jeudi 18 octobre 2007

Liberté sauvage, suite

La rencontre de Nishkriyânanda avec la déesse Sauvage et le maître se poursuit ainsi :

« [La déesse Sauvage] parla en se riant de moi :
« A quoi bon cette arrogance ? A quoi sert ce piège que sont les traités ? Ton égarement n’a toujours pas disparu ! Regarde le livre que tient en sa main le brahmane, le maître accompli.
Ô toi qui a maîtrisé le [culte du] cycle [des Kâlîs] ! sache que ses cinq nœuds qui constituent sa solide reliure sont la Puissance faite des cinq sens. Ses deux anneaux sont l’état de veille et de rêve.
Mais écoute ce que sont en bref les deux planchettes [qui font sa couverture] ! La planchette supérieure est le souffle expiré qui a, dit-on, sept flammes. La planchette inférieure est le souffle inspiré. Je suis en réalité présente sous la forme de ce double mouvement.
Selon la tradition, ces deux planchettes symbolisent l’éveil cyclique à la transcendance puis à l’immanence. Ce sont les deux absorptions : l’extase dans l’action, et l’extase apaisée. Celle qui est en haut, [l’extase dans l’action], est la Puissance d’éveil, majesté parfaite. Celle qui est en bas, [extase apaisée], est la Puissance du Seigneur, qui dévore [le Temps], émaciée [pour représenter le fait qu’elle est insatiable].
Sépare ces deux planchettes, contemple consciemment ce qui se trouve en leur centre :

Le Grand Vide au-delà du vide,
Vierge de permanence comme d’impermanence,
Intangible,
Espace ultime,
Sans demeure,
Insurpassable,
Au-delà de tout,
Invisible,
Toujours et partout présent,
Destructeur qui dévore la naissance, l’existence, la mort et le temps,
Suprême,
Affranchi de tous les voiles,
Essence de soi,
Présent en soi. »

Le maître accompli transmet alors cent cinq instructions secrètes de la tradition orale à Nishkriya, lequel atteint le Royaume de l’Inopinée. Nous pouvons lire treize de ces aphorismes dans Les Vātūlānāthasūtra, traduits par Lilian Silburn. Ils correspondent à la seconde méthode du Kâlîkrama, celle des « paroles secrètes » (chummâ, kathâ). La méthode ultime, transmission non verbale (samkramanam), est illustrée ici par le regard du maître qui plonge le disciple dans l’Inattendue (sāhasam). Un exemple d’instruction orale : « Elle est folle et libre de folie »…
Mais redonnons la parole à Nishkriyānanda, qui relate en ces termes cette transmission orale :

« Ainsi, j’expérimentais directement et instantanément la réalité ultime et abandonnais entièrement et dans sa totalité ce piège que sont les traités. Le sage maître accompli, qui avait renoncé au tissu de mensonges des traités, me regarda et dit :
« Fils dont la compréhension est vraie ! tu es maintenant digne de ce Grand Cycle si difficile d’accès. »
Sur ce, ce seigneur pénétré de compassion m’éveilla à l’enseignement des expériences intimes, tout le détail des paroles secrètes extraordinaires, difficile à comprendre même pour les grands yogis. Grâce à cela, je m’élevais de force au plan impérissable de la Grande Inopinée sauvage, en l’état parfaitement éveillé. »

Puis Nishkriya s’adresse à un disciple, lui promettant de lui transmettre, tel qu’il l’a reçu, cet enseignement :

« De la même façon que j’ai atteint la réalité merveilleuse par la grâce du maître accompli, je vais te dire sans rien laisser de côté ce qui ne peut être enseigné, ce qui anéanti le flot des doutes, qui est indéfinissable et sans précédent. Tu erres dans tous les lieux sacrés, établi en Brahman… Pourtant, tu n’as pas obtenu le repos suprême. Fils ! pourquoi erres-tu de tous côtés, l’esprit en proie à la confusion ? Tu es digne de la connaissance suprême. Alors arrête ! Je vais te dire la tradition orale dans l’ordre dans lequel je l’ai reçue. Elle est dépourvue des philosophies orthodoxes et [même] du Kâlîkrama. Elle est toujours disponible, réalité ultime affranchie des restrictions que sont « l’adorateur » et « l’adoré ». Toi qui est magnanime ! écoute, l’esprit recueilli en prenant conscience de cet Eveil, l’ensemble des paroles du secret, en détail et dignes d’être comprises ! »

Sanderson n’a pas édité « l’ensemble des paroles secrètes ». Si je parviens à me procurer le manuscrit, soyez sûr, cher lecteur, que je ferais tout pour le partager !

vendredi 5 octobre 2007

Liberté sauvage

Parmi les différents courants de ce que l'on a coutume d'appeler le shivaïsme du Cachemire, la tradition du Kâlîkrama est tenue pour être la plus élevée. Son tantra fondamental est le Jayadrathayâmala qui, en 24 000 stances, expose le culte de différentes variétés de la déesse Kâlî, laquelle n'est autre que la conscience.




Plus tard apparût au Cachemire un culte cyclique de treize aspects de la déesse Kâlî. Une des particularités de cette liturgie est l'absence de visualisations. Dans cette forme épurée, il n'y a plus que des mantras, essence de la vacuité. La source légendaire de cet enseignement est une certaine "Madame M" (Makâradevî), à savoir Mangalâ. On sait par une source tibétaine que sa statue se dressait à l'entrée de la capitale du petit royaume d'Oddiyâna. Celui-ci n'est autre que la vallée du Swat, aujourd'hui située au Nord du Pakistan. Aux abords de la ville, nous dit-on, s'étendait un champ de crémation, le Karavîra, lieu des rencontre avec les yoginîs, celles qui justement révélèrent l'enseignement secret sur Kâlî.

En gros, il y a trois méthodes. Tout d'abord, le culte des Kâlî, assez complexe, mais sans visualisations. Cette liturgie est censé reproduire le cycle naturel de la conscience créant et engloutissant le monde à chaque instant, pour chacun d'entre nous. Cette voie quelque peu artificielle doit déboucher sur une intuition indicible et soudaine (sâhasâ), la révélation de l'espace infini de vacuité qui dépasse tous les contraires.

Pour illustrer les deux autres méthodes, lisons un extrait autobiographique d'un maître ancien de cette lignée, Nishkriyânanda. Il relate sa rencontre avec un "siddha", un être accompli :

"A cause de la majesté de son regard, je m'effondrait à terre en un instant, tel un arbre tranché à la racine. En un instant, j'atteignis cette Terre qui est à nulle autre pareille, affranchie des facultés externes comme internes, qui ne peut être objet de science, sans défauts, au-delà du Temps et de son absence, dont la présence infuse et transcende (tout), sans demeure fixe, ni changeante ni immuable, débordante du flot émerveillé de cette félicité ultime qui ne (résulte) pas d'un contact, au-delà de la félicité elle-même, inpénétrable, libérée des jugement erronés tels que "c'est" et "ce n'est pas", affranchie des pensées comme de leur absence, par nature au-delà de la conscience, dépourvue de toute trace de conditionnement.

Je restait longtemps immobile. Puis soudainement je me réveillais à peine, par la force de sa grâce. Je titubais en me délectant dans la joie de cette expérience sans précédent. Je me tenais stupéfais, réjouis de cette joie éternelle. Je m'étais détourné du bavardage mensonger des traités. L'ego avait disparu. J'interrogeais alors le maître accompli qui se tenait là, un livre à la main. "Cette Terre inaccessible et sans défauts que j'ai expérimenté quelque peu par ta grâce, dis-moi comment je pourrais la reconnaître toujours et en toutes circonstances !"

Alors cette grande âme, qui demeurait silencieuse, fixa son regard débordant d'éternité vers le ciel. Par sa bénédiction surgit alors de l'espace suprême la Parole suprême, inséparable de Shiva, sans demeure fixe, qui transcende le Tout jusqu'à la parole articulée. C'est elle, Bhairavî, affranchie de tout support, dont la forme propre n'est pas localisée. Elle est "la sauvage" (Atavîla), incarnation de l'Espace toujours présent, être suprême, beauté de la fusion de la lumière de cette conscience incomparable, parce qu'elle octroie (-la) à ce moment même, éternellement et sans dualité, la liberté sauvage (atavîm) par-delà les (trois) lumières (du sujet, de la pensée et de l'objet), libre de tous les voiles."

Cette apparition pointe le doigt vers le livre que tient le maître. Ce livre, comme tous les manuscrits indiens, est fait de feuilles enserrées entre deux planchettes qui font office de couverture, le tout étant lié par une ficelle. La déesse explique que les deux plachettes sont les deux souffles, inspire et expire, et tous les couples de contraire. Il faut trancher le lien qui les lie, afin de révéler la grande vacuité absolue qui se trouve entre eux...

La suite au prochain numéro. Le texte ici traduit est publié, en partie, par Alexis Sanderson dans un aticle récent paru dans "Mélanges tantriques à la mémoir d'Hélène Brunner".