dimanche 10 juillet 2016

Comment être tolérant sans être indifférent ?




La connaissance de la réalité ressemble à la réalité.

La réalité est un arbre : à chaque choix, une pousse nouvelle.

La connaissance est un arbre : à chaque option, une branche naît.

Ainsi, il existe une riche diversité de langues, de points de vues. Et la grandeur d'âme est invitée à voir ces visions avec bienveillance, à l'image du jardinier amoureux de chaque efflorescence, de chaque rameau nouveau, en lequel il reconnaît une même sève. 

Oui. 
Mais comment accueillir ces différences sans tomber dans l'indifférence ?

Car voyez : si je me contente du cliché selon quoi "toutes les routes mènent à Rome" ou encore, si "tous les chemins mènent au sommet de la montagne", alors tout se vaut. Et si tout se vaut, à quoi bon échanger ? Qui irait échanger le même contre le même ? Si tous les points de vue ne sont que des formes différentes pour accueillir la même matière, alors pourquoi s'intéresser aux formes ? Comment admettre une dose de relativité, sans tomber dans le relativisme ?

Cette vision tolérante, mais indifférente, prédomine aujourd'hui.
Pour deux raisons :

- la première est que cette vision est simple. N'importe qui peut l'entendre, l'endosser et ainsi se revêtir à peu de frais de cette tolérance que nos contemporains idolâtrent. Autrement dit, le relativisme est populaire en raison de la faiblesse intellectuelle du peuple. Impuissant devant les grandes œuvres de l'esprit, le vulgaire  fait mine de tolérer tous les points de vue. Entendons : surtout ceux qu'il ne comprend pas !

- la seconde est qu'elle permet d'éviter tout dialogue véritable, toute confrontation, toute rencontre avec d'autres points de vue que les nôtres. La tolérance donne ainsi bonne figure à la lâcheté. Le poltron passe pour doux, il semble lâcher-prise : "moi, je dis que tout ça, ce ne sont que différents points de vue... ou différentes manières de dire la même chose"... Sous-entendu : je me fous de ce que les autres disent. Ceux qui prennent cette posture me font penser à ces gens qui se croient généreux en donnant un chèque en blanc en guise de cadeau, parce qu'au fond, ils ont la flemme de faire l'effort de chercher un présent, d'être présents à l'autre dans ce geste. Le relativisme est une fuite. En outre, en disant aux autres que toutes les opinions se valent, on leur assène implicitement que leur revendications ne valent rien, on étouffe leur voix en la recouvrant d'un "tout se vaut" aussi violent que cruel. Mais la dureté de cœur aime à se parer d'une suave semblance. Il existe maints stratagèmes pour faire taire un importun. Le relativisme est l'un d'eux. Et des plus efficaces. D'où ces "selon moi", ces "pour moi" et autres "personnellement" devenus ces obligations polies, fausses humilités, symptômes d'une réelle arrogance et d'un nombrilisme exacerbé jusqu'à la banalité.

Non, je dis que la véritable humilité consiste à assumer ses opinions. Et à aspirer à parler selon la raison, et non "selon moi". Le philosophe est un amoureux de la sagesse. Or l'amour s'avance nu. Si l'amour rend aveugle, c'est en ce sens qu'il éveille à une vision risquée, à un dépouillement dans lequel je m'avance à découvert. L'une des beautés de la raison est que, pour universelle qu'elle soit, je me singularise d'autant plus que j'en fais bon usage. Raison, parole : logos. Dignité, divinité, ampleur, élévation, dépassement de mes œillères, et non point raison fallacieuse, étriquée. Philosophie et non point sophistique. Spiritualité et non point "coaching" (sinistre onomatopée !).

Pour autant, nous sentons aussi, à juste titre, que la relativité est bel et bien un fait. Et qu'une vue large est plus belle et meilleure qu'une vision rigide, à vrai dire aveugle, ou qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez. 
Oui, mais relativité n'est pas relativisme. Non que j'ai à redire contre les -ismes. J'ai affirmé clairement qu'il vaut mieux assumer une opinion, quitte à tomber dans un -isme, que de disparaître dans les faux-fuyants d'une magnanimité factice. Mais quoi ? N'est-il pas vrai aussi qu'il faut être généreux ? Pourquoi ? Non pas au nom d'un politiquement correct qui n'est que folie politique, mais parce que notre destinée d'humains doués de parole est décidément de grandir. En accueillant.
C'est-à-dire ? C'est à dire que les points de vue, relatifs, sont englobés dans un point de vue absolu, comme tous les espace sont dans l'espace. La chose est simple à voir.

Mais ne demeure t-on pas encore enlisé dans l’indifférentisme paresseux, cynique et nombriliste ? 
A en rester là, certes oui. Et c'est bien dans ce nid douillet que l'on s'établit le plus souvent quand on est en groupe, pour paraître "sympa", agréer l'instinct grégaire, sacrifier au petit troupeau des bêlants.
Ah, qu'il est bon de se sentir mouton ! 
Mais telle n'est pas la voie du philosophe, telle n'est pas la voie de la l'amour. A-t-on jamais vu une "bande de philosophes" ? Les intelligences ne additionnent pas, elles se divisent. Ou alors, pour éviter cette funeste arithmétique, elles doivent d'abord accepter une certaine solitude. Encore un paradoxe : c'est en admettant que nous sommes divisés que nos intelligences pourront se mêler sans se diviser mutuellement. Mieux vaut un libre désaccord qu'une tolérance hypocrite. Non qu'il faille être dur sous prétexte de franchise - qu'ils sont misérables ceux qui justifient leur manque de tact en invoquant la franchise ! - mais l'honnêteté ne va pas sans une certaine pudeur qui se traduit en humanité. Laquelle n'empêche point de choquer, de heurter l'opinion d'autrui, et donc autrui, si ce dernier fait corps avec ses opinions. Socrate ne se comparait-il pas à un taon ? Et, certes, il finit par être condamné à mort par ceux qu'il avait ainsi interpellé. Le philosophe est donc intègre, il n'hésite pas à heurter les "points de vue", fut-ce le relativisme, mais sans intention de nuire et avec le plus d'humanité possible. Au contraire même, il faut être prêt à risquer sa vie, ses relations, sa réputation, sa carrière, ses ambitions, dans l'aventure de l'éveil des consciences.

Mais l'indifférence ? Si toutes les opinions se valent, comment l'éviter ?
Eh bien, là aussi, la réponse est simple, quoi que choquante pour l'air du temps : il faut hiérarchiser les points de vue. Hiérarchiser, c'est discerner, c'est rendre hommage au sacré, au transcendant, à l'immense, au plus vaste que nous, à ce qui est plus que nos points de vue. C'est, d'après l'étymologie, s'ancrer dans le sacré, au-dessus des opinions. Or, le premier reflet en nous du sacré, c'est la pensée, la parole, la raison. Nous ne sommes pas des bonbons à la menthe, mais des êtres doués de cette intelligence miraculeuse, de ce pouvoir divin de discerner le vrai et le faux, le bien et le mal, quelle que soit la difficulté de l'entreprise. Or, pouvoir implique devoir.
Et surtout ! surtout : nous rendons ainsi à chacun le sien. Nous sommes justes - ou du moins nous tendons vers la justice. Nous ne renvoyons pas tous les points de vue dans le même panier, avec ce que cela suppose de mépris foncier - quoi qu'on s'en défende - mais nous accueillons chacun dans sa singularité, à sa place irremplaçable. Chaque point de vue est unique, teinte inédite dans l'arc-en-ciel des points de vue. Hiérarchiser, c'est respecter.

Il y a du relatif. Bien. Mais ce relatif évolue au sein d'un Regard qui n'est pas relatif. Et notre aventure, notre risque et notre noblesse ne sont pas de renoncer à hiérarchiser, c'est-à-dire à comprendre, en nous réfugiant dans le relativisme, le scepticisme ou l'agnosticisme, mais bien de nous engager, d'essayer, de nous battre, de mettre en jeu tout ce qui nous est cher. Le seul détachement qui vaille est le détachement par amour de l'unique, par respect de l'autre. Qui aime bien, juge bien. Et non pas : "qui aime, ne juge pas". Mais juger bien peut consister à juger que l'on est pas, à tel moment, en état de juger. Car il ne s'agit pas de ce précipiter. Mais il ne s'agit pas de fuir non plus.

Voici la justice : reconnaître l'ordre et la place de chacun, de chaque opinion, de chaque point de vue, jusqu'à la Racine mystérieuse et lumineuse du sacré. Tel est notre devoir de conscience. Telle est notre quête, la seule qui nous rende à la fois magnanimes et justes, la seule qui offre de pouvoir être tolérant face à la transcendance, sans sombrer dans l'indifférence et la condescendance.

Telle est la générosité que j'aime dans l'amour de la sagesse, que je reconnais en tous les esprits qui me touchent, d'Orient comme d'Occident, loin de cette mollesse lénifiante que l'on nous sert sans cesse comme panacée avec, je le soupçonne, le projet de nous endormir.

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