mardi 31 mai 2016

Comme l'arbre dans sa graine




"... je me tourne vers ce haut et grand noyer dont je cherche à voir le principe. Et je vois, par l'oeil des sens, que c'est un grand arbre, étendu, coloré, orné de branches, de feuilles et de noix. Puis je vois, avec les yeux de la pensée, que cet arbre fut d'abord en germe, non pas comme je l'observe ici, mais en puissance. Avec attention, je remarque la puissance admirable de ce germe qui a contenu l'arbre tout entier, toutes les noix avec toutes leur force germinative et tous les arbres contenus en puissance dans le germe des noix."

Nicolas de Cues, Le Tableau, VII, trad. A. Minazzoli, p. 43

"De même que (ce) grand arbre
est en puissance (shakti)
dans la graine du figuier,
de même, ce monde vivant et inerte
est (en puissance)
dans le germe du Cœur."

Le tantra de la Souveraine de la Triade (Parâtrîshikâ, 24)

Le "germe du Cœur" est le mantra sauh qui exprime la conscience absolue (bhairava, anuttara), qui intègre en elle-même unité et dualité.


lundi 30 mai 2016

La Face des faces

"O Seigneur, que ta face est admirable qui prend une forme jeune dans l'imagination d'un jeune, une forme adulte pour un homme et âgée pour un vieillard ! Qui pourrait concevoir ce modèle unique de toutes les faces, le plus vrai et le plus juste pour chacune en particulier et pour toutes à la fois, si parfait qu'il semble ne rien représenter d'autre que chacune d'elles ? Il lui faudrait dépasser toutes les formes et toutes les figures de toutes les faces susceptibles  d'être formées. Et comment imaginerait-il ta face après avoir dépassé toutes les faces, leurs figures et leurs ressemblances, tous les concepts qui peuvent les déterminer, toute couleur, tout ornement et toute beauté ?



Qui donc persiste à voir ta face à travers le concept est loin d'elle. Car tout concept est en-deçà de ta face, Seigneur, et toute beauté qui peut se concevoir est en-deçà de la beauté de ta face. Toutes les faces ont la beauté, mais elles ne sont pas la beauté elle-même. Or ta face, Seigneur, a la beauté et cet avoir est un être. C'est donc être la beauté absolue elle-même que d'être la forme qui donne l'être à toute belle forme. O face trop belle ! Pour qu'on admire sa beauté, tout ce qu'elle donne à voir d'elle-même ne suffit pas ! Dans toutes les faces se voit la face de toutes les faces mais voilée et en énigme. On ne peut la voir sans voile à moins qu'en dépassant toutes les faces on n'entre dans un secret et profond silence ou ne demeure nulle trace du savoir ni du concept de "face". Cette obscurité, ce brouillard, ces ténèbres, ou encore cette ignorance, où entre celui qui cherche ta face quand il dépasse tout savoir et tout concept ! C'est en deçà que ta face ne se trouve que voilée ! C'est cette obscurité qui révèle que ta face est là au-dessus de tous ces voiles."

Nicolas de Cues, Le tableau ou La Vision de Dieu, VI, source

samedi 28 mai 2016

Emerveillement



Être conscient, c'est être émerveillé, 
c'est savourer, 
s'étonner
(camatkâra en sanskrit) :

Quand le Soi est connu par soi-même,
on contemple en soi-même une merveille : le Soi.

La pratique (de la tradition) du Cœur, Kulayukti
cité dans la Shivasûtravimarshinî, I, 12 

Quand on contemple l'état naturel
en tant qu'il est ce qui anime tout,
on reste comme émerveillé.

Stances sur la Vibration, I, 11

Les expériences d'union (yoga) sont émerveillement.

Shivasûtra, I, 12

jeudi 26 mai 2016

Pourquoi le corps et le mental ne sont pas mauvais en eux-mêmes

Pendant des siècles, on a méprisé le corps au nom du mental.
Depuis Mai 68, en gros, on méprise le mental au nom du corps.

D'autres, plus rares, méprisent tout.

Pourtant, aucune de ces doctrines n'est satisfaisante.

Que nous dit la tradition du Cœur - le tantra non-duel - sur cette question ?
Elle nous dit que nos cinq sens ET nos facultés mentales sont nos pouvoirs.
Si nous les méconnaissons, ils nous égarent. Comme des apprentis sorciers, nous devenons les victimes de nos propres puissances. Comme des enfants, nous sommes égarés par notre liberté :

"Nous sommes trompés par nos propres pouvoirs : voilà le samsara !"

dit Kshémarâdja.


Ces pouvoirs, personnifiés par les Déesses de la tradition du Cœur, sont bons ou mauvais selon que nous sommes aveugles ou éveillés. Aveugles à leur source une, endormis, nous en sommes les jouets (pashu). La vue sert à voir la manifestation de la dualité-dans-l'unité. Mais si nous sommes aveugles, nous ne voyons que la dualité, nous vivons seulement dans la peur, dans la crainte de nos propres manifestations. De même, l'intellect sert à connaître l'unité, la conscience vivante en laquelle baignent toutes choses comme les vagues en l'océan. Mais assoupis que nous sommes dans des habitudes, l'intellect n'engendre que de fausse croyances. Et ainsi de suite.
Voici comment un maître de la tradition du Cœur en parle, en bref :

"Les Déesses telles que Brahmî développent seulement l’aptitude (à produire) des représentations limitées, en déployant chez l'être limité émission et stabilité quant à la dualité, et résorption quant à la non-dualité. Dans la condition de l'être libéré, au contraire, (elles) résorbent la dualité et manifestent clairement émission et stabilité quant à la non-dualité. Elles font (alors) éclore seulement le vaste domaine libre de représentations discursives—une absorption liée à la sublime « Attitude de Bhairava » [=la méditation de Shiva] —à travers la cessation graduelle des représentations discursives. Elles font apparaître la Puissance (de former) des représentations discursives pures, (Puissance) immergée dans l'absorption de félicité et de conscience, (qui s'exprime) par exemple sous cette forme :

 « Tout ce déploiement de puissance est mien »:
Celui qui de cette façon sait
Qu'il est le Soi de l'univers (jouit d'une) totale souveraineté,
Alors même que fluent les représentations discursives.

La transmigration n'est donc que le fait d'être égaré par ses propres Puissances.
En outre, la Bienheureuse Puissance qu’est la conscience est, quant à elle, appelée « Souveraine du (Quintuple) Flot » parce qu'Elle « vomit » l'univers et parce qu'Elle (est la cause) de ce mouvement perverti qu'est le samsara. Elle fulgure sous la forme de la totalité des objets, des organes internes et externes et des sujets connaissant qui ont pour nature (respective les Roues suivantes) : la Roue des Puissances Célestes, la Roue de la Parole, la Roue des Orients et la Roue des Puissances Terrestres.
Dans la condition de l'être asservi, elle apparaît comme l’Enchanteresse sise dans le cœur de l’être asservi. (1) Prenant appui sur le domaine du vide, elle apparaît comme « Roue Céleste » constituée des Puissances de la capacité limitée et autres (« cuirasses ») qui sont (la faculté de) connaissance partielle etc. Sa vraie forme – le fait qu'elle se meuve dans l'espace de la Conscience absolue –­ est (alors) cachée. (2) Elle se manifeste à travers la « Roue de la Parole » qui consiste en les Déesses de l'organe interne où prédominent hésitation, identification et résolution. Sa vraie forme absolue consistant en certitude quant à la non-dualité est (alors) cachée. (3) Et Elle fulgure comme « Roue des Orients » qui consiste en les Déesses des organes externes où prédominent la perception de la dualité, etc. Sa vraie forme absolue consistant en une claire perception de la non-dualité est (alors) cachée. (4) Et Elle apparaît comme « Roue Terrestre » qui consiste en un connaissable fait d'apparences complètement scindées (du sujet et les unes des autres). Sa vraie forme – le fait d'être toutes choses – est (alors) cachée.
Mais dans la condition de l'être libéré, Elle fulgure comme Celle qui épanouit le cœur des êtres libérés. (1) Elle apparaît comme « Roue du Ciel de la Conscience », qui consiste en les Puissances d'omnipotence etc. (2) Elle apparaît comme « Roue de la Parole » qui consiste en certitude à l’égard de la non-dualité, etc. (3) Elle apparaît comme « Roue des Orients » qui est perception de la non-dualité, etc. (4) Elle apparaît comme « Roue Terrestre », comme objets connaissables dont l'essence est l’expérience non-duelle (des objets) perçus (par le sujet) comme étant son propre corps."


Extrait du Cœur de la Reconnaissance, 12


Or, on retrouve cette même idée, formulée autrement, dans la tradition chrétienne, si imprégnée de la sagesse de Platon. Par exemple, dans ce traité du XVIè siècle, probablement l'oeuvre d'une femme. Elle explique comment nos facultés ont été créées pour connaître et aimer notre Créateur, et comment la Chute a corrompu ces puissances, et enfin, comment la vie mystique aidée de la grâce, peut conduire à leur pleine restauration. Comment ? :

"Par Jésus-Christ, qui est notre réformation et rédemption, par lequel notre esprit est remis en sa liberté perdue, et élevé en Dieu. 
Où toutes les puissances de notre âme [y-compris le mental, l'intellect, la volonté, l'imagination et la mémoire], tant supérieurs qu'inférieures, et aussi tous nos mouvements sensuels sont tous recueillis en un, restitués en leur ancien lieu, élevés en Dieu, et appliqués [=absorbés dans] leur principe, afin qu'ils coopèrent à l'inaction de Dieu. Où aussi tous les sens sont retirés au dedans au souverain bien [=Dieu], pour toujours ouïr et voir les choses éternelles, goûter et toucher les choses divines, et à toutes choses extérieures et sensibles, être comme insensibles, mais allègres et vifs aux choses spirituelles et internes, pour ainsi tirer en Dieu tout ce qui leur adviendra de voir et ouïr extérieurement comme doivent faire tous vrais amateurs [=amoureux]".

La Perle évangélique, XV

Le point-clé est de s'ouvrir à l"inaction de Dieu". Inaction ne signifie pas absence d'action. Ce terme essentiel de la mystique désigne l'action de Dieu en nous, la grâce, sensible ou non, mais souvent ressentie comme une sorte de vibration dans le cœur.

Donc il n'y a pas à vénérer ceci en méprisant cela.
Tout sera sauvé, réintégré.
Le salut est pour tous.
Du moins, pour tout ce qui EST, car le mal et l'ignorance n'ont point d'être véritable, comme l'ombre du soleil. 

mercredi 25 mai 2016

L'omnivoyant

Nous avons tous fait l'expérience de contempler la Joconde, 
et d'être suivi en retour par son regard.
Nicolas de Cues explore ce phénomène fascinant dans Le Tableau ou la vision de Dieu.
Le point de départ est "l'image d'un omnivoyant dont le visage est peint avec un art si subtil qu'il semble tout regarder à l'entoure". Voici un exemple, certes imparfait car un peu abîmé, mais c'est une icône :


Or, "Dieu est theos parce qu'il voit toutes choses."
Il voit tout, et il voit chaque détail.
Un regard d'unité sans confusion.
Un regard ordinaire, en revanche, ne peut voir un objet sans écarter les autres.
Mais ce Regard embrasse tout et chacun, l'impersonnel comme le personnel.
On peut également rapprocher ce phénomène de celui du reflet du soleil sur l'eau, par exemple : chacun voit que l'unique soleil pointe vers lui, vers elle, c'est-à-dire vers l'immensité vide qui enveloppe toutes choses, et qui est donc Dieu, ou du moins à l'image de Dieu, qui est "le regard non réduit". "
Ce regard absolu embrasse tous les modes du voir", dit Nicolas.
Et en lui, point de séparation entre la réalité et les apparences. Les apparences ne cachent pas la réalité : "En Dieu très parfait, la perfection de l'apparence est vérité". L'apparence est l'apparence de la réalité, à égalité, en harmonie et sans nulle tromperie.
En outre, même une "vision réduite", qui voit ceci en excluant cela (apohana, dirait les bouddhistes et Abhinava), n'existe que dans ce Regard en dehors duquel il n'y a qu’aveuglement : "la vision absolue est dans tout regarde, puisque c'est par elle qu'est toute vision réduite et que celle-ci ne peut aucunement exister sans elle". La Reconnaissance (pratyabhijnâ) ne dit pas autre chose. La Vision Sans Tête ne dit rien d'autre non plus. 
Et ceci explique aussi l'égoïsme et la folie des vivants. Car ce regard est félicité, et se confond avec l'être de tout être. PAr conséquent, comme ce regard est l'être le plus précieux, sans lequel rien n'est, hors duquel il n'est aucune vision, eh bien chaque être le désir plus que toute autre autre chose. Et, comme cet être est son être aussi bien, chaque être se désire et se préfère à tout autre. Sauf que cet amour, qui est amour de Dieu en sa vérité, est déformé et corrompu, pour ainsi parler, par l'identification au corps et à des préjugés. Comme dit Augustin, "Il n'est personne qui ne veuille être", car l'être est Dieu, et cet être est cette vision, ce Regard absolu qui embrasse, sans les confondre, tous les points de vue, chacun à sa place, selon son ordre et sa dignité propre. C'est pourquoi Nicola dit : "Mon attachement à la vie est extrême car tu es la douceur de la vie".
Et dans cette vision de soi, ce Regard-amont-aimant, se trouve le salut de chacun, car "tu te penches, Seigneur, pour montrer ta face à tous ceux qui te cherchent. Car jamais tu ne fermes les yeux... Si tu ne me regarde pas avec l'oeil de la grâce, c'est moi qui en suis la cause, moi séparé, détourné de toi, tourné que je suis vers quelque autre objet préféré à toi." Mais, même alors, nous sommes enveloppés dans ce Regard d'être, de vie, de sensation et de pensée. Même l'aveugle est voyant dans ce Regard, paradoxe qui est l'apanage du Seigneur absolu. 

Un chef-d'oeuvre. Pour voir cette Vision, voir ici :


lundi 23 mai 2016

Cercle de méditation du 26 juin 2016

(sculpture de Shiva, qui enseigne par le silence)
 Tout,
Vivant ou non, 
Apparaît dans l'espace.
Tout disparaît dans l'espace.
Que l'on se repose donc
Dans l'espace ! 

Extrait de La Lampe du yoga du Soleil et de la Lune en dix chapitres, I, 28

Chers amies et amis,
Communier en silence, savourer ensemble la joie simple d'être.
Quoi de plus beau ?
Gratuit.
Limpide.
Profond.
Sur ce chemin, nous avançons jour après jour.
Pas de technique rigide, nous marchons sans savoir, en nous abandonnant à ce je-ne-sais-quoi insaisissable mais bien réel qui s'empare de nous quand nous lâchons prise.
Je vous propose de partager un moment de calme, 
sans rien faire, juste nous laisser faire.
Participation libre. Tous sont les bienvenus pour ce temps de partage en silence, suivi d'un moment où chacun pourra, s'il le sent, partager son expérience, en sirotant un thé chaud.
C'est aussi l'occasion de découvrir la méditation et la vie intérieure, en toute simplicité, entre amis.
Aucune connaissance du yoga n'est nécessaire. Chacun peut s’asseoir à son aise, il n'est pas nécessaire de savoir "tenir" une posture genre "lotus". L'important est l'ouverture du cœur, la disponibilité.
L'approche proposée est celle du tantra, mais pas du néo-tantra. pas de massages, ni de danse, ni d'exercices "à deux", ni de pratique sexuelle, pas même implicite, donc. Cette approche douce est respectueuse de chacun, s'inscrit dans une tradition peu connue, celle du Cachemire.
Concrètement, on médite comme Shiva et comme Shakti, Dieu et Déesse, selon deux attitudes complémentaires : chacune a ses points-clé pour la posture, le regard, le souffle, la manière de placer l'attention. Un état d'ouverture nous envahit ainsi naturellement.
N.B. : il ne s'agit pas ici de néotantra :)
mais d'une approche traditionnelle,
celle de la tradition du Cœur (kula en sanskrit).
Soyons clairs : cette approche n'exclut pas la sexualité, mais elle n'est pas axée sur le sexe.
Par ailleurs, merci de bien vouloir venir à l'heure précise.
Dimanche 26 juin 2016
de 15h à 17H
Pours'inscrire et connaître l'adresse exacte, contactez-moi :
  
deven_fr@yahoo.fr
ou au
0603330558
A bientôt !
David Dubois

vendredi 20 mai 2016

La tyrannie du ressenti, etc.



Ken Wilber vient de sortir un livre sur la méditation dans la perspective de sa philosophie, dite "intégrale", car elle veut honorer les vérités qui se trouvent dans chaque point de vue. Y-compris dans les sciences et les philosophies occidentales. En même temps, Wilber est assez habile et pédagogue pour ne pas froisser directement son public (New Age), et prend soin de dénoncer les limites de l'"intellect". 
Au final, ce livre est comme toujours très riche et mériterait d'être traduit.

A mon sens, sa principale qualité est de proposer des cartes et des repères, sur fond de Conscience. Et cette Conscience, il la pointe directement en reprenant les expériences et le vocabulaire de la Vision Sans Tête de Douglas Harding. Bonne nouvelle.

Mais son principal défaut, à mon humble avis toujours, est qu'il ne prend pas en compte le désir, la dimension affective de l'être, les émotions. Bien sûr, il parle des émotions, de la psychologie. Mais, quand il aborde l'éveil non-duel, il n'en parle qu'en termes de connaissance, et jamais en termes d'émotion. Pour lui, la seule porte vers la conscience non-duelle est l'exercice du Témoin : rester neutre face aux désirs et aux émotions, "enregistrer" ce qui surgit, et lâcher prise, dans une lumineuse indifférence. Donc il fait exactement ce que font le Védânta de Shankara et le néoadvaita : il réduit l'affectif au cognitif, le désir à un objet
Or, à mon sens, une émotion n'est pas un objet qui apparaît et disparaît dans la conscience neutre
Une émotion n'est pas un mouvement dans la conscience, mais bien un mouvement de la conscience. 
Et ça change tout. Car si l'on tient que les émotions et les désirs sont, comme le reste, des objets dans la conscience, comme des images sur un écran de cinéma, alors on se prive définitivement de comprendre la relation entre la conscience et désir, entre conscience et émotion. Et, comme selon le Védânta etc., le désir/émotion est souffrance, la souffrance est condamnée à rester un mystère, de même que le monde. Des apparences - dont des émotions - viennent se projeter sur l'écran impassible de la conscience. Mais d'où viennent ces images ? Selon le Védânta, il n'y a pas d'explication. Car ces images sont une illusion. Et donc, il n'y a, selon le Védânta, aucune relation entre la conscience et les objets - dont les désir/émotions -, entre contenu et contenu. Il n'y a qu'un rapport, disons, accidentel, comme entre un miroir et ses reflets : le miroir n'est pas l'agent des reflets, il n'en est pas le créateur, il ne les désire pas (ni ne les refuse), il s'en fiche. A vrai dire, le miroir est un parfait crétin, incapable d'entrer en relation avec quoi ou qui que ce soit... Et quand on dit que le miroir est cause des reflets, c'est nous, conscience libre et désirante, qui synthétisons le miroir et les reflets, qui, en eux mêmes, sont parfaitement étrangers l'un à l'autre. 

Quel rapport avec le projet de philosophie intégrale de Wilber, me demanderez-vous ? Celui-ci : Wilber veut expliquer le rapport entre le Fond sans forme d'une part, et les formes de l'autre. Mais, attaché pour je-ne-sais quelle raison à un paradigme védântique, il n'y parvient pas. Il connaît vaguement le Shivaïsme du Cachemire à travers le gourou génial (et génialement mégalomaniaque) Adi Da (alias Franklin Jones) mais, apparemment, sa curiosité n'a jamais été plus loin. Il ne connaît pas vraiment l'alternative tantrique. Et du coup, sa philosophie est dans une impasse. Le seul désir qu'il évoque ça et là, est l’Eros de Platon. Ce qui ne lui permet pas d'avancer au-delà des généralités à-la-Aurobindo. Autrement dit, Wilber reste très vague et flou sur le rapport entre la conscience et le monde. Il y a un désir, admet-il. Certes. Mais dès qu'il parle de la conscience non-duelle, il revient au dogme védântique selon lequel la conscience est sans désir, car elle ne manque de rien, car il n'y a rien en dehors d'elle. 
Or, s'il est vrai qu'il n'y a rien en dehors de la conscience, on ne voit pas pourquoi la conscience ne pourrait pas se désirer elle-même, ou désirer un aspect d'elle-même, vu qu'elle est douée d'une infinité d'aspects... En fait, on pourrait donner des centaines d'exemples où Wilber montre son désir - justement - de penser l'éveil personnel, l'incarnation, le désir de l'absolu, etc. Mais, à chaque fois qu'il revient à la non-dualité, il repasse en monde impersonnel, où le désir redevient un objet parmi d'autres. En ceci, Wilber est un exemple d'un problème qui frappe l'ensemble des "éveillés" néoadvaita : je vois qu'ils essaient de dépasser l'impersonnel, vers une non-dualité inclusive, mais sans vraiment y parvenir vraiment, faute de se débarrasser une bonne fois pour toute du modèle védântique.

Ah, et puis je ne résiste pas au plaisir de vous livrer cet extrait, où Wilber décrit la mentalité postmoderne, relativiste et anti-intellectuelle (vu qu'il faut bien justifier le titre que j'ai choisi) :

"L'étape pluraliste [postmoderne, New Age], aussi nommée étape du 'moi susceptible', est connue pour accentuer les 'ressentis' plutôt que la pensée, qui est souvent diabolisée, de fait. L'intellect', et en particulier des choses comme la 'rationalité' ou la 'logique' sont, à cette étape, profondément suspectes, et l'accent porte sur 'se centrer dans le cœur' et être 'incarné', 'en résonance avec les ressentis'. Voilà pourquoi l'intelligence émotionnelle est tant célébrée, plutôt que l'intelligence cognitive. Les critiques Oranges [=de l'étape d'avant, moderne]... accusent les postmodernes de créer une 'République des Ressentis"... (p. 168)
Et ajouterai-je, de promouvoir l'avènement d'une tyrannie du ressenti.

De fait, la spiritualité aujourd'hui, c'est trois dogmes :
- "mes préjugés sont des intuitions divines"
- "mes ressentis sont la réalité"
- "mes caprices sont des messages de l'Univers" ou du Féminin Sacré, ou de ce que vous voudrez...
Le paradigme, ici, est celui de la soirée Sex Toys. Une mixture étrange de philosophie impersonnelle et de philosophie Sex Toys, voilà le néoadvaita (les "satsangs", etc.). Et une bonne partie du néotantra.

Le New Age, pour faire court, est une sacralisation de l'égoïsme infantile. Entendre des discours impersonnels dans la bouche des chantres du développement personnel est une délicatesse de fin gourmet.

Tout ça est très intéressant.

Bon weekend :)

jeudi 19 mai 2016

Suis-je libre ?

Être libre, c'est être celui dont tout dépend



La question de la liberté est une question profonde.
Suis-je libre ?
Suis-je un agent ?
Suis-je doué de libre-arbitre ?
De libre volonté ?

En France, Descartes fut l'un des plus puissants partisans du libre-arbitre, entendu comme pourvoir illimité d’accepter ou de refuser ce que la nature me présente à travers mon corps. Ce pouvoir est notre volonté. Infinie, notre volonté est donc la marque de Dieu en nous, car seul Dieu est infini.

Or, ce concept du libre-arbitre comme volonté infinie est très proche du concept indien d'agent (kartâ), définit par le grand grammairien sanskrit Pânini, comme "être libre" (svatantrah).
Svatantra est un composé possessif qui peut se traduire, littéralement, "être à soi-même l'instrument de son propre déploiement". Pânini ne précise pas à quoi on reconnait cette liberté. Mais Bhartrihari, le grammairien non-dualiste qui influença en profondeur la philosophie tantrique de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), donne plusieurs critères :

1 - exister avant tout autre, exister comme désir ou volonté (icchâ), notamment, et plus spécialement comme désir de parler (vivakshâ) .
2 - être supérieur, être celui dont les autres dépendent.
3 - être la cause du commencement d'un acte.
4 - être la cause de l'arrêt d'un acte.
5 - être irremplaçable.
6 - être ce qu'il suffit de dire, pour exprimer un acte. Ex. : "c'est"
(Vākyapadīya, III, 7, 101-102)

Or, ces critères ne s'appliquent-ils qu'à Dieu ?
Selon la logique d'un Dieu omnipotent, Dieu est le seul 
véritable agent, il est le seul à agir au sens propre du terme. 
Toute autre chose ne fait qu'agir métaphoriquement, un peut 
comme les choses inertes par rapport aux êtres vivants, 
comme par exemple quand on dire que "l'ordinateur calcul" 
ou que "le stylo écrit". 
Mais ceci revient-il à exiger que je doive nier ma qualité d'agent ?
Toute action de ma part est-elle une illusion, un simple 
bavardage sans rapport avec la réalité ?

Si Dieu est le seul véritable agent, on pourrait penser qu'il en est bien ainsi.

Mais à y regarder de plus près (et c'est bien ce que nous demande la philosophie de la Reconnaissance : examiner les détails, en finesse), en est-il bien ainsi ?

Si Dieu seul agit, cela revient-il à avouer que je n'agis pas ? Toute l'action, toute la liberté, tous les pouvoirs basculeraient alors du côté de Dieu.

Mais dans la vision non-dualiste de la Reconnaissance, "moi", c'est Dieu. Plutôt que de dire que Dieu est tout et que je ne suis rien, ou que je ne suis pas, la Reconnaissance dit plutôt que mon être est l'être de Dieu, ou plutôt, est l'être que l'on désigne, plus ou moins confusément, par le mot "Dieu". 

Mais alors, suis-je un agent ? Oui. Parce que je suis Dieu qui se limite soi-même librement. Or, même limité, une chose reste ce qu'elle est. Même une vague est de l'eau. Et plus encore, un petit miroir (tel que nos yeux) peut refléter toutes choses en lui. Limités, nous restons libres. Et notre liberté ne fait qu'un avec celle de Dieu, comme un rayon fondu tout entier dans l'orbe lumineuse de l'astre du jour. 

Quant au déterminisme dans lequel mes actes s'inscrivent, il ne s'oppose pas à ma liberté. Bien plutôt, il en est la condition. Croire que je serais plus libre sans les lois de la nature, revient à croire que je pourrais m'exprimer davantage sans les règles de la grammaire, alors que ce sont précisément celles-ci qui rendent possible toute libre expression. En outre, ces lois de la nature sont la volonté de Dieu. Ce qui, pour moi, est nécessité, est pour Dieu liberté. Or, Dieu est ma volonté limitée. 

Liberté et nécessite sont donc deux faces de la même pièce, ou disons plutôt deux facettes du même jeu. Pas de liberté sans souveraineté, mais pas de liberté sans limites non plus. La solution à cette apparente contradiction a été formulée ainsi par Rousseau, quoi que au plan politique : "On est libre quand on obéit à la loi qu'on s'est soi-même prescrite". En tant que Dieu, je suis agent libre. En tant que conscience limitée, j'obéit. mais je n'obéis qu'à moi-même, je ne suis déterminé que par moi-même.

En d'autres termes, je suis libre en tant que Dieu, et je suis libre aussi en tant qu'individu, même si cette liberté s'inscrit dans une nécessité, car :

1 - Même si cette liberté est limitée, elle reste de même nature que celle de Dieu : infinie et souveraine, inséparable de la conscience.

2 - Les limites que semble rencontrer ma liberté sont un déterminisme (la nature) créé par ma volonté, puisqu'il existe, réellement, un seul Sujet.

Je retiens aussi la dernière caractéristique repérée par Bhartrihari : je suis irremplaçable. Je suis un individu, c’est-à-dire un être unique, capable de se séparer de tout, y-compris de lui-même. La possibilité de la folie, du mal, de l'aliénation, est ainsi la marque de la liberté. Et être un individu, c'est être irremplaçable, unique. Cette unicité est, je crois, le reflet de l'unité divine, de même que le caractère imprévisible de mes actes est celle de la liberté divine.

mercredi 18 mai 2016

Jeux d'esprit

La spiritualité contemporaine est fondée sur le rejet du mental (manas), de l'intellect (buddhi), de la parole (vâc), de la raison (tarka), de la logique (nyâya). Le néoadvaita, en particulier, mais aussi toutes les thérapies New Age dérivées d'Osho (indien, certes, mais nietzschéen notoire, sans éducation traditionnelle) et d'autres.
Or, l'intellect, la mémoire, l’habileté mentale (medhâ), l'érudition, la parole, la logique, sont les piliers de la culture traditionnelle de l'Inde, patrie des divers non-dualismes.

C'est l'Inde qui a inventé le jeu d’Échec (chaturanga), les chiffres, dont le zéro (shûnya). Voir ici pour plus de détails.

Sarasvatî, la conscience-parole


Les brahmanes sont des spécialistes de la parole, de la logique et de la mémorisation. La grammaire sanskrite de Pânini comporte près de 4000 règles. Les brahmanes apprennent par cœur une partie des Védas, et souvent des milliers de versets sur divers sujets.
Les différentes formes de logique indienne font l'admiration des logiciens du monde entier.
Les milieux non-dualistes dans la tradition de Shankara pratiquent l'art de conduire sa pensée (nyâya) au moyen de la raison (tarka). Voici un exemple, un examen récent. Le candidat répond au successeur de Shankara, qui lui demande "Que signifie 'être membre d'un syllogisme' ?". Et cela continue avec des questions de plus en plus complexes, le tout en sanskrit... : 


Nous sommes assez loin de l'ambiance d'indolence mentale qui caractérise nombre de "satsangs" du néoadvaita. De plus, Shankara n'a que faire des expériences mystiques ou des "ressentis". Le samâdhi ne joue aucun rôle dans la voie qu'il propose, sauf pour préparer l'intellect (buddhi), justement. Il réfute l'idée d'une méditation nécessaire après la compréhension intellectuelle. Pour lui, l'intellect est l'organe de l'éveil. Il n'y a ni "cœur", ni "ressenti", ni "vibration". Je ne dis pas que je suis d'accord avec ceci, mais c'est un fait, et la différence entre cette doctrine et l'anti-intellectualisme contemporain est tout de même frappante...

La culture indienne est une culture intellectualiste, comme la culture grecque.

Voici un autre exemple, d'une pratique peu connue hors des milieux traditionnels : l'avadhânam, littéralement "l'acte de faire attention". C'est une sorte d'épreuve et de jeu ou le candidat est interrogé par plusieurs personnes - jusqu'à une centaine ! - sur des sujets divers, en même temps, et il doit répondre en sanskrit, en vers, en respectant certaines contraintes imposées par les questionneurs, qui doivent de plus le distraire de toutes sortes de manières. C'est un exercice d'attention "multi-tâches", d'érudition et d'agilité mentale, tout le contraire d'un retour à l'instant présent ou au ressenti...
Voici un avadhâni célèbre. Dans cet extrait, on voit le début et la fin, le tout en sanskrit :


Je ne dis pas que c'est incompatible avec la "sensualité" du tantra, de la tradition d'Abhinavagoupta. Bien au contraire !  Abhinava était un homme d'une vaste puissance intellectuelle, érudit, fin, logicien, poète et grammairien. Mais admettez que nous sommes loin, très loin de l'atmosphère rageusement anti-intellectuelle qui sévit dans les milieux néoadvaita ou néotantra.

Et je pourrais donner mille exemples de la manière dont la tradition du tantra non-duel célèbre l'intellect, personnifié par la Déesse, Sarasvatî, apparentée à la Déesse Parâ elle-même, c'est-à-dire à la Conscience.

mardi 17 mai 2016

Jamais sans mon moi !

De même que ces lémuriens convergent,
plusieurs expressions de la non-dualité convergent.
Ou pas.
En tous les cas, j'aime bien les lémuriens.



Il y a plusieurs variétés de non-dualisme.
Non-dualité entre :
- le Soi et Dieu
- le Soi et le monde (le sujet et l'objet)
- Les Sois entre eux
- Dieu et le monde (l'esprit et la matière)
- les choses et les choses (l'interdépendance)
- les concepts opposés (la relativité : Bien et Mal inséparables, etc.)
Nous avons donc six variétés.

Une autre manière de présenter les choses :
- non-dualisme exclusif, fondé sur le renoncement à la dualité
- non-dualisme inclusif, fondé sur l'intégration de la dualité

Ou encore :
- non-dualisme impersonnel, sans moi, sans émotion et sans libre-arbitre
- non-dualisme personnel, avec moi, avec émotion et libre-arbitre

Mais existe t-il vraiment des non-dualismes impersonnels, sans émotion ni libre-arbitre ?
Aujourd'hui, certaines variétés de néoadvaita vont très loin dans ce sens.
Mais, à mon avis, elles sont plus inspirées par les discours scientifiques, que par les variétés indiennes de non-dualismes.

La variété de non-dualisme la plus impersonnelle en Inde est représentée par Shankara et son disciple Soureshvara. Selon eux, seule existe une substance indifférenciée. Tout le reste est illusion. Le Soi est cette substance impersonnelle, immuable et inaltérable. Le Soi est un pur "cela" dépourvu d'émotion, de désir et de toute activité. Mais, même dans cette variété extrême, une place importante est laissée au libre-arbitre. En effet, tant qu'il y a un corps, il y a une individualité (ahamkâra), quelqu'un qui dit "je", même si cela ne correspond pas à la réalité telle qu'elle est.

Voyons maintenant d'autres variétés de non-dualismes qui, à première vue, sont du genre impersonnel : le bouddhisme du Grand Véhicule (mahâyâna, celui de la Chine, etc.) et la doctrine du Yogavâsishta, immense livre de vie composé au Cachemire vers 950.
Or, ce qui frappe mon esprit (de vilain occidental intello décadent et mangeur de Nutella), c'est le paradoxe de ces discours non-dualistes. En effet :
- d'un côté, il proclament à longueur de phrase que le moi est une illusion, qu'il n'est pas une chose, que personne n'a jamais trouvé sont "moi", et que la seule et unique voie du salut est le détachement né de cette prise de conscience du caractère illusoire du moi, comparé à un personnage assumé en songe.
- mais de l'autre, ils ne disent pas que la personne n'existe pas. Ni que le libre-arbitre soit une illusion. Au contraire, ils prônent l'effort, la ténacité, le courage, la diligence, etc. Et surtout, une fois cet "éveil" accompli, la personne ne disparaît pas : dans le Grand Véhicule, il existe une infinité d'éveilles (bouddha), qui voient parfaitement l'illusion du moi, mais qui n'en restent pas moins des personnes qui disent "je", qui agissent et qui ont leurs traits propres. Amitâbha n'est pas Vairocana, qui n'est pas Shâkyamuni, etc. ; dans le Yogavâsishtha, sont contés d'innombrables aventures et péripéties de personnes éveillées à l'impersonnel. Elles disent aussi "je", manifestent des émotions, de l'attachement, prennent des décisions, etc. Elles gardent leur personnalité. Voire, ces personnalités se multiplient ! Je ne vais pas rentrer dans les détails ici, mais c'est vraiment frappant. Ils affirment tous que le moi, le mental, la mémoire, sont des illusions, mais ils pensent, ils choisissent, ils se souviennent.

Dans le sillage de ce discours paradoxal, on trouve aussi quelques valorisations du corps, même si elles sont toujours ambivalentes.
Voici un exemple tiré du Yogavâsishta :

"Qui marche sur le chemin ultime
est comme une roue qui continue de tourner" toute seule. L'image va dans le sens de l'impersonnel : l'éveillé est sans désir, sans volonté, sans choix, il "fonctionne" comme disent certains néoadvaitistes, ils bougent parce que la vie les fait bouger. Ils bougent "comme des machines" (yantra-vat) : une expression qui revient souvent dans les textes du non-dualisme impersonnel.

Poursuivons :
"Bien qu'il règne sur la cité du corps,
il n'est pas conditionné par ces actes" (MU, IV, 5, 1)
Bon, ça n'est pas très positif... L'idée est toujours celle de l'exclusion : j'agis sans agir, sans être affecté, sans souffrir.

Mais :
"Pour qui sait,
cette majestueuse cité de son corps
est comme une (fraîche) forêt
qui offre à la fois plaisir et liberté.
Elle ne débouche que sur le bien-être,
pas sur le mal-être." (MU, IV, 5, 2)
Là, c'est plus sympathique, même si je force un brin au niveau de ma traduction.

Mais le monsieur continue :
"Cette cité du corps
est bien charmante,
douée de toutes les qualités.
Pour qui sait,
elle est riche de jeux sans fin,
éclairée par le soleil
du Soi auto-lumineux." (MU, IV, 5, 4)

Vasishta, le narrateur, ajoute que le corps est source de souffrance pour l'ignorant, l'aveugle, mais source de délectation pour l'éveillé, jusqu'à la fin des 61 versets de ce chapitre sur "le yoga de la gloire de la cité du corps".

Bien sûr, l'attitude reste ambiguë : le corps et la vie sont valorisés à condition d'être mis à distance. On remarque aussi cet éloge au féminin de la cité du corps est analogue aux discours sur la femme : cette dernière est une source de bienfaits, à condition d'être "domptée" (dântâ) par son époux et "maître" (pati), comme Dieu gouverne ses créatures... Nous sommes bien loins de l'optimisme et de la générosité de la tradition du tantra non-duel, la tradition du Cœur, qui non seulement reconnaît un égal potentiel à la femme, mais en plus distingue ses qualités propres. Même si le Yogavâsishta imite parfois le discours du tantra non-duel :

"Qui voit l'essence
faite de conscience
- Bhairava - 
dépourvue d'objets,
remplie par l'illusion du monde,
celui-là voit !" (MU, IV, 4, 36)

Bref, je constate que certaines variétés de non-dualisme impersonnel :
- affirment, à leur manière, le caractère essentiel du personnel,
- mais restent toujours dans l'ambiguïté.

lundi 16 mai 2016

Le jeu du je

Dans la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), le langage a un rôle essentiel.
Toute expérience est une forme de parole. 
La conscience se manifeste comme personne : 
première (, "je", sujet), 
troisième ("cela", "il", objet) 
ou seconde ("tu", synthèse du sujet et de l'objet).

Afficher l'image d'origine
Patanjali, auteur du Grand Commentaire sur le sanskrit
Selon la tradition orale, Abhinavagoupta était une nouvelle incarnation de Patanjali, lui-même une incarnation d'Ananta, le Seigneur des Mantras

Contrairement aux autres philosophies de l'Inde, la Reconnaissance donne le premier rôle à la première personne, le Je. Les autres philosophies, comme le Védânta ou le bouddhisme, soutiennent que la première personne est une illusion, une construction mentale, et qu'en réalité il n'y a que des troisièmes personnes impersonnelles, des objets et des flux d'objets.
Mais pour la Reconnaissance, la première personne est le fondement des autres.

Outpaladéva dit :

Nous proclamons que prendre conscience 
que la manifestation repose en soi-même
est le sens du mot "je".
Elle est un "repos" car elle ne dépend de rien.
On l'appelle aussi
liberté (svâtantrya), être-agent (kartritva).
Mais surtout, elle est souveraineté. 

Outpaladéva, Preuve du sujet conscient, 22b-23

Cette doctrine affirme que le salut est dans la connaissance du Soi et que ce Soi est conscience.
Mais, tandis que l'Advaita Védânta, par exemple, tient que le Soi est seulement conscience (jnâna) sans activité (naishkarmya), la Reconnaissance tient que le Soi est à la fois conscience et activité. La conscience est l'aspect Shiva, l'activité est le moment Shakti : ce sont les deux moments essentiels de toute vie, et surtout de toute vie intérieure, de la vie des yogis et des yoginis. Shiva est pure conscience, perception globale sans limites, qui embrasse et enveloppe toutes les limites. Shakti est liberté, "le fait d'être un agent" (kartritva), libre et indépendant. Elle est reconnue au premier instant de n'importe quel désir ou de n'importe quel choc émotionnel. Voilà une différence essentielle. Pour le Védânta, tout n'est que connaissance. L'action et le désir sont illusions. Le Yoga de Patanjali (c'est-à-dire le Sâmkhya) dit la même chose : "Le yoga est la suppression des émotions" afin de demeurer comme pure conscience immobile. La Reconnaissance, en revanche, et toute la tradition du Cœur (kula) derrière elle, voit dans l'action le prolongement de la conscience. La conscience est vibration, vague, dilatation, expansion, éclatement, désir d'agir, etc.

Voilà pourquoi la première personne est le fondement des autres. Voilà pourquoi la conscience est liberté et agence (kartritva), à l'encontre du Védânta. 
Ces idées "tantriques" ont eu une certaine influence. Par exemple, Nâgesha, un grand philosophe et grammairien du XVIIIè siècle, évoque dans sa Vyâkaranasiddhântalaghumanjushâ les quatre plans de la Parole ainsi que l'importance de la première personne comme liberté (svâtantrya) et pouvoir d'agir en tant qu'agent (kartritva). Toute action apprtient à la conscience. Seul un être conscient peut agir. Tout le reste n'agit que métaphoriquement. Pas d'action (kriyâ) en dehors de la connaissance (jnâna) : la Reconnaissance explore le rapport entre les deux, tandis que le Védânta exclut l'action du domaine de la connaissance, de la conscience. Par conséquent, être un sujet conscient, c'est nécessairement être un agent, et donc doué de liberté. Et, de même que l'individu est un sujet conscient, il est un agent libre, parce qu'il s'identifie et se reconnait, partiellement et confusément, à son Soi omniscient et omnipotent. La conscience agissante n'est pas une illusion. La croyance en une conscience inactive, privée de la liberté d'agir, est une illusion.
Nâgesha définit ainsi l'être-agent, ou agence, le pouvoir d'être un agent (kartritvalakshana) :


Être l'agent,
c'est avoir le pouvoir de commencer ou d'arrêter (pravritti-nivrittikatvam),
en ne dépendant que de notre propre volonté (sva-icchâ-adhîna-)

Nous sommes là à des années-lumières du Védânta...
Voici une leçon en sanskrit sur ce point, par un professeur de Varanasi :


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