samedi 29 septembre 2012

Le bouddhisme est-il égoïste ?



Khunu lama à Tso Péma en 1976

On entend encore aujourd'hui des gens cultivés proclamer que le bouddhisme est une quête égocentrée du bonheur, foncièrement indifférente au sort d'autrui. Et ceci au contraire du christianisme qui enseigne que, sans la charité, rien ne vaut.
Or il n'en n'est rien. Depuis longtemps, la Marche des héros vers l'éveil (Bodhicaryāvatāra) de Śāntideva a été traduite en français, plusieurs fois même. Le bouddhisme, en particulier celui du "Grand véhicule" (mahāyāna) ne parle pas seulement de charité (dayā), de bienveillance (maitrī), de compassion (karuṇā), d'amour (prema) ou d'abnégation (kṣānti), mais aussi et surtout de l'esprit d'éveil (bodhicitta), ou de "cœur d'éveil" - en effet, le sanskrit citta désigne couramment le "cœur" comme centre des émotions.
Voici un extrait d'un maître tibétophone, l'un des deux qui m'a le plus marqué avec Nyoshul Khenpo : Khunu Rinpoche Tenzin Gyaltsen. Il a notamment composé ces vers qui tentent d'exprimer le cœur d'éveil, "vaste comme l'espace, profond comme l'océan" - l'un des textes favoris du Dalaï Lama :

Il se peut que l'on puisse prendre le vent dans un filet.
Il se peut que le bois de santal soit chaud.
Il se peut que la lumière se révèle être ténèbres.
Il est impossible que le cœur d'éveil vous trahisse. 105
Le cœur d'éveil est le désir
D'atteindre l'éveil pour le bien des êtres
Aussi répandus que l'espace.
Qui donc est comparable à celui qui en est doué ? 110
Les cieux sont vastes :
Aussi vaste est le cœur d'éveil.
Les mers sont profondes,
Aussi profond est le cœur d'éveil. 123

Extrait de Vast as the Heavens, Deep as the sea, verses in praise of Bodhicitta, Khunu Rinpoche, Wisdom Publications

P.S. : Khunu Lama était un grand maître du dzogchen (entre autres traditions) et un maître réputé des grammaires tibétaines et sanskrites (il a enseigné le tibétain au Dalaï Lama !). Les extraits proposés ci-dessus ne rendent certes pas justice à ce mystique intellectuel, j'en ai bien conscience, mais je souhaitais juste attirer l'attention sur ce "maître caché".

Khunu Lama était originaire de la vallée du Kinnaur en Inde

Deux réactions face au dzogchen, face au réel




Alors que la tradition du dzogchen a pris racine en Occident, elle semble avoir entraîné deux réactions assez différentes. Au mieux, se trouve induite une reconnaissance de l'état naturel de l'être - la nature de l'esprit telle qu'elle est connue dans son expérience directe. Adoptant la "posture cohérente", se tirant pour ainsi dire eux-mêmes par les cheveux, ceux qui connaissent la Grande Complétude en écoutant simplement une introduction à celle-ci reconnaissent l'espace de la pure présence. A côté de cela, il y a une autre réaction, celle des gens qui approchent la réalité de manière timorée, celle du respect et de la dévotion. Ils vont à la rencontre des lamas qui détiennent la lignée tels des quémandeurs à la cour d'un despote oriental, cognant leur tête sur le sol, mendiant une miette du festin. Puis, emportés à un niveau élevé de clarté par la grâce du lama, ces suppliants baignent dans la splendeur jusqu'à revenir vers cette source pour en redemander.
La première réaction rend possible la reconnaissance immédiate du dzogchen radical, tandis que la seconde est une prémisse de la voie graduée plus tardive, d'un dzogchen élaboré culturellement. La première s'appuie sur l'expérience existentielle et sur les préceptes de l'atiyoga [=dzogchen] contenues dans les textes anciens, et la seconde dépend d'une relation avec le gourou-père, d'une pratique de méditation de type mahāyoga[1] et d'une vie religieuse. Dans le premier cas on présuppose que la conscience non-duelle de la pure présence est l'état naturel de l'être et que rien ne peut être fait pour atteindre ce qui est déjà la réalité. Dans le second cas, le présupposé le moins assuré et le plus humble sur nous-mêmes est que nous sommes désespérément perdus dans le bourbier de cette naissance, et que malgré tout nous avons aperçu une lumière éclatante là-bas dehors, au loin à grande distance, et nous avons repéré un guide honnête capable et volontaire pour nous diriger sur le chemin qui y mène. La vision qui préside au second chemin - que nous vivons dans le monde relatif des ombres et que nous cherchons le royaume définitif de la lumière - est en apparente contradiction avec la vision du dzogchen radical - que nous sommes déjà dans cette réalité non-duelle inexprimable dans laquelle absolu et relatif ne font qu'un. La différente semble aussi fondamentale qu'entre le plâtre et le fromage : les voies graduelles et immédiates sont incommensurables.

Keith Dowman, Maya Yoga, Vajra Publication, pp. 13-14



[1] Le bouddhisme tantrique classique, avec ses rituels, ses récitations et ses visualisations, le tout fondé sur des représentations essentiellement féodales.

mardi 18 septembre 2012

Ne pas jouer contre la pensée


Le Corps absolu selon la grande complétude, l’ati yoga,
Est par-delà (le schéma des) deux vérités (absolue et relative).
La conscience qui surgie d’elle-même, apanage de cette Idée quintessentielle,
Est par-delà les extrêmes d’une conscience « qui existe », « qui n’existe pas »,
Ou encore qui se situerait dans un entre-deux.
Il n’y a jamais eu quoi que ce soit
A abandonner ou à amasser.
Quand l’esprit connaît l’espace
Tel qu’il est – sans errer -,
Alors (il sait que) l’esprit et le corps ne sont jamais nés.
Attendu que (l’on comprend que) les pensées n’ont pas de substance,
Il n’y a pas, (dans l’Idée de la grande complétude), d’idées superflues
Telles que l’idée qu’il faut se taire, rester assis le dos droit les jambes croisées.
Ainsi, l’esprit est dépourvu de substance,
Il est par-delà éternalisme et nihilisme aussi bien.
Ne vous aventurez pas sur un chemin
Qui rejette les concepts tout en cultivant un état non-conceptuel.
Il n’est nul besoin de s’habituer à un état d’esprit
Obsédé par la pratique,
Puisque la vision qui comprend
(Enveloppe) spontanément (tous les aspects de la pratique).

Tantra du samādhi de la grande complétude

mardi 11 septembre 2012

Enfer ou paradis ?


(pour la photo, je vous laisse imaginer !)

Je suis sur une île.
Dans un genre de « resort » perdu dans un recoin du bout du monde, mais renommé dans certains milieux. Les bungalows parsèment les cocotiers. Parmi eux, des huttes plus grandes : le « hall du zen », la « maison du bouddha », le « temple du thé », le « hall du prana », et autres noms suggestifs. Il y a des cours de yoga, massage, tarots, « respiration consciente », « danse extatique », etc., le tout sur fond de didgeridoo ; et aussi un restaurant « détox » (ce qui n’empêche pas la présence de 200 litres de whisky dans les réserves !). Tout est « bio », pur, discret, élégant, vaguement hippie, mais maîtrisé. C’est avant-tout un business.



Si je m’écoutais, je me laisserais facilement aller à critiquer l’endroit et ses clients. Avant-hier, j’étais dans un endroit entièrement dédié à la bière et à la liposuccion : il y avait cohérence. Mais aujourd’hui, je suis dans un lieu qui se veut spirituel, mais où tout repose en réalité sur le paraître, la séduction et l’argent. La dissonance est flagrante. Certes, me direz-vous, les jeunes gens que je voie se pavaner la résolvent apparemment sans difficultés : tout cela leur semble parfaitement naturel. Ils passent de la méditation « zen » aux Full Moon parties avec l’aisance des fortunés innocents. Mais je me sens un peu mal à l’aise au milieu de cette quête hédoniste qui est en réalité une compétition féroce pour avoir les meilleurs partenaires sexuels. Un peu comme dans La plage – le film a d’ailleurs été tourné non loin.



Bref, ça me fait penser au « salon zen » de Paris, qui est tout sauf zen. Et puis je vois dans les boutiques de journaux les magazines de yoga « for weight loss », et même un article de Marc Dicskowsky dans le dernier numéro du très chic Tathāstu, sur le Tantrāloka d’Abhinavagupta. Mais tout cela est mondain, ces gens vivent à la surface d’eux-mêmes.



Toutefois, à y réfléchir plus avant, je m’aperçois que mes critiques sont peut-être motivées par la jalousie – la passion qui vient le plus facilement aux mortels selon Abhinavagupta. Et il y a de quoi. Ici tous le monde est jeune, beau, mince (quand mangent-ils ?), bronzé, branché, looké, managé. Ils n’ont rien d’autre à faire que draguer sous les cocotiers. La crise ? Ils n’ont jamais entendu parlé. Pour eux, lundi est jour comme les autres. Ils vivent dans un Eden éternellement présent.



Et puis, il faut sans doute relativiser. Ces jeunes sont naïfs, mais ils sont plutôt bons et tolérants. Rien à voir avec les barbus et leur esclaves voilées que j’ai croisé dans les grands centres touristiques, eux qui convoitent les petits enfants avant d’aller faire la morale au reste du monde.



Un coin sympathique, donc, mais fragile et immature. Du reste, quelle spiritualité a jamais réussi en société ? A ce propos, je viens de finir le Tibet, A History, de Sam Van Schaik. Le meilleur livre sur l’histoire du Tibet à ce jour. Il montre la complexité de la situation, loin des clichés. J’ai par exemple appris que Shugden était le fantôme d’un ancien candidat malchanceux au titre de Dalai Lama (à l’époque du « Grand cinquième »).



Mais revenons à l’essentiel :



Il n’est pas besoin de pratiquer ce qui est présent depuis toujours.
La réalité des phénomènes étant immuable, il n’est donc pas nécessaire de perfectionner cette réalité.
Tous les phénomènes sont déjà parfaits en eux-mêmes :
Ils sont l’essence même.
Et de même les bouddhas des trois temps sont déjà arrivés à maturité.
N’enseigne donc pas l’effort et la pratique.


Le Roi créateur de toute chose