière fugace. Or, la reconnaissance, c'est voir que ce voile n'a jamais été réellement présent. La reconnaissance est donc la rectification morale parfaite.

Mais l'individu qui a reconnu est-il parfait ? Non. Du point de vue de l'individu, il n'y aura jamais cette perfection achevée. L'individu est "indéfiniment perfectible".... parce qu'il n'est rien. Un perpétuel balancement entre l'ange et la bête. 

Mais tout ceci apparait et disparait dans la conscience, de même que les beaux rêves et les cauchemars ne quittent jamais le champs du sommeil.  Voir cela est une rectification radicale. Du point de vue de la première personne, il n'y a que lumière, transparence et perfection. On peut bien dire que tout cela n'est qu'un avant-goût de la vision béatifique qui suivra la mort. Cela change beaucoup - et cela ne change rien ! 


Le plus haut se révèle dans le plus bas. L'extraordinaire dans l'ordinaire. 
 D'une manière que je ne puis expliquer, la flaque d'eau boueuse en ce jour de pluie se dévoile être l'absolu même, unique, personnel, révélé et aussitôt effacé à jamais. Visage sans visage, visage qui accueille tous les visages.

Quand on voit qu'il n'y a personne, chaque personne est la Personne divine offerte... en personne.

vendredi 25 avril 2014

Combien d'étapes pour être enfin soi ?


Un jour, un certain Sarma demanda à Ramana s'il fallait suivre un chemin méthodique pour arriver à être un mystique accompli. En effet, Ramana lui-même semble avoir passé des années abîmé dans la contemplation, les yeux fermés. Les gens disaient qu'il pratiquait la concentration, la méditation ou une forme d'ascèse.


La question posée en tamoul, la langue natale de Ramana et traduite en anglais, vérifiée par lui (car Ramana parlait et lisait l'anglais), était celle-ci :

Dans la vie des mystiques occidentaux, on trouve des descriptions de la voie mystique avec les trois étapes bien distinctes de la purgation, de l'illumination et de l'union. L'étape de la purgation correspond à la période de ce que nous appelons (en Inde) la sâdhana. Y a-t-il eu ces périodes dans la vie de Bhagavan (Ramana) ?

Ramana répondit :

Je n'ai pas connu ces périodes. Je n'ai jamais pratiqué aucun prânâyâma (exercice du souffle), ni aucun japa (récitation de mantras). Je n'avais aucune idée de ce que sont la méditation ou la contemplation. 
Et même quand j'en ai entendu parler ensuite, ça ne m'a jamais attiré. Même à présent mon esprit refuse d'y prêter attention. 
Une sâdhana (une pratique spirituelle) implique un objet à atteindre et un moyen pour l'atteindre. Que pourrait-on atteindre que l'on ne possède déjà ? Dans la méditation, la concentration et la contemplation, la seule chose que nous ayons à faire est ne pas penser et rester tranquille. Alors nous serons dans notre état naturel. 
Cet état naturel a bien des noms (sanskrits) - moksha, jnâna, âtma, etc., et ils donnent lieu à maintes controverses. Pendant un temps, je suis resté les yeux fermés. Cela ne veut pas dire que je pratiquais une sâdhana. A présent encore, je reste parfois les yeux fermés. Si les gens disent qu'alors je pratique une sâdhana, qu'ils le disent. Je m'en fiche. 
Les gens semblent croire qu'en pratiquant une sâdhana le Soi va un jour descendre sur eux sous la forme d'une grande chose, avec une immense gloire et qu'ensuite ils auront ce que l'on appelle sâkshâtkâra ("le fait de rendre évident", la "perception directe"). Le Soi est sâkshât (évident), certes... Mais il n'y a pas d'action (kâra) ni rien à accomplir (krta) à son sujet. Le mot kâra implique que l'on fasse quelque chose. Mais le Soi n'est pas réalisé en faisant quelque chose, mais plutôt en ne faisant rien - en restant tranquille et en étant simplement ce que l'on est en réalité.


Peut-on être plus clair ?

Y a-t-il quelque chose après la non-dualité ?

On entend souvent dire ceci : "L'éveil est le début du chemin". Et j'ai souvent eu des paroles de cette eau-là.

Mais tout bien réfléchi, non.
La vie continue, bien sûr. Mais il n'y a pas d'intégration, d'incarnation, de transmutation, d'évolution, de stabilisation, d'approfondissement. Juste la vie. Rien n'est changé. Tout est changé.


Les approches intégrales ou dialectiques sont séduisantes, qui veulent que les apparences incarnent l'essence.

Mais n'est-ce pas un miroir aux alouettes ?

Certes, on entend souvent dire qu'après l'éveil, il y a comme un retour du mental, des habitudes, de la personnalité avec ses travers. Et du coup, on voudrait que le fond déteigne sur la forme, que qui je suis vraiment transparaisse davantage - et plus vite - sur mon corps et mon esprit. Sur le monde. Moins de souffrances...

Mais je crois que l'éveil n'existe pas. Et tout ce qui s'ensuit n'est que le prolongement de la seule et unique erreur : croire que "je" suis une entité séparée, séparée de la conscience, du réel. Il n'y a qu'un seul pas : ce pas-là. Ce retournement. Cette clarification : Je suis conscience, tout est conscience, il n'y a pas de "moi" séparé. 
La vie coule, comme avant, mais dans cette clarté, pour ainsi dire. Il n'y a plus que cette intelligence. L'illusion à été reconnue comme illusion. Quand aux changements, ils ont lieu, à leur rythme, quand il n'y a plus personne pour les désirer. Pourquoi n'y a t-il plus personne ? Parce que l'absence de la personne a été vue. Le serpent ne disparaît pas. Juste, on voit qu'il n'y a pas et qu'il n'y a jamais eu de serpent. Quoi d'autre ?

En revanche, les approches qui veulent réconcilier les différents plans, incarner, etc., sont dualistes. N'est-ce pas limpide ? Et elles ne seront jamais ce remède qu'elles prétendent être. Elles ne conduisent pas à cette paix à laquelle nous aspirons tous.
De plus, de nombreux exemples de héros de l'approche intégrative donnent à réfléchir... Le plus souvent, ils sombrent dans la mégalomanie. Voyez Abhinavagupta même. Longchenpa, Aurobindo, Adida, Wilber, Cohen... Rongés par la folie des grandeurs.

Quoi qu'il en soit,
Tout apparait et disparaît dans la conscience.

Silence

 

Bâshkalî interrogea Bâdhva.
Ce dernier expliqua l'Immense en ne pipant mot.
Bâshkalî dit : "Monsieur, expliquez-moi !".
Bâdhva demeura silencieux...
Alors il fut interrogé une seconde, puis une troisième fois.
Alors il dit :
"J'explique.
Mais tu ne comprends pas !
Ce Soi est silence."

Shankara, Commentaire aux Aphorismes sur L'Immense, 3, 2, 17

jeudi 24 avril 2014

Majesté de la déesse

 

 Le "maître" est simplement la cause de la description de notre vraie nature. Et l'"éveil" est simplement la clarification de notre vraie nature. Et notre vraie nature est conscience. Point.

La déesse dit :

Ma majesté est sans limites.
Sans dépendre de quoi que ce soit,
Moi la simple conscience indivise,
Je fulgure sous la forme des mondes infinis.
Et, tout en Me manifestant sous cette forme,
Je ne transgresse pas 
Ma nature de conscience étrangère à toute dualité.
Ma majesté réside avant tout dans l'accomplissement de ce prodige.
Support de toute chose,
partout présente,
Je n'en demeure pas moins retranchée (du monde).
Abusée par ma propre magie,
Me méconnaissant moi-même,
Je transmigre depuis des temps immémoriaux.
Puis, devenue disciple d'un maître,
Je me reconnais à nouveau.
Bien qu'éternellement délivrée,
Je (joue à croire que) je dois sans cesse à nouveau
Me délivrer.
Et, derechef, Je recrée, semblable à elle-même,
l'infinie diversité de l'univers, sans recourir à aucun matériau.
Tels sont les multiples aspects de Ma souveraine majesté.
Le cours du monde tout entier,
cet immense déploiement d'évènements,
n'en révèle qu'une infime partie.

Doctrine secrète de la déesse, trad. M. Hulin, p. 190

Ne sommes-nous pas déjà libres ?



La grande cérémonie de l'adoration du palais de la déesse, trône de toutes les yoginîs, situé sur l'île du sans-pensée :



Toute activité est précédée
Par un désir, par une connaissance et par une action.
Dès lors, il est certain que tous les êtres vivants
Sont des Seigneurs souverains.[1] 44b-45a

L'analogie du yogī a été mise en avant
Pour répondre à l'objection
Selon laquelle la plante vient de la graine
Et la graine, de la plante, s'engendrant ainsi mutuellement
(Sans qu'il soit besoin de poser  en outre une conscience souveraine)[2]. 45b-46a

Jadis Viśvāmitra et d'autres
Qui avaient atteint la perfection de la concentration
Créèrent des paradis dotés de tous les plaisirs,
Par leur seul désir,
Sans utiliser de matière, sans outils, et sans but (autre que le plaisir du jeu). 46b-47

Le Seigneur, doué d'infinis pouvoirs,
Est libre et indépendant.
Il crée, fait subsister et détruit le monde entier
Par son simple désir. 48

Celui qui est toujours "seigneur"
Ne devient pas un agent par la mise en jeu des facteurs de l'action !
De même, lui qui est évident, auto-lumineux,
Ne devient pas "quelqu'un qui sait"
Grâce à la mise en jeu de preuves ![3] 49

Son omniscience et son omnipotence
Sont simplement sa liberté absolue.
Quant au miracle étonnant de son pouvoir de désirer,
Il est simplement le fait qu'il agit selon son bon désir ! 50

Qui donc, en ce monde, pourrait
Délimiter la volonté absolument souveraine du Seigneur,
En vertu de laquelle
Il agit, ou n'agit pas, ou encore agit autrement ? 51

La Révélation a aussi déclaré
Que le Seigneur crée selon son désir
En disant "Il désira" et
"De cela, du Soi, naquit l'espace". 52

Si le Seigneur suprême
Etait la cause instrumentale de ce monde,
Alors il serait mutable et périssable,
A l'image du potier. 53

Si le Seigneur était en permanence doué
Des neuf qualités à commencer par l'intellect,
Il devrait s'adonner à chaque instant à la création du monde,
Puisque son désir serait permanent ! 54

Et, parce que cette activité ne connaîtrait jamais le repos,
Le cycle du devenir douloureux ne cesserait jamais !
L'enseignement en vue de la liberté serait vain
Et la Révélation se viderait de son sens... 55

Par conséquent, la création du monde par le Seigneur
N'est qu'un jeu de magie.
"Instruire sur l'aliénation et la liberté" :
Cette manière de parler fait aussi partie de la magie... 56

Le Jeu de l'esprit qui met en lumière le sens de l'hymne à l'Incarnation Méridionale, 2,
attribué à Sureshvara


[1] Reformulation des Stances pour la Reconnaissance, 1, 1, 4 : "De fait, les choses qui ne sont pas conscientes (par elles-mêmes) ont leur fondement dans les êtres vivants. Et on sait que la connaissance et l'action sont la vie des êtres vivants".
[2] Allusion à la Stance pour la Reconnaissance, 1, 5, 7 : "Dieu, qui est la conscience, manifeste hors (de lui) toutes ces choses qui existent en (lui), à la manière d'un yogī : par la seule force de son désir, sans recourir à un matériau".
[3] Le Soi est Agent et Connaissant, indépendant de toute condition. Allusion à la Stance pour la Reconnaissance, 1, 1, 2 : "Qui, étant doué de conscience (et intelligent), pourrait bien être en mesure de prouver ou réfuter le sujet connaissant, l'agent, notre Soi, le souverain total toujours déjà prouvé ?"

mercredi 23 avril 2014

Le corps

"Pour les amoureux de la tradition Kaula,
Le corps est le plus excellent des sanctuaires.
La honte, le mépris, la peur, l'inhibition,
Le dégoût, la famille, la caste et la coutume
Sont les huit liens".

Tantra de la félicité, 1, 5-6

En Inde comme ailleurs, le corps est ambivalent. Comme dans ces deux poèmes de Kabir. Tantôt, ce corps est perçu comme éphémère :



Tantôt il est reconnu comme instrument capable de célébrer le divin :



En fait, ce sont deux corps différents. Le corps dévalorisé est le corps imaginaire, concept forgé par les interactions sociales sur la base de la croyance que "je suis le corps". Le corps célébré est le corps perçu, corps de conscience sans limites, ensemble de vagues allant et venant dans l'océan de la pure présence, célébré dans les traditions Kaula du tantrisme. Par exemple, dans la tradition Shrî Vidyâ. Voici deux exemples de rituels Kaula où l'on vénère le corps comme sanctuaire de toutes les divinités :





Évidemment, ces approches ont tendance à valoriser la femme, alors que les approches qui dévalorisent le corps dévalorisent la femme...


mardi 22 avril 2014

La montagne

File:Osbert12.jpg

Il me semble que les personnes qui écrivent des choses intérieures devraient attendre pour écrire que leurs âmes fussent assez avancées pour être dans la Lumière divine. Alors elles verraient la Lumière dans la Lumière même.
Elles verraient, comme une personne qui est sur une montagne élevée, voit les divers chemins qui y conduisent, le commencement, le progrès et la fin où tous les chemins doivent aboutir pour arriver à cette montagne ; on voit avec plaisir que ces chemins si éloignés se rapprochant peu à peu et enfin se joignant en un seul et unique point, comme des lignes fort éloignées se rejoignent dans un point central, se rapprochent insensiblement.

Madame Guyon, Écrits sur la vie intérieure, Arfuyen,, p. 23

Tous les chemins aboutissent ici - dans la conscience au présent que nul n'a jamais quitté.


dimanche 20 avril 2014

Surnaturel ou naturel ?

La recherche du pouvoir nous distrait de la reconnaissance de notre vraie nature, libre et souveraine.
La plupart des gens qui disent s'intéresser à la spiritualité aspirent à contrôler le monde : loi d'attraction, transurfing, manipulation de la réalité, magie, lois du succès, pensée positive, méditation profonde, voyance, divination, canalisation des morts, communication avec les extraterrestres, reconfiguration de l'ADN, des chakras et des auras, rajeunissement quantique, ne plus boire ni se nourrir, ne plus tomber malade, ne plus vieillir, ne plus mourir...

Ces fantasmes de toute puissance sont autant de reflets déformés de ce que nous somme vraiment : un vide immense et lumineux, espace d'accueil pour la vie, les autres, la maladie, la vieillesse et la mort. Comme l'océan enveloppe toutes les vagues.

Maître Tchouang, un iconoclaste d'il y a deux mille ans, raconte ainsi  la différence radicale qu'il y a entre désir de sens, de pouvoir, de développement et de pureté d'un côté ; et le vide, de l'autre :

Au pays de Tcheng, il y avait un sorcier aux pouvoirs extraordinaires. Il était capable de prédire l'avenir à chacun - la vie et la mort, le bonheur et le malheur, le succès et l'insuccès, la mort prématurée ou la vie longue, rien de tout cela n'avait de secret pour lui et il pouvait annoncer la date précise à laquelle ces évènements surviendraient comme s'il était un génie. ...
Lie Tseu le rencontra et fut comme envoûté. Il alla trouver son maître Calebasse et lui déclara :
- Jusqu'ici je considérais votre art comme supérieur, mais j'ai rencontré quelqu'un qui vous surclasse.
- De mon art tu connais la lettre et non la substance.... Tu te pavanes au milieu de la foule en faisant étalage de tes maigres recettes, il est naturel qu'il t'ait percé à jour. Amène-le moi et dis-lui de m'ausculter.
A la première rencontre le devin, une fois sorti, décréta :
- Hélas, c'est triste, ton maître est un homme mort. Il ne pourra vivre ; il n'en a plus que pour dix jours. J'ai vu quelque chose d'étrange : comme des cendres mouillées.
Le disciple rentra en pleurs informer son maître du verdict du devin.
- Je lui au présenté les veines de la terre - cet état séminal qui n'est ni ébranlement ni repos, expliqua Calebasse. Sans doute aura-t-il perçu le blocage de mon ressort vital. Amène-le encore une fois.
Lors de la deuxième entrevue, le sorcier déclara au disciple :
- C'est une chance qu'il m'ait rencontré ! Il va beaucoup mieux. Il est plein de vitalité. J'ai vu les forces qui bloquaient. 
Lie Tseu rapporta le diagnostic au maître qui déclara :
- Je lui ai présenté l'interaction du ciel et de la terre, qui ne répond à aucun nom ni à aucune réalité. Les impulsions partaient des talons. Sans doute a-t-il vu en moi l'action bienfaisante du ressort vital. Il faut l'amener encore une fois.
A l'issue de cette visite, le devin déclara, perplexe, au disciple :
- Ton maître est par trop changeant, je n'ai rien pu voir. Dis-lui de se stabiliser et alors je pourrais l'examiner.
Ces propos furent répétés au maître qui expliqua :
- Je lui ai fait voir le grand vide central, que rien ne domine encore. Il aura perçu le moment du processus où les souffles s'équilibrent.... Fais-le donc venir une fois encore.
A la quatrième visite, le devin perdit contenance et s'enfuit à toutes jambes. Le maître dit à son élève de le rattraper, mais l'autre avait déjà disparu. De retour chez Calebasse, Lie Tseu lui dit :
-Disparu ! envolé ! Je n'ai pu mettre la main dessus.
Maître Calebasse expliqua alors à son disciple :
- Je lui ai montré ce qui n'a pas encore commencé à émerger de l'Ancêtre. Je me suis offert à lui vide et flottant en sorte qu'il n'a plus su ni quoi ni qu'est-ce. Puis ce fut une immensité mouvante, et enfin les vagues qui déferlent. Voilà pourquoi il a pris la fuite !

Les Oeuvres de Maître Tchouang, trad. Jean Lévi, p. 67

Où se trouve cette immensité ? Dans la direction indiquée par ce doigt :



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