lundi 2 juillet 2018

Peut-on réconcilier voie directe et voie graduelle ?



Apparemment, il y a deux voies :

Ou bien, on peut suivre un chemin de développement spirituel, travailler à réunir les causes et les conditions de ce développement, comme pour faire germer une graine jusqu'à ce qu'elle donne son fruit, jusqu'à ce qu'elle se transforme en fruit, en sa forme achevée. C'est la voie de la très grande majorité des spiritualités. Mais on peut s'interroger : Comment un produit, une chose créée, pourrait-elle être durable ? Comment un ensemble de conditions pourrait-il engendrer quelque chose d'inconditionné ? Et comment ce qui a un début pourrait-il ne pas avoir de fin ?



Ou bien, on peut suivre la "voie" directe, laquelle consiste, pour l'être atemporel que nous sommes, à se reconnaître directement, sans attendre que des conditions préalables soient réunies. Pourquoi ? Parce que notre essence, ou notre "moi" véritable, est inconditionnée, immuable : elle est déjà tout ce qu'elle doit être, parfaite, comme l'espace. Or, si je suis l'espace, à quoi bon chercher l'espace ? Où pourrai-je bien le trouver ? Tout n'est-il pas déjà dans l'espace ? Dès lors, cette "voie" consiste à réaliser qu'il n'y a nulle part où aller, car nous sommes déjà la destination. Le Soi (notre essence) est déjà parfait, achevé, complet. Il n'y a rien à développer, à travailler, à purifier, à transformer : c'est voir cela qui est le véritable développement, le travail, la purification, la transformation, la voie. 



Longchenpa, un maître tibétain du XIVe siècle, pointe une contradiction interne au bouddhisme : d'un côté, on dit que l'essence est comme l'espace, pure et déjà parfaite ; de l'autre, on affirme que tout est le produit de causes et de conditions :



"D'un côté, certains proclament que 'tout développement dépend de la loi de cause à effet, comme une pousse se développe à partir d'une graine". Mais ils affirment par ailleurs que 'l'essence du mental est comme l'espace'." (Loungyi Terdzeu, IX, 3)



Longchenpa voit là une terrible contradiction, un double discours qui empêche l'épanouissement spirituel. Car si l'essence du mental (le Soi) est "comme l'espace", alors cela veut dire qu'elle n'est pas produite pas des causes et des conditions. Elle n'est pas un effet. Elle est sans cause, déjà pleinement achevée. Elle n'est pas un effet, un produit, une création, le résultat d'une cause, d'un développement, d'un travail, d'une purification, d'une transformation. Chercher à la produire est donc une tragique méprise, une confusion ruineuse.



En outre, il ajoute que les phénomènes de développement sont les phénomènes conditionnés, l'essence même du samsâra et de la souffrance. Comment pourrait-on atteindre l'inconditionné à partir du conditionné ? Et, comme dit le Tantra du Roi créateur de toutes choses, cité ici par le maître tibétain, n'y a-t-il pas une erreur fondamentale à employer des métaphores tirées de phénomènes conditionnés pour illustrer l'inconditionné ? La seule comparaison valable est celle qui compare notre Soi à l'espace, car l'espace est le seul phénomène inconditionné. Il est la seule "chose" qui ne soit pas le produit de causes et de conditions. En même temps, il n'est pas vraiment une chose, mais ce qui donne lieu aux choses. En tous les cas, il est l'illustration de notre Soi : déjà présent, omniprésent, parfait, immuable, qui ne peut être créé, qui ne peut être détruit, en dehors de tout développement, de toute production. 

On pourrait croire que l'espace résulte d'une purification, comme on range une chambre pour y "faire de la place", de l'espace donc. Mais c'est une erreur, car l'espace est toujours présent, identique à lui-même, sans quoi cette chambre n'aurait pu être remplie de choses. 
Les choses ne prennent pas la place de l'espace. Elles prennent place dans l'espace.


C'est réaliser cela qui est libérateur. Tout est espace :



transformation apparente de l'espace

création illusoire de l'espace
jeu de l'espace
danse de l'espace


Il n'y a rien, et c'est ainsi que tout semble évoluer, apparaître, naître, se développer, se transformer, se conditionner, interagir, se travailler...



Dans cette "voie" directe, il y a évolution. Mais apparente seulement. L'espace n'évolue pas. Seuls les contenus évoluent. Et ils évoluent en mieux à partir du moment où l'espace voit que l'espace n'évolue pas. En revanche, vouloir faire évoluer ces contenus vers un mieux en ne voyant que ces contenus est vain. Voir l'espace inconditionné (voir qu'il n'y a rien à faire) est la condition pour parfaire les phénomènes conditionnés : ce perfectionnement n'est pas le "faire" d'un individu, mais l'art de l'espace, qui se réalise en réalisant qu'il est parfait et en perfectionnant ainsi tout ce qu'il embrasse.

Cette évolution spirituelle, intérieure (invisible) a lieu du fait de voir que rien n'a lieu. Voir qu'il n'y a rien à voir est la plus belle des visions. Elle engendre la vision de la beauté. Car, bien que notre Soi ne puisse être créé, voir que notre Soi ne peut être créé créé de nouvelles apparences, renouvelle les phénomènes, le monde.


Voir l'espace, réaliser qu'il est parfait, à la fois au-delà de tout et séparé de rien, possède le pouvoir de créer un autre monde. C'est l'expérience du silence intérieur.



Pour cela, il est nécessaire de ne pas mélanger les voies. Bien sûr, (presque) tout est possible, extérieurement. On peut faire du yoga, des rituels, etc. Mais intérieurement, tout cela doit se faire dans une claire compréhension qu'il n'y a rien à créer, que le Soi est toujours déjà parfait, achevé, complet, comme l'espace transparent, infini. 



Il est donc clair que certaines pratiques, qui présupposent des croyances en l'opinion selon laquelle le Soi doit être créé, transformé, ou purifié, ne sont pas compatibles avec la métaphore de l'espace et la réalisation qu'elle exprime.



La "voie" directe est compatible avec les pratiques qui peuvent se faire dans un esprit de gratuité. Donc principalement les activités comme l'adoration (l'amour pur, désintéressé) et la recherche de la vérité (la philosophie pure, désintéressée), ou encore l'art (la création pure, désintéressée). 



En revanche, les activités égocentrées (centrées sur l'identification à un "moi" limité), mercantiles et dépendantes d'une recherche exclusive de performance (sans esprit de jeu), ne sont pas compatibles avec la réalisation de l'espace.

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