mercredi 26 juillet 2017

Pourquoi traduire ? Ou comment une traduction peut décider d'une vie

Pourquoi traduire des textes sanskrits ou tibétains,
alors que "tout est en nous" ?
Lire ces textes, n'est-ce pas encourager le "mental"
et contribuer à nous couper encore un peu plus du coeur ?


Je ne le crois pas.
Je ne vais pas répondre à toutes ces questions 
dans cet article.

Je voudrais insister sur un seul point :

Tous les discours actuels sur la non-dualité et sur la méditation
dérivent, directement ou non, de discours écrits en sanskrit
et en tibétain. 

Or, ces traductions induisent parfois en erreur.
Je ne parle pas d'une erreur de traduction sans conséquences,
d'un point de détail pour érudits,
mais de traductions qui induisent toute une vision du monde,
et qui mènent à une impasse.

Prenons l'exemple qui, selon moi, est le plus flagrant 
et le plus grave :
La traduction du sanskrit vikalpa,
rendu en général par "concept" ou "pensée".
Il va de pair avec le mot nirvikalpa,
que l'on traduit donc par "sans pensée" ou "sans concept".

Mais ce choix de traduction a entraîné
l'ensemble de la communauté spirituelle mondiale
dans une impasse, dont peu ont réussi à se dégager.

En effet, en traduisant vikalpa par "concept",
on a fait croire que le but de la vie spirituelle était 
de vivre "sans concept", nirvikalpa.
Et donc, les gens qui ont un brin de bon sens
se demandent si un "éveillé" pense,
s'il peut penser, s'il a des pensées... 
Et donc, on se demande si telle personne,
qui est considérée comme une "éveillée"
n'a vraiment aucune pensée, parce que, visiblement,
elle semble en avoir...

De plus, vivre sans pensées aucunes semble impossible.
Et, comme on y parvient pas, on se désespère,
ou bien on imagine que "l'éveil" est un état surnaturel,
accessible comme par miracle à quelques rares élus.

Enfin, comme on voit bien que ces "éveillés" pensent,
on est en permanence déchiré par ce décalage
entre l'idéal et les faits, et soit on est déçu, voire aigri,
soit on devient une sorte de fanatique psycho-rigide.

Or, cette traduction est fausse.
Quand un texte sanskrit dit que l'éveillé est nirvikalpa,
il ne veut pas dire qu'il est sans aucune sorte de pensée.
Pourquoi ?
Tout simplement parce que vikalpa désigne,
non pas la pensée en général,
mais une sorte bien particulière de pensée :
une pensée qui est un doute, une hésitation,
un dilemme, un genre de scrupule ("Est-ce bon ou mauvais ?", 
l'exemple classique étant "Est-ce un serpent ou une corde ?").
Ce vikalpa est un conflit entre des alternatives,
une pensée en forme de question insoluble.
Pour la pensée en général, il y a d'autres mots,
comme dhî, buddhi, etc.

Être nirvikalpa, ça n'est donc pas être "sans concept",
mais être sans hésitation, libre de tout doute.
D'ailleurs, la contrepartie positive de nirvikalpa
est la certitude, nishcaya.

Si la voie et le but de la vie étaient de vivre sans aucune pensée,
alors tous les enseignements se réfuteraient eux-mêmes, et les animaux, les plantes et les pierres seraient "éveillées".

Faute de repérer cette distinction entre "pensée" en général
et "doute", on tombe dans un océan de contradictions.
Le résultat est la scène non duelle contemporaine,
avec ses dialogues absurdes et ses pièges logiques
à n'en plus finir.
Et du coup, les gens rejettent les discours en général,
la pensée, la réflexion, le discernement, l'intellect, la raison,
bref, les outils qui permettent d'atteindre une certitude,
une assurance tranquille, indispensable pour 
une vie intérieure réussie.

Si vraiment on croit que "toute pensée est fausse",
alors la vie devient une torture. Dans le meilleurs des cas.

A côté de cela, il faut ajouter que certains courants
refusent effectivement toute pensée.
Mais, comme ce refus est une pensée,
ils tombent dans l'impasse de l'autocontradiction,
et on ne peut que souhaiter le meilleur à leurs adeptes.

Voici un autre exemple des conséquences pratiques de cette malheureuse traduction de vikalpa :
Dans le Tantrâloka XXIX, Abhinava Goupta parle des qualification
pour pratiquer le rituel kaula. Il dit que le candidat doit
être nirvikalpa. L. Silburn traduit par "sans pensée".
Du coup, on se dit que cet adepte doit être bien rare !
Et, de fait, Abhinava Goupta dit plus loin qu'un tel adepte est rare.
Mais en réalité, il ne s'agit pas de "pensée", puisque vikalpa
a un sens beaucoup plus précis. 
En fait, Abhinava Goupta veut dire que ce candidat au rituel kaula
doit être "sans hésitation", et non pas "sans aucune pensée".
 D'ailleurs, dans l'initiation kaula,
le maître présente au candidat une coupe faite avec un crâne, par exemple, rempli de vin.
Si le candidat hésite, s'il tergiverse, si sa main tremble, il n'est pas
nirvikalpa et la tradition conclut qu'il n'est pas prêt pour cette voie. Autrement dit, s'il hésite, s'il "pense" au sens où ses doutes se traduisent par un geste hésitant, alors il n'est pas "qualifié".
Ici, il est évident qu'on ne demande pas à l'adepte d'être "sans concept".

Et non seulement cette traduction est beaucoup trop vague,
mais encore elle suggère que c'est seulement la pensée abstraite
qui  est rejetée, alors que vikalpa enveloppe toutes les sortes
de doutes, émotionnels, imaginaires, sensitifs, et pas seulement 
les jugements abstraits, comme ceux des mathématiques par exemple !

Bref, cette traduction de vikalpa par "concept" est un désastre
qui a détruit et qui ruine encore la vie de centaines de milliers de personnes.

D'où l'importance des traductions.
On a beau claironner "au-delà des mots... au-delà des mots..."
il faut d'abord les maîtriser un peu avant de prétendre
les dépasser. 
On n'est jamais libre de ce que l'on ne comprend pas, ou mal.

Voilà pourquoi j'avais proposé cette semaine
une retraite de méditation combinée à la lecture de poèmes
sanskrits d'Abhinava Goupta, retraite qui n'a malheureusement pu
se faire. 
Quoi qu'il en soit, retenons l'importance du choix des mots pour traduire.
J'essaie d'y travailler chaque jour, notamment dans l'espoir
d'éviter le genre d'impasse existentielle induite
par les mauvaises traductions,
comme celle de vikalpa par "concept".

2 commentaires:

  1. Vikalpa : Ne serait-ce pas finalement ne plus ressentir d'insécurité interne?

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  2. Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.

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Pas de commentaires anonymes, merci.

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