lundi 10 juillet 2017

Qui est le maître ?

La relation maître-disciple
est comme la relation amoureuse :
un Graal, ou une carotte magique... on ne sait trop.

Comme d'autres, j'ai cherché le maître.
En me préparant ?
Sans doute.
En tous les cas, de bien étranges "maîtres" sont parfois arrivés dans ma vie.

A la suite des souvenirs rapportés par mon ami Stéphane Arguillère,
je voudrais raconter dans ce billet ce qu'il me souvient d'un maître tibétain assez étrange, Tchimé Ringdzin (chi med rig 'dzin, 1922-2002)




Tchimé Ringdzin était un vieux lama (un gourou, en tibétain),
à l'allure assez proche de l'image que l'on se fait d'un sage oriental :
expression énigmatique, barbichette blanche, cheveux longs noués en chignon...
Était-il un sage ou un fou ?
Je ne sais.
Mais son ambivalence était toute dans son nom : 
était-il un "éveillé immortel" ou un "sorcier invincible" ?
En effet, il est possible de lire son nom dans ces deux sens opposés,
car ringdzin ou vidyâdhara, en sanskrit, peut désigner soit une sorte de sorcier,
soit (mais c'est nettement plus rare...) un être qui "possède le discernement",
qui a reconnu l'essence de son âme jusqu'à en maîtriser
toutes les puissances.

Quoi qu'il en soit,
j'ai rencontré Tchimé Ringdzin en 1991 ou 92 (?) grâce à Stéphane.
J'étais passionné par le dzogchen, la "grande perfection" qui, à l'époque, était surtout... un grand mystère. 
Il faut imaginer qu'à l'époque (eh oui, déjà 26 ans !),
les sources étaient rares. En fait, il n'y avait presque rien.
Aujourd'hui, on peut lire des centaines, des milliers de pages sur le dzogchen.
Mais il y a trente ans, les borgnes étaient rois,
nous traitions les verroteries comme des diamants.
Et nous étions jeunes, naïfs (mais réputés "intellectuels", tare suprême et rédhibitoire dans le milieu bouddhiste comme dans toute société religieuse), remplis d'idéaux non moins que d'ardentes résolutions.
Comme Stéphane, j'étais prêt à tout.
Mais pas à n'importe quoi.
Je voulais partir à pieds jusque dans les montagnes,
traverser des déserts, mais la réalité me décevais régulièrement.
Sortant de chez moi pour aller à la rencontre de Longchenpa,
je me retrouvais quelque part entre Barbès et Pantin,
au milieu d'une soirée bobo organisée sur le thème
"on récite des mantras pour avoir plein de mérites en ce jour compte-triple", avec un calendrier tibétain en guise de plateau de Scrabble.
Ou une variante. Bref.
Je reviendrai à la fin sur ce douloureux décalage.
Car la dissonance est au cœur de cette affaire.

Toujours est-il que Stéphane m'avait invité à rencontrer l'un de ses maîtres,Tchimé Ringdzin. 
Du reste, comme lui, Stéphane portait à l'époque une sorte de barbichette. Stéphane était lumineux, plein de fraîcheur,
et d'une intelligence rare dans la cage-aux-éveillés.
Il me présenta au maître, et je pris rendez-vous pour un mercredi matin, je crois.
Je me rendis dans un appartement, celui de M. Massoubre, semble-t-il.
Comme j'étais en avance, je méditais une heure dans une église proche. J'ai toujours aimé les églises, surtout à Paris.
Contrairement aux "centres du Dharma", on peut y méditer en paix.

Or, la pression montait en moi en même temps que je montais les escaliers vers
cet impressionnant personnage qu'était Tchimé Ringdzin.
Stéphane laissait entendre qu'il avait des pouvoirs,
qu'il était capable de trucs inexplicables...
Je dois dire que, d'emblée, j'avais trouvé son enseignement confus, outre son "broken english". Il me revient le souvenir d'une question sur la difficulté de visualiser les divinités. Il avait répondu quelque chose comme : 

"You problem visualize sex of beautifull woman ?"

Tout était dit.
D'un autre côté, les maîtres dzogchen, en ce temps héroïque, ne courraient
pas les allées d'Internet, qui n'existaient pas encore.
Je m'étais donc résolu à ne pas lâcher le bonhomme
avant qu'il n'ait pointé pour moi "la nature de l'esprit",
rigpa en tibétain. Un Graal d'un genre singulier, la cerise sur le gâteau du bouddhisme tibétain, avec plusieurs étages
de cent mille trucs à faire :
je voulais directement goûter la cerise.

J'entrais donc dans l'appartement,
où je vis d'abord un jeune homme au crâne rasé
que je pris pour un skinhead le temps de quelques instants.
C'est dire que j'étais prêt à toute rencontre...
Il faut ajouter que l'appartement était plongé dans
la pénombre d'un jour pluvieux.
Après avoir donc dit bonjour à Tulkou Trinley (une sympathique réincarnation franco-américaine d'un tibétain)
qui faisait ses devoirs,
je vis Tchimé Ringdzin assis sur l'autre canapé du salon.
Après la prosternation d'usage, je m'asseyais
à ses pieds, collé à la table basse
où il mangeait un bol de Corn-flakes.
Il était face à la télé, connecté sur Disney Channel.
Franchement, j'aurais voulu vous y voir !
Comment poser des questions à un maître
quand Donald vous déchire les oreilles ?
Mais Tchimé Ringdzin semblait tranquille
et, au bout de quelques instants,
il m’invita à petit-déjeuner avec lui.
Je refusais poliment.
Au bout de deux minutes,
il me demanda, comme pour briser la glace :

"You no like Donald ?"

C'était l'instant où jamais.
Je savais que Stéphane devait arriver plus tard pour
"traduire" l'entrevue, mais il faut battre le fer quand il est chaud, n'est-ce pas ?
Tout le problème était de savoir comment,
à partir de Donald,
introduire la question de l'introduction à la nature de l'esprit...
Tchimé Ringdzin, tel un immortel sorcier tout droit sorti
de la télé elle-même, imperturbable, faisait croustiller
le Corn-flakes, pendant que je me dandinais d'une fesse sur l'autre,
tel un pauvre bougre au bord du plongeoir des dix mètres.

A un moment,
une question jaillit. Je levais le bras (?!?) et demandais :

"What is rigpa ? Can you show me ?"

Il tourna la tête, avec la même expression que sur les photos
(expression qui, avec tout le respect du, 
me fait inévitablement penser à Alf) :

"Rigpa is understand Buddha, samsara nirvana difference".

Et il continua avec une métaphore lumineuse :

"Like know left know [ou "no" ?] right".

Tandis que je méditais cette réponse,
Stéphane arriva, avec un gros paquet de photocopies
sous le bras. C'était le Manuel de la transparution immédiate
(non, non, rien à voir avec le Tribunal de Bobigny), je suppose ?
Nous poursuivîmes l'entretient pendant que Stéphane
découpait les photocopies. 
Je lui re-demandais donc :

"But [ah, le "but"...] what is rigpa now ?"

Tchimé Ringdzin :

"You must do retreat. You do Kordé Rouchenne".

Kordé Rouchenne, c'est "séparer le samsara du nirvana", séparer le mental de la pure conscience qui 
distingue intuitivement l'absolu. Pour cela, il faut une retraite d'au moins trois mois.
Je demandais des précisions :

"But [encore !] where ? Do you know places and good lamas ?"

Lui :

"Today, not many good. No full educated. Perhaps Khetsun Zangpo good."

Et il me demanda :

" Who is your moûla gourou ?", c'est-à-dire "qui est ton maître principal" ?

Je ne savais trop quoi répondre, car justement
je venais à lui pour trouver un maître.
Et il ajouta cette prophétie (?) :

" You never find root guru"

Mais vu qu'il n'avait pas vraiment employé le futur, était-ce vraiment une prophétie ?
Toujours est-il qu'il nous avait fait comprendre, à moi et à Stéphane,
que trouver un maître pour pratiquer le dzogchen 
dans le cadre d'une retraite, comme il se doit,
n'était pas chose facile.
Enfin, je lui demandais :

"What is tsal, dang, and rolpa ?" 

(ce sont trois termes du dzogchen
pour décrire les pouvoirs de rigpa, notre véritable essence).
Il répondit par une autre métaphore :

" Like electricity. Tsal electric power. Dang light. Rolpa plug."

De plus en plus lumineux !
En tous les cas, il me parût aimable, serviable, je dirais même. 
Il avait l'air sincère, très détendu. Aucun désir d'afficher un personnage, rien à cacher. 
Donald, Corn-flakes, Grande Perfection, Eveil : la Grande Équanimité.

Je le revis plus tard pour une initiation de Padmasambhava
à la pagode de Vincennes.
Stéphane avait aussi invité une parente, je crois, une charmante jeune femme qui revenait d'un séjour au Népal chez Tcheuki Nyima, un maître dzogchen populaire et accessible.
Elle avait la fraîcheur de l'enthousiasme, tempéré par une
lucidité rare dans ce micro-biote parisien constitué, il faut le dire, d'une majorité d'adeptes de l'occultisme.
Assis l'un à côté de l'autre, nous discutâmes en attendant Tchimé Ringdzin.
Une fois installé sur le trône (pas une mince affaire non plus),
celui-ci déclara :

"Today teaching fourteen points".

Il sorti un papier froissé, et commença un enseignement
des plus confus. Je n'en retenais rien, en dehors de l'idée,
qui lui était chère, des "trois refuges : extérieur, intérieur et secret".
Je passais donc quelques heures à méditer.
En sortant, cette jeune femme me fit part de son étonnement.
L'enseignement sur la méditation reçu de Tcheuky Nyima lui avait semblé
si clair ! Comment ce lama pouvait-il être si confus
à propos d'une chose si simple ?
Il faut dire qu'on y comprenait rien. Du tout.
Ça ressemblait à une mixture de Lacan, Deleuze et Osho.
Stéphane semblait apprécier. 

Plus d'un quart de siècle après,
que m'en reste t-il ?
J'ai surtout retenu l'importance de la clarté
(à distinguer du simplisme), et du discernement.
En venant à ce lama, j'aspirais à rencontrer un être
qui incarnait ce que j'avais ressenti et pressenti en lisant Milarépa et Longchenpa 
- le parfum des grands espaces,
les fortes lumières transperçant les larges vallées,
les vastes ouvertures minérales,
la musique des sources cristallines,
le jeu des couleurs diaprées sur les rochers,
l'air saisissant les narines,
le sang battant dans la chair pour la dilater jusqu'au ciel,
et, pour tout dire, l'immensité du silence intérieur,
la clarté "nette" (pour parler comme Madame Guyon)
et le vif de la transparence absolue.

Mais la plupart des gens ne semblaient intéressés
que par les petits miracles ;
insensibles, apparemment,
au miracle d'être. 

Et donc, je sentais une forte dissonance ;
un décalage entre les maîtres que je rencontrais
dans les textes, et ceux qui passaient à Paris.
Les maîtres des textes, je les sentais infiniment plus vivants,
plus présents, forts, exigeants, mieux incarnés, concrets,
solides comme des montagnes, profonds comme l'océan.
Mais la plupart des gens ne sentent rien, ou presque,
en lisant. Pour eux, ce ne sont que "des mots"...
Cette dissonance, c'était comme lire une partition de Mozart
et se retrouver ensuite à un concert de fin d'année
au conservatoire de Fouille-les-Mouilles.

Voilà la leçon que je retiens.
Je ne sais rien.
Je ne sais pas si Untel était ceci ou cela.
Je retiens seulement cette dissonance
qui, tel l'Accord du Diable,
a été et continue d'être si destructrice...
Et je me dis - et je voudrais dire - aux nouvelles générations :
si un "maître" vous paraît confus, indisponible...
eh bien examinez la chose, mais n'y perdez pas trop de temps.
La vie passe. Ce que l'on donne à un "maître",
on ne le donne pas aux autres.
Ne perdez pas votre temps.
Passez votre chemin, soyez résolus et pragmatiques,
sachez raison garder,
et avancez,
sans jamais perdre de vue l'essentiel.

1 commentaire:

  1. il semble qu' il n était pas le seul lama à aimer les corn flakes..merci pour la fraîcheur lumineuse de ce partage ..rencontre ..

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Pas de commentaires anonymes, merci.

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