mercredi 29 juin 2016

Inévitable victoire




La vie intérieure - ou comme on voudra l'appeler - est une invasion. Un envahissement de notre néant par l'intensité divine. D'ordinaire, nous sommes possédés par un masque, des habitudes, des mécanismes, des plis où l'énergie divine semble devenir inerte, à l'image d'un pantin dont nul ne tirerait les ficelles. 
Car le paradoxe est inévitable : c'est Dieu qui s'oublie ainsi. C'est Dieu qui joue à être prisonnier de cette mascarade, de ce mauvais rêve, de cette fièvre folle.
La vie intérieure est alors un retournement, un ressaisissement, un arrachement, une révolte, un contre-exorcisme, un rétablissement, une réflexion, un réveil. Nous nous ébrouons, nous éveillant comme d'un long sommeil enchanté. La cause de ce réveil est libre, donc insondable, comme l'est la cause de l'aveuglement. 
Mais il y a une gloire, une victoire : jaya en sanskrit, victoire qu'Outpaladéva chante dans un Hymne à la gloire.
A la fin de cette célébration, le poète est à bout de souffle, il n'en peut plus, et l'inévitable survient : comme un barrage qui cède enfin, il se laisse submerger par la gloire, par la grâce, par l'inespéré, par ce je-ne-sais-quoi sans lequel le rien lui-même ne serait rien.
Il ne s'arrête plus : jaya jaya jaya...
Le cœur palpite, devenu adoration. 
Sa vie est remise entre les mains de celui qui est la Vie.
Kshémarâdja explique : "La répétition de 'gloire, gloire' suggère l'impuissance de celui qui crie ainsi, totalement possédé par le Seigneur suprême".

Gloire, oui, victoire, car l'Amour est plus fort que la Mort et que tous ses fantômes.
Plus moi que moi-même, il est plus fort que moi, seul à pouvoir me vaincre.

Il faut et il suffit de se convertir.
Encore et encore.

jaya jaya jaya....

lundi 27 juin 2016

Amor amoris

L'amour ne demande rien. Il dépasse infiniment les personnes par qui il passe. Pourtant, il ne peut passer que par des personnes. D'où les formules audacieuse d'un Maître Eckhart, reprises par l'ange de Silésie.



L'amour est le lien en l'universel et le singulier, entre la personne et ce qui la dépasse.
La personne n'est pas un assemblage d'informations qui "fonctionne" selon des lois déterminées, une sorte d'automate spirituel. Ou plutôt, une telle machine, si elle existe, est la sève de l'Acte, cristallisée par l'oubli, devenue habitude, tombée dans l'inertie. Mais la Vie demeure, sans quoi même ce simulacre de personne qu'est le Vieil Homme ne saurait subsister. Point d'illusion sans un Souffle réel.

Cependant, l'important n'est pas là. L'important est le lien, l'amour. L'amour est relation, mais relation créatrice des termes reliés. Je n'existe pas avant d'aimer. Je n'existe pas avant d'être aimé. Le sujet et l'objet, ou comme on voudra les prendre, n'existent pas avant l'amour qui les embrasse et en qui ils s'embrassent. Point de dualité sans un troisième terme. Ce troisième n'est pas vraiment un troisième. Il est la vie des termes reliés, il est tout leur être. Il est, plus que le ciment, la matière des choses. 

Et ainsi, il n'y a pas de séparation sans unité, pas d'unité sans séparation.
Telle est "l'ultime non-dualité", parama-advaita, du Dieu et de la Déesse.
Dieu - l'amour - dit, à travers le poète :

"Ma bien-aimée est l'abrégé de l'Univers, 
et l'Univers est prolongement de ma bien-aimée".
(Novalis)

Et cette parole est tout, et elle continue en tout, en chaque cri d'amour, jusque dans le dernier désir du dernier des êtres.

J'ai souvent entendu dire que la Trinité ignorait le féminin. Inutile de nier que le christianisme de Paul de Tarse n'est pas celui d'un amant de la Déesse... Mais le Souffle sacré, traduit par "Saint Esprit", n'est-il pas l'amour ? Or, l'amour n'est-il pas féminin, à l'origine ? De même, dans l'amour courtois, il y a l'amour, incarné par la Dame, la jeunesse, incarnée par son amoureux, et la joie qui les relie. Quelque soient le mode, on retrouve cette trinité, on retrouve l'amour, et on retrouve le féminin.

La conscience est amour.
La conscience ne se contente pas d'être.
Ou alors, il faut dire que son "être" déborde fatalement en amour, en félicité, en désir, en sensation et en action. Elle est l'opposé de l'inertie. Son silence est une parole assourdissante, grosse de tous les mots de toutes les langues.
Ou alors, la conscience se contente d'être. Mais, même alors, elle désire seulement être, et dans cette manifestation de soi comme être sans plus, réside son Acte souverain.
La conscience se crée toujours. Sa créativité est son existence. Jusque dans le rien, elle se crée librement. Elle s'aime jusque dans le néant. 
N'est-ce pas ainsi que les amoureux ont chanté l'abîme de l'amour ?

samedi 25 juin 2016

Trinité et Triade



Alors que, pour la plupart des non-dualistes, la conscience est seulement conscience, regard sans désir, ni excitation, ni volonté, ni pensée, ni action, pour le tantra non-duel, la conscience est aussi désir, amour, acte et liberté. En réalité, ces mots sont synonymes. Les uns sont impossibles sans les autres. Tout simplement.

Il y a Dieu.
Il y a la Déesse.
Et il y a la Personne.

Dieu est "a", la Lumière consciente qui infuse tout, jusqu'au néant.
La Déesse est "ha", la réflexion, le retour sur soi, et ses inflexions infinies, jusqu'au moindre mouvement, jusqu'à l'acte le plus humble.
Et ces deux-là sont inséparables, comme le feu et sa chaleur. Et de cette union intime et pourtant remise en jeu à chaque instant, naît la Personne, une mais aussi unique : "m", résonance subtile (anu signifie à la fois "individu" et "subtil").
Puis la Personne meurt, reprise dans le jeu du Grand Soufflet divin, car "a" et "ha" sont aussi l'inspir et l'expir, le soleil et la lune, goût et dégoût, amour et haine. La Personne se déploie dans l'intervalle entre le Dieu et la Déesse, entre l'être et la conscience d'être, le désir d'être, l'acte d'être.
Ces trois - Dieu, Déesse et Personne - sont inséparables. 
Aham : "je", le Mantra des mantras, le plus mystérieux des mots.
Ces trois sont la Triade sacrée - Trika dans la langue des dieux.

Non pas Dieu seulement. Ni la Déesse seulement. Ni la Personne seulement.
Mais Dieu compris comme Déesse et comme Personne. Déesse comprise comme Dieu et comme Personne. Personne comprise comme Dieu et comme Déesse.

Parce que la liberté, c'est le pouvoir de n'être pas confiné en ceci ou cela, fut-ce "Cela Qui Est".

La non-dualité n'est pas la disparition de la dualité, mais sa reconnaissance comme manifestation de l'unité. La dualité dans l'oubli de l'unité est sans doute une erreur. Mais l'unité dans l'exclusion de la dualité en est une autre. Car, s'il n'y a pas de dualité sans unité, il n'y a pas non plus d'unité sans dualité. Pas de vagues hors de l'océan, certes. Mais pas d'océan qui ne soit agité de vagues, non plus.

Pourquoi trois ? 
Parce qu'avec deux, on reste dans le conflit. De deux choses, l'une. Soit l'un, soit l'autre. La vie s'arrête. Ou bien on se compromet dans la médiocrité.
Alors qu'avec un troisième terme, une réconciliation (qui est bien autre chose qu'un compromis) est possible. Mieux : un dépassement. Mieux : une création.
Unité
Dualité
Dualité dans l'unité


N'est-ce pas là le motif profond de l'attachement chrétien à la Trinité ?
Un seul Dieu en trois Personnes.
L'impersonnel. La personne. Et l'amour comme troisième terme.

L'impersonnel, seul, est abstrait.
Le personnel, isolé, est voué aux tourments.

Ce dépassement-qui-intègre est le mouvement même de la vie, de la conscience, du désir, bref de l'existence. A quoi bon en donner des exemples. Tout l'illustre !

Nous célébrons ce Shiva
qui, selon son libre désir et sans nul autre motif ou cause,
engendre à la fois contradiction puis réconciliation,
et aussi dualité puis non-dualité,
car il connaît l'essence de la conscience ! 

Abhinavagoupta, Méditation sur la Reconnaissance, II, 2, 1 

vendredi 24 juin 2016

L'intelligence d'amour



Aujourd'hui, "intellectuel" est devenu synonyme de superficiel, de compliqué, de vain. 
Outre qu'il y a là sans doute le signe d'une impuissance intellectuelle - à l'image du renard de la fable - n'est-ce pas aussi qu'on a dissocié l'intelligence de l'amour ?
Et ceci semble vrai, hélas, jusque dans ce que l'on appelle "la spiritualité".
Or, amour et intelligence sont deux versants du Mont Sacré.
Le silence appelle le désir, 
l'absence la présence, 
le vide la plénitude.
La lenteur réfléchie est un hymne à l'ardeur mystique 
et la rigueur de penser, une célébration du cœur.
La justesse des mots n'est-elle pas le corps de la justice ?

Permettez-moi de rappeler ici le chant d'Outpaladéva, à la fois philosophe et mystique, philosophe parce que mystique :


La vision des choses telles qu'elles sont
et la grande fête de ton adoration :
couple d'inséparables
qui grandissent sans cesse
en tes amoureux. 

Hymnes, XIII, 7

Pourquoi faut-il sans cesse répéter que philosophie est amour de la sagesse ?

Et quelle sagesse, si ce n'est celle de l'amour ?

Quand Augustin demande la connaissance de Dieu et celle de son âme immortelle, à qui s'adresse-t-il ? A dame Raison. Oui : à la raison, à cette raison que tous méprisent aujourd'hui, le plus souvent au nom de quelques impressions infantiles idéalisées. Refus du réel. Régression. Et non plus transcendance. La raison est réduite à l'art de rédiger des notices et autres "procédures". Quelle laideur ! 

Or, raison et amour sont inséparables.
Raison culmine dans le silence.
Amour se meurt dans la béatitude.
Voilà pourquoi j'ai, à ma manière, certes superficielle, tenté d'attirer l'attention (l'amour ?) sur "l'autre versant du silence", pensé (sic) non comme une brume étrangère à un espace impersonnel, mais comme le bouillonnement même de l'océan sans rivages.

Jacqueline Kelen prévient :

"Tant que l'on dissociera l'intelligence et l'amour, on se retrouvera dans cette situation du monde moderne : d'un côté les gens intelligents, on dira même intellectuels pour préciser leur spécialité, nécessairement froids, voire méchants ; de l'autre ceux qui regorgent de bons sentiments et qui, conséquemment, peuvent s'abstenir de réfléchir...
Finalement, les troubadours, les Fidèles d'Amour, les philosophes néoplatoniciens ont réussi ce tour magnifique d'allier le goût de la perfection à l'appétit de bonheur. Et de nommer amour cette alliance miraculeuse. Les hommes modernes, assurément, peuvent les envier, eux qui la plupart du temps doivent choisir entre un bonheur morne et un savoir austère, entre la bêtise heureuse et l'intelligence tourmentée...
Quand on perd les mots, sans nul doute l'amour s'amenuise." (Amour, invincible Amour, pp. 108-114)

Je ne saurais mieux dire.

mardi 21 juin 2016

Un Védântin dit la vérité sur le Védânta !



Le non-dualisme radical de Shankara, pour qui seule la connaissance libère, sans ouverture sur une quelle conque expérience, ne manqua pas de susciter des tensions. Plusieurs, parmi ses sectateurs, aspirèrent à aller vers un non-dualisme plus sucré, où l'amour aurait sa place. Ainsi 

En réalité, même si la connaissance vraie détruit l'ignorance (avidyâ), ceci n'est pas la délivrance, car la délivrance est autre chose qu'une (simple) absence de joie et de peine... (cette absence) n'étant pas en elle-même le but de l'existence humaine.
Bien plutôt, seul l'amour de Dieu est ce (but), car il atteint l'essence de la joie, car il embrasse la conscience autolumineuse, pleine de félicité. 
La réalisation de l'Absolu (brahman) définie comme destruction de l'ignorance n'est pas l'accomplissement de l'homme, mais il le devient quand il est doué d'un genre d'amour spécial."

Nârâyana Tîrtha, Le Clair de lune de l'amour divin (Bhakticandrikâ), I, 1, 5, un commentaire des Bhaktisûtras de Shândilya

Un orgueil transcendant




Outpaladéva, l'un des auteurs tantriques parmi les plus humbles que je connaisse, distingue clairement l'orgueil des amoureux du divin de celui, plus commun, du commun des mortels :

"Je" suis le Seigneur,
"je" suis beau,
"je" suis savant,
"je" suis heureux.
Qui d'autre est mon égal
en ce monde ?
Cet orgueil transcendant

rayonne en tes amoureux ! 

Hymnes, III, 4

De son côté, Hadewij, vers 1250 (?), confirme que l'amoureux - l'amoureux de l'Amour - participe à la création de toute chose par l'Amour :

L'âme établie
dans une libre nudité,
dans un pur trépas, engendre
tout ce qui est et tout ce qui sera.

Mengeldichten XXII, trad. Porion

Le traduction ajoute que cette idée, plus tard reprise par Eckhart, vient d'Anselme.

dimanche 19 juin 2016

Faire, ou se laisser faire ?

L'approche de la tradition du Coeur n'est pas une méthode à laquelle on s'exerce.



Bien plutôt, on se sent pris et comme possédé par "quelque chose", quelque chose de plus grand, de plus beau, de plus noble que tout ce que l'on a jamais senti ou pensé. Le Coeur envahit le coeur, le corps. Comme un poison, l'amour divin se répand dans la chair, comme une huile il imbibe le tissu de notre être. Une branche de bois mort, jetée dans des cristaux de sel, devient sel, dit-on. La graine germe et périt en devenant fleur. Sa mort est son éclosion et son achèvement. 

A travers ces images, la tradition du Coeur ne propose rien, ne décrit rien : les tantras de la tradition du Coeur sont des cris de surprise, leur texte (tantra) est l'émerveillement de la texture (tantra aussi) même du réel. Ils ne transmettent rien : juste l'être trébuche dans sa propre liberté, emporté par le torrent de sa puissance sauvage.

Mais alors, n'y a-t-il pas dualisme ?
C'est vrai, la tradition du Coeur témoigne d'une rupture radicale avec tout. 
Pourtant, il ne s'agit pas de se détacher, ni de percer à jour une illusion, encore moins d'exclure quoi que ce soit. L'idée est plutôt d'éveiller, d'alerter la conscience à sa véritable destinée, de rappeler la glace à l'eau, d'invoquer en la solidité la fluidité, d'évoquer "l'artère secrète" qui, en chacun, ne s'assèche jamais, sans laquelle nul dessèchement ne serait possible, et qui est plus nous que nous-même.

Cette idée, au sens premier du terme, est admirablement résumée par le philosophe mystique (mais y a-t-il vraiment une philosophie sans amour, une amour de la sagesse sans amour ?) Outpaladéva :

Privé de toi,
tout doit être rejeté.
Plein de toi,
tout doit être embrassé :
Voilà l'essentiel.

(Hymnes, XII, 12)

Dieu, explique un autre sage de cette tradition du Coeur, est comme l'homme sanguin : passionné de tout, il vit aussi dans la haine de tout.

Dès lors, il faut se laisser faire. Ne plus faire. Non qu'il faille ne rien faire. Mais c'est comme tomber amoureux : une blessure ouvre dans le coeur (et donc dans le corps), que seule le Coeur peut guérir. L'âme est touchée, elle meurt dans cette étreinte, et elle renait en Dieu. Elle trépasse comme être créé, et repasse toute en sa Créatrice.
En Europe, nul n'a chanté cette in-action, cette action intérieure de Dieu sur l'âme amoureuse, qu'Hadewijch d'Anvers vers 1200 :

"Cet ordre que m'intime l'amour même
jette mon esprit dans l'aventure"

L'ordre est la touche de grâce, le "touchement du coeur", le coup d'amour qui déchire l'être à jamais et l'entraîne, tel un chevalier, dans l'aventure (elle emploie le mot français) de l'amour, la seule qui vaille la peine, la plus belle et la plus terrible de toutes. De même, la tradition du Coeur, en Inde, parle de l'âjnâ, l'ordre, le commandement, l'impératif absolu qui se confond avec la vie même : "Aime !" L'âme qui n'aime pas n'est même pas une âme. En vérité, comme l'ont si bien dit Yâjnavalkya en Inde et Platon en Europe, vivre c'est désirer l'absolu. C'est donc aimer. Vivre c'est se jeter dans les bras de l'infini, et c'est bien pourquoi le désir n'en finit jamais (ça c'est pour mes élèves:)).

Quand cette évidence vous frappe, point de rémission possible. Pour ne pas tomber, il faut tout lâcher. Car qu'est-ce que cette évidence ? Hadewijch répond, claire comme le jour :

"c'est chose qui n'a ni forme, ni raison, ni figure,
mais que l'on peut éprouver clairement".

C'est concret. Et pourtant, "l'amour se manifeste en fuyant, on le poursuit, on ne peut le voir."

Mais concret, oui :
"C'est la substance de ma joie,
ce vers quoi je ne cesse de tendre
et pour quoi je souffre tant de jours amers.
...
C'est merveille inconcevable 
qui m'a pris le coeur
et m'a fait me perdre en un désert sauvage."

Voilà, c'est simple. Trop peut-être. Surtout, c'est exigeant. Radical. Intègre. Fondamental. Pas à la manière des barbus et autres pharisiens certes. Mais à la mode sans mode des amoureux, de ceux dont la mesure est d'aimer sans mesure. Ils se laissent emporter, 
comme la rivière vers sa mer
comme le bébé lémurien sur le dos de sa mère
comme l'âme vers l'amour. 

vendredi 17 juin 2016

Le Védânta est-il non-dualiste ?

Je reprends ici un problème déjà abordé : Sachant que le Védânta rejette la dualité, peut-on encore dire qu'il est non-dualiste ? Autrement dit : La non-dualité peut-elle résulter d'une exclusion ?



Le Védânta de Shankara, dont il est question ici, se nomme lui-même "non-dualité exclusive", kevala-advaita. Kevala est un terme repris au système Sâmkhya. Littéralement, kaivalya est la "solitude", l’esseulement, l'être-absolu (au sens étymologique : "séparé de", par opposition à l'être-en-relation) c'est-à-dire la délivrance spirituelle conçue comme séparation d'avec la matière, d'avec toute expérience, agréable ou non. Le Védânta aspire aussi à la séparation entre la pure conscience et la matière, mais il ajoute que la matière n'est rien, qu'elle est négligeable (tuccha), car elle est un faux-semblant (mithyâ), comme une illusion (mâyâ). En d'autre termes, le monde, la nature, l'expérience en général, tout cela est rejeté par le Védânta. Être délivré, c'est être pure conscience dans laquelle le monde a disparu. il n'y a plus personne. Aucune expérience n'est compatible avec l'éveil à la non-dualité ; La non-dualité, selon le Védânta, exclut donc la dualité : le monde, la nature, les autres, le corps, la personne, etc. Evidemment, le monde est aussi pure conscience, mais il l'est seulement dans la mesure où il n'est pas monde, où il est réfuté comme monde. Le monde, en tant que monde, est impur, est souffrance, est mauvais. Au mieux, il est indifférent. Evidemment aussi, l'éveillé survit à son "éveil" : il vit. Mais, de son point de vue - seul valide - il ne vit plus. Et l'éveil définitif, ultime, passe par la mort du corps. La présence du monde et du corps, la survie d'une expérience "personnelle" (car après tout l'éveillé védântique continue à dire "je"), sont interprétés comme des "restes d'ignorance" (avidyâ-lesha). L'éveillé vit, mais comme une machine (yantravat). Il se nourrit par habitude, à cause d'un reste d'aveuglement qui disparaîtra totalement à la mort.

Comme le fait remarquer Lance Nelson dans un article que j'avais déjà mentionné, cette non-dualité par exclusion ne valorise pas la nature, la vie, ni les femmes. Tout cela est perçu comme des tromperies, des illusions à détruire sur le chemin de l'éveil. Or, la racine de cette attitude de rejet se trouve dans cette conception de la conscience qui en fait une pure connaissance privée de désir et de liberté. La conscience, selon le Védânta, est certes "éternellement délivrée" (nitya-mukta), mais elle n'est pas libre pour autant : elle ne peut agir. Elle ne crée rien, ne désire rien. Et, à la limite, les critiques bouddhistes ont raison de dire que cette conscience inactive n'est rien du tout, puisqu'elle ne "fait" rien... En ce sens, le Védânta ne serait rien d'autre qu'un culte du néant. 

Mais surtout, en rejetant le monde, la dualité, le Védânta est-il encore non-dualiste ? Y a-t-il une non-dualité authentique par exclusion de la dualité ? 
De plus, en accédant à la non-dualité par une exclusion (apohana), ne s'ensuit-il pas fatalement que cette non-dualité est une construction mentale (vikalpa), et non pas l'être réel (vastu, sadbhâva, etc.) ?

Un partisan du Védânta répondrait sans doute qu'il n'y a pas dualité dans le Védânta, car la dualité n'y est pas réellement rejetée, attendu qu'elle n'est pas... réelle. La dualité n'est rien. Il n'y a que la conscience inactive, bienheureuse de sa seule inaction. La dualité n'est pas rejetée, elle est réfutée, tout comme le serpent est "réfuté" quand on voit la corde. Peut-on alors dire que le pauvre serpent est "rejeté" ? 
A mon sens, oui. Il s'agit bien d'un rejet. Pour étayer cette interprétation du Védânta, on pourrait citer des dizaines de textes, écrits par Shankara ou après lui. Des centaines, même, car la production védântique est énorme. Pour mieux me faire comprendre, je compare cette attitude à celle de la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) à l'aide d'une analogie :

Soient deux spectateurs d'un film.

Le premier a peur, car il croit que ce qu'il voit est réel. Puis il réalise que ce ne sont "que des effets spéciaux". Il rejette alors ce qu'il voit, il se désintéresse du film. De l'attachement, il est passé au
 détachement indifférent. Par où il a gagné une certaine paix. Mais il n'est plus "dans" le film. Il a surmonté sa peur en rejetant l'expérience du film.
Le second a peur, aussi. Mais il réalise que ce film est un spectacle, qu'il ne craint rien physiquement. Et alors, sa peur ne disparaît pas. Elle se transforme : elle est toujours là, car il s'identifie aux personnages, mais avec plus de recul, avec la conscience qu'il ne risque rien. Mais il comprends l'intérêt de l'expérience, et la peur devient un plaisir, elle donne du piment à l'expérience, accroît son intensité.

Le premier spectateur est l'adepte du Védânta, de la non-dualité par exclusion de la dualité. Il n'a pas compris l'expérience. Il croit qu'avoir réalisé que l'expérience était une illusion est le fin mot de la compréhension de l'expérience. Il reste alors dans la dualité : il rejette l'expérience. Dans cette catégorie, on peut également ranger le Sâmkhya et le bouddhisme ancien, disons toutes les philosophies indiennes archaïques, celles d'avant la révolution tantriquo-mahâyânique (sic).  

Le second spectateur est l'adepte du tantra, du bouddhisme mahâyâna, bref, de toutes ces philosophies qui distinguent entre deux sortes d'expériences : l'expérience de la dualité seule, dans l'oubli de l'unité, ou l'expérience est pour ainsi dire en décalage avec la réalité ; et l'expérience de la dualité sur fond d'unité ou, mieux, comme manifestation de l'unité, où cette expérience ne détonne plus avec la réalité, mais lui est parfaitement, miraculeusement, conforme, fidèle et adéquate.

En ce sens, le Védânta est dualiste.

En d'autres termes, la non-dualité n'est pas le rejet (fut-ce par indifférence ou par réfutation) de la dualité, mais la reconnaissance de la dualité comme manifestation d'une unité vivante et libre, créatrice de cette dualité. Ainsi, l'expérience se trouve transformée, et non pas rejetée. Et le monde, la nature, la vie, le corps, continuent, mais transfigurés, pour ainsi dire.

Il y aurait bien d'autres choses à dire et de conséquences à tirer, mais comme j'y reviendrais encore et encore, j'arrête là. 

mercredi 15 juin 2016

La réalisation est félicité

La liberté spirituelle (mukti), l'accomplissement humain (siddhi) n'est pas un état de pure conscience impersonnelle privé d'émotion, mais la quintessence de tous les plaisirs. A ce titre, cet état peut-être décrit en termes sexuels :

Nulle part on ne voit le bonheur
sans plaisir des sens !
Comment donc peut-on aspirer
à cette "délivrance"
privée de conscience du plaisir, 
où la personne est comme une pierre ?
La Déesse a déclaré
que la félicité, c'est être libre 
et jouer en incarnant Shiva,
enlacé à notre bien-aimée
qui est la Déesse.


Déclaration d'un Kâpâlika, dans le Clair de lune de l'éveil, III, 16, une pièce de théâtre en sanskrit. Les Kâpalikâs sont des yogis tantriques, ancêtres du tantra non-duel et de la tradition du Cœur.


Bhakti et non-dualité

L'amour et la connaissance sont-ils compatibles ?



Pour Shankara, seule la connaissance mène à la délivrance, conçue comme isolement absolu de toute expérience, conscience pure, vidée de tout contenu, de toute affection. De même, le Sâmkhya aspire au détachement radical, tandis que cette variante du Sâmkhya qu'est le yoga de Patanjali idéalise "la suppression des émotions". Il y est certes question d'abandon à Dieu, comme d'un adjuvant, mais d'amour, nulle part...
A l'opposé, certains adeptes de Krishna ne jurent que par l'amour divin (bhakti), la participation pleine et entière au jeu divin, à sa délectation sans fin. Pour eux, comme pour ceux qui, aujourd'hui, idolâtrent le ressenti, l'énergie ou les vibrations, la connaissance est "intellectuelle", c'est-à-dire vaine, superficielle, trompeuse, indigne d'intérêt. 

Ici encore, la vison de la Reconnaissance (pratyabhijnâ) me semble la plus équilibrée et la plus profonde. 
L'amour y est reconnu comme connaissance, et la connaissance est une sorte d'amour. Finalement, ils sont inséparables comme Dieu et la Déesse, Shiva et Shakti. Ainsi Outpaladéva, le grand philosophe de la Reconnaissance, est aussi un grand amoureux du divin, dont l'ardeur s'est épanchée dans des centaines de versets magnifiques.

Après les invasions islamiques, l'amour divin s'est de plus en plus séparé de la connaissance de la non-dualité, jusqu'à devenir un problème insoluble, un dilemme incontournable. Râmakrishna dira ainsi qu'il préfère être celui qui savoure le sucre (l'amoureux), plutôt qu'être le sucre (le savant non-dualiste). Comme si l'un interdisait l'autre... Alors que tout le message de la Reconnaissance est justement que la conscience se savoure elle-même en un miracle vertigineux et brûlant dont nos expériences sont comme autant de reliques plus ou moins tièdes.

Un beau texte de cette époque où l'amour divin apparaît comme séparé de la connaissance est le Nâradabhaktisûtra, Les Aphorismes de Nârada sur l'amour divin. En voici quelques extraits :

"L'amour divin est un amour suprême pour le Mystère" (kasmai) 1

"Il est nectar d'immortalité" 2

"Quand on l'a connu, on devient fou, pétrifié, on se délecte en soi-même" 6

"L'amour divin est l'offrande de tous nos actes dans sa présence, être absolument possédé (d'elle)" 19

"L'essence de l'amour est ineffable, comme la délectation d'un muet" 51, 52

"L'amour est plus aisé que les autres (voies), car l'amour n'a pas besoin d'autre preuve, il est sa propre preuve." 58, 59

Or, ceci est aussi la voie du tantra non-duel, de la tradition du Cœur (kula).
Dans le tantra (différent du néotantra) en effet, on distingue l'approche tantrique, fondée sur le rituel et les techniques du yoga ; et l'approche du Cœur (kaula), nourrie par l'amour divin (bhakti) et l'émotion (bhâva). C'est un chemin obscur et lumineux à la fois, où l'on apprend à tout donner pour tout recevoir. Comme une dame l'a chanté sous d'autres cieux, mais à la même époque :

"Qui donne tout à l'amour
en éprouve grande merveille ;
l'âme adhère dans l'unité
au clair Objet qu'elle contemple,
puisant par l'artère secrète
à cette fontaine secrète  où l'Amour
enivre les cœurs étonnés 
de sa divine violence.
C'est chose familière au sage,
nulle étranger ne la découvre. 

Hadewij d'Anvers, Poèmes, XII



lundi 13 juin 2016

Déesse Primordiale

Le culte de la Déesse Primordiale (Parâ) a été introduit dans le Sud de l'Inde par des disciples d'Abhinavagupta, le maître de cette tradition au Cachemire.

Statue de la Déesse Sarasvatî,
forme exotérique de la Déesse Primordiale.
Elle joue la vînâ à une seule corde, 
symbole de la résonance de la conscience de soi (dhvani).
Dans sa main gauche inférieure, elle tient, avec le Geste de la Conscience (cinmudrâ), le Texte du Je Parfait (pûrnâhantâshâstra) : 
la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ)


Une Introduction à la Déesse Primordiale (Parâpraveshikâ) a été attribuée à Kshémarâdja, proche disciple d'Abhinava, mais on pense aujourd'hui qu'il s'agit plutôt d'une oeuvre composée dans le Sud. Comme son titre l'indique, elle est destinée à introduire à la méditation de la Déesse Primordiale. Qui est-elle ? Simplement la conscience, qui enveloppe en elle toutes les expériences possibles. Elles manifeste ces pouvoirs comme les facettes d'un diamant qui fulgure tour à tour : unité, dualité, unité-dans-la-dualité ; vide, monde, transcendance, réintégration du monde...

Abhinava a composé son oeuvre à la plus complexe sur le tantra fondamental de cette pratique : le Tantra de la Déesse Primordiale, Souveraine de la Triade (Parâtrîshikâtantra). Comme une demi-douzaine d'autres textes du même genre, notre Introduction est donc une préparation à cette étude. Le culte, quant à lui, est exposé en détail dans un autre texte composé dans le Sud, la Liturgie de Parashourâma. Le moment central de cette adoration est l'offrande imaginaire de morceaux de beurre dans le Feu de la conscience, visualisé dans le ventre. Ces "morceaux" sont les éléments (tattva) qui constituent toute chose, depuis l'élément Terre jusqu'à Dieu, sachant que chaque élément est une inflexion de la conscience de soi, d'une part, et que chaque élément contient tous les autres, d'autre part, suivant le principe "tout est dans tout".

Voici le verset inaugural de cette Introduction, verset qui, selon l'usage, contient la signification du texte entier :

Nous célébrons la conscience,
Cœur du Maître des maîtres,
qui à la fois est toute chose
et qui transcende toute chose,
et qui se manifeste clairement
à travers les Puissances
comme la (Déesse) Primordiale.


dimanche 12 juin 2016

La conscience est à la fois unité et dualité

"Quand on est seul, on dit qu'on est seul avec soi, ce qui implique qu'on n'est pas seul, mais qu'on est deux. l'acte par lequel nous nous dédoublons pour avoir conscience de nous-même crée en nous un interlocuteur invisible auquel nous demandons notre propre secret... Toute conscience est astreinte à se jouer une sorte de comédie dans laquelle le moi ne cesse de se chercher et de se fuir."



Dès que j'essaie de me saisir moi-même, je me fais objet pour moi-même, autre que moi, et donc jamais je ne parviens à me saisir : "Jamais il ne parvient à saisir directement sa véritable nature", dit Louis Lavelle (La conscience de soi, I, 3)

Je ne suis pas d'accord.
Quand je "prend conscience de", il y a bien comme une mise à distance de la chose. Mais elle ne cesse pas pour autant d'être une avec la conscience, avec moi. Autrement, il n'y aurait pas de conscience de cette chose !
Il est vrai, cependant, que la conscience de soi n'est souvent que la conscience du corps ou d'une autre représentation, d'une image. Mais pour autant, la pleine conscience de la conscience, mon moi véritable, ne cesse jamais, en arrière-fond de tout état de conscience. Même si je n'en ai pas de conscience claire et distincte, même si je ne l'ai pas reconnu, tout baigne toujours dans la conscience. Et, comme il ne saurait y avoir conscience sans conscience de soi, la pure et parfaite conscience de soi ne cesse jamais. Elle est l'acte par lequel je me crée, par lequel je crée toute chose. Et cet acte est un désir aussi, donc un événement personnel, quoi que universel. Je veux dire : mon moi véritable est universel, transpersonnel si l'on veut, mais il est personnel. Il n'a rien d'indifférent. Il est un acte, un désir d'exister, une parole créatrice, une invocation dans l'être.

Mais, dira-t-on, toute "conscience de" n'implique t'elle pas une dualité ?
Oui et non. Un écart oui, mais entre soi et soi. 
C'est cela qui est difficile à penser, et qui en égard tant.
Le dilemme entre pure unité et dualité est un faux dilemme. 
La conscience est à la fois unité et dualité.

Dans la Reconnaissance (pratyabhijnâ), c'est ce que suggère l'expression de "vibration". La conscience, qui est toujours "conscience de", est vibration, frémissement, frisson, palpitation, tremblement, vague, onde, pulsation, c'est-à-dire mouvement immobile. Mouvement immobile. Dualité non-duelle. Unité démultipliée. Séparation fusionnante. Nonchalance pleine d'ardeur.
Mais ses plus beaux noms sont "amour" et "liberté".

La conscience est comme un océan sans rivages. Et un océan est toujours parcouru de vagues.
Mais laissons la parole à Abhinava, murmure toujours neuf et pourtant inaudible :

"Cette (vibration) est une sorte de mouvement, une claire manifestation, qui ne dépend de rien. Elle est une vague dans l'océan de la conscience, et la conscience ne saurait être sans (vague, sans vibration). 
Il est dans la nature de l'océan d'être parfois calme, parfois (agité de) vagues et autres (mouvements). Ce (Cœur, cette vibration) est l'essence vitale, parce que toute chose, dépourvue de conscience propre, est animé par la conscience, dépend d'elle comme de son fondement. Cette essence vitale est le Cœur immense."

La Lumières des tantras, IV, 184-186

Cette résonance est clairement ressentie au début et à la fin de tout acte, respiration, geste, éternuement, orgasme, émotion... Elle est la Parole primordiale, "je", le mantra des mantra, le murmure de vie qui anime toute parole, l'élan à l'origine de tout élan.

Mais, comme l'a chanté Hadewije, que seule cette Parole peut nous instruire d'elle-même, en un chemin unique à chacun, instant après instant, saison après saison :

"Pour tristes que soient la saison et les oiselets,
le noble cœur ne saurait l'être.
Mais qui veut affronter les travaux de l'Amour
devra de Lui seul apprendre
- douceur et cruauté, joie et douleur -
ce qu'il faut éprouver pour aimer."

Poèmes, III, Seuil

samedi 11 juin 2016

Ambiguïté de la conscience

La conscience est adoration, c'est-à-dire prière, émerveillement


La conscience est sensibilité.
Pour le meilleur et pour le pire, aussi.
Voilà pourquoi certains ont célébré la conscience, alors que d'autres ont vu en elle l'origine de toute souffrance.
Louis Lavelle touche du doigt cette ambivalence :

"Le propre de la conscience, c'est de rompre l'unité du monde et d'opposer un être qui dit Moi, au Tout dont il fait partie."

Simone Weil note, de même :

"Je suis tout. Mais ce je-là est Dieu. Et ce n'est pas un je".

La conscience - ce qui dit "je" - est ainsi la faute originelle, la rébellion primordiale qui veut s'associer au Tout, sans être le Tout. 
Mais

"la conscience est aussi le principe de toute rédemption, puisqu'elle permet une imitation de Dieu et un retour à lui."

Selon Lavelle, le problème est que cette réintégration au Tout exige la disparition de la conscience.
La conscience est donc à la fois retournement contre le Tout, désir d'indépendance, et aspiration à se fondre en ce même Tout, désir de dépendance. Ambiguïté de la conscience.

Toutefois, même dans la souffrance, la conscience est préférable à toute insensibilité :

"Il n'y a point d'état de la conscience...qui ne vaille mieux que l'insensibilité ou l'indifférence."

Ambiguïté de Lavelle, ou de la conscience elle-même ?

Il me semble que la Reconnaissance (pratyabhijnâ) offre une réponse plus claire - et non moins incompréhensible : cette ambiguïté, elle la reconnait (normal, dira-t-on...), mais elle la nomme à nouveaux frais. L'ambiguïté est liberté
Or, qu'est-ce que cette scandaleuse liberté ?
Elle est le pouvoir de n'être point confiné en soi-même - ce "soi-même" fut-il paix, repos, bonheur, unité, harmonie. 
La liberté est le pouvoir de devenir autre, tout en restant soi. Car si la conscience devenait autre qu'elle-même en s'altérant, à la manière dont une tasse brisée n'est plus une tasse et ne le sera plus jamais, elle serait une chose, et non point la conscience. Mais si elle était prisonnière d'elle-même, fut-ce un soi-même vide, parfaitement inaltérable et plein de soi, elle ne serait pas non plus différente d'une chose. Elle serait confinée en elle-même. Contrainte d'être "vide", par exemple, pour être ce qu'elle est. Elle ne serait pas libre.
Lavelle approche de reconnaître cette vérité quand il remarque :

"Lorsque la conscience cherche un objet en dehors d'elle et souffre de ne pouvoir l'atteindre, c'est qu'elle souffre de ses limites et qu'elle cherche seulement à grandir. Car il ne peut y avoir d'objet pour elle que celui qu'elle est capable de contenir. On peut bien dire qu'elle est enfermée en elle-même comme dans une prison : c'est une prison dont les murs reculent indéfiniment."

(La conscience de soi, I, 1,2)

Admirable remarque !
Tout est dit, en germe, comme en un murmure, comme en ce frémissement qui marque la conscience jaillissante, à l'aube de tout émoi. 
La conscience est à la fois création d'un objet, puis identification à cet objet (ce qui s'appelle vivre), et enfin dépassement de cet objet (ce qui s'appelle exister, mais aussi être distrait ; et aussi, mourir ; et aussi, transcender, se dépasser, se délivrer...) ; sachant que le dépassement de cette objet est à la fois réintégration d'un autre, dés-identification de cet autre et création d'un nouvel objet. Cela se passe ainsi à chaque instant de nos vies. Je vois cette tasse. Je deviens tasse. Je reviens à l'écran de l'ordinateur : création, mort, renaissance, recréation. Samsara ou nirvana, selon que ceci est savouré ou non. En langage bouddhiste, on dira plus volontiers que les noms et les formes sont comme des dessins tracés sur l'eau, apparaissant-disparaissant, évanouissant-évanescent.
La conscience cherche à se supprimer elle-même. C'est inévitable. Épuisée par son identification à un corps, ou plutôt dégoûté par telle expérience nécessairement délimitée, elle aspire à revenir en soi, sans réaliser que l'objet dont elle est dégoûtée est aussi elle-même. Elle désir alors l'absence de désir, un long repos, le vide, le nirvana des petits bouddhistes, l'anéantissement, la fusion dans le Tout, la perte de l'ego, l'inconscience, l'insensibilité. Mais, si ces plages de silence sont certes nécessaires, vitales même, et bienvenues en ce sens, elles ne sont que des pis-aller, des interludes rafraîchissant, et non le But, qui est infini.

Cette liberté de la conscience est la clé.
Amour est un autre de ses noms.
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