vendredi 29 novembre 2013

A la recherche de la plénitude




Il était une fois dix amis. Rien ne pouvait les séparer. Un jour, ils décidèrent de partir en voyage là où ils n'étaient jamais allés. Ils la longèrent, mais ne trouvèrent aucun gué. Dépités, ils refusaient toutefois de revenir au village, de peur d'être ridiculisés. Alors ils traversèrent à la nage. Une fois parvenus sur l'autre rive, épuisés et choqués par une telle épreuve, ils voulurent se compter pour s'assurer que tous étaient bien là, sains et saufs.

Ils soufflèrent un peu, puis ils comptèrent. Mais ils n'arrivaient qu'à neuf. Il en manquait un ! Bouleversés, ils comptèrent et recomptèrent, pendant des heurs. Puis ils partirent - en groupe, car ils étaient comme les dix doigts de la main - à la recherche de leur dixième compagnon, terrassés par l'angoisse d'avoir perdu l'un des leurs, d'être démembrés, amputés, en somme. L'amitié n'est-elle pas le plus noble des liens ? Si les amis ne s'entraident pas, qui le ferra ?

A force de parcourir ainsi la campagne jour et nuit en hurlant, et en se recomptant régulièrement pour être sûr, ils finirent par effrayer les petits enfants. Un jour, un bûcheron les aperçut et décida d'en avoir le cœur net : étaient-ils des fantômes, des zombies ou des fous ? Il s'approcha d'eux et leur demanda ce qui n'allait pas. Car il vit qu'ils n'allaient pas. Ils répondirent qu'ils avaient perdu l'un d'entre eux, le dixième de leur compagnie. Ils se recomptèrent devant le bûcheron. Celui-ci, éberlué, leur demande de se recompter une ultime fois. Leur leader - une forte tête - compta... jusqu'à neuf. Il dit au bûcheron "Vous voyez ? Nous sommes désespérés ! Aidez nous à retrouver notre compagnon, par pitié !" Alors le bucheron pointa son doigt vers le chez et dit : "Tu es le dixième ! Vous avez toujours été dix. Aucun d'entre vous n'a jamais été perdu". Et il éclata de rire, ou il pleura, on ne sait pas trop.

C'est une parabole. De quoi ?


Et maintenant, cerise sur cette fin de semaine, l'ultime musique (?) :
Version une, classique "Je n'ai rien à dire, et je le dis"

Version deux, audacieuse

Version trois, plus dépouillée (l'auteur était un adepte du zen, quand même)

 Version quatre, death metal (utile pour les parents)

Version cinq, pour orchestre (plus on est de fous...)

Version six, vers le peuple (mais que fait la ratp ?)

Etc., etc. L'avantage, c'est qu'on peut écouter simultanément les différentes versions.
Que signifie-ce ?

Le pauvre et son trésor




Il était une fois dans un pays très lointain, dans une ville nommée Idânîmtanâ, dans une vieille maison, sous un matelas décharné grouillant de puces et de poux, un homme pauvre. Une nuit, il rêva qu'il existait un trésor fabuleux caché dans un lointain pays, au fond d'une grotte cachée dans un ravin entourée de hautes montagnes aux confins de l'univers. Rempli d'allégresse, il partit sans regarder derrière lui. En chemin, il prit conscience que sa quête lui coûterait tout : femme, enfants, maison, carrière. Il rencontrait différents guides qui lui ordonnaient de renoncer pour mériter le trésor. Il devait faire vœu de chasteté, délaisser les plaisirs de la vie, cesser de parler, de bouger, de respirer, et même de penser !
Mais plus il avançait, plus les efforts exigés devenaient colossaux. Un jour, un grand maître, qui était allé très près de la grotte, voire à l'intérieure d'elle, et qui était revenu pour partager la bonne nouvelle, lui révéla la vérité : pour atteindre le trésor, il devait renoncer à l'ego et se débarrasser de ses mauvaises habitudes.
Un jour, vers la fin de sa vie, il en eut marre. Pris de folie, il tenta le tout pour le tout et arriva enfin au fond de l'abyme, derrière la montagne sacrée, fosse putride dans laquelle se trouvait le trésor inépuisable entrevu en songe. Il était gardé par un démon. Agacé car tiré de son sommeil, celui-ci interrogea notre homme, avant de le dévorer tout cru :
"Qu'est-ce donc que tu viens faire ici, si loin de chez toi, famélique, dépenaillé et avec l'air un fou ? On se demande bien, de toi et de moi, lequel est le plus effrayant !"
- Je viens parce que j'ai fais un rêve, et j'y crois ! J'ai rêvé qu'il y avait un trésor inépuisable caché et scellé au fin fond de cette caverne enterrée au fin fond du monde. Toi qui n'a jamais vécu ailleurs que dans ce trou, comment pourrais-tu comprendre ?
"Ah", rétorqua le démon, "mais tu es encore plus fou que je croyais ! Car moi, j'ai bien rêvé qu'il y avait un trésor dans un pays très lointain, dans une ville nommée Idânîmtanâ, dans une vieille maison, sous un matelas décharné grouillant de puces et de poux. Mais je n'ai jamais été assez fou pour y croire, hé hé !"

Cette histoire, d'origine indienne, a inspiré l'Alchimiste via Roûmî le poète. Elle illustre la sagesse des Upaniṣads à laquelle puisèrent Pythagore, Pyrrhon, Apollonios, Plotin, Bernier, Schopenhauer et tant d'autres.

Illustration musicale de cette parabole avec un canon de Bach :

Heu... :

jeudi 28 novembre 2013

Où est l'Immense ?



"Que faut-il connaître pour tout comprendre ?"
Muṇḍaka Upaniṣad, 1, 3

Un jour, Yājñavalkya décida de tout quitter. Il convoqua ses deux épouses pour leur distribuer ses biens. Maitreyī lui demanda : "Si je possédais le monde entier et ses richesses, serais-je immortelle ?". "- Non" répondit Yājñavalkya.
Bṛhad Āraṇyaka Upaniṣad, 1, 2

"Quand les hommes seront capable de plier l'espace comme un morceau de cuir, alors seulement le mal-être pourra être guérir sans que l'on connaissance d'abord le Maître".
Śvetāśvatara Upaniṣad, 6, 23

Le Maître est l'Immense, le mystère sans limites. C'est aussi la plénitude, le bonheur, la paix, l'harmonie, l'accomplissement, le but de tous les désirs, la réussite ultime, le bien des biens, ce qui, une fois obtenu, nous comblerait à jamais. Elle seule est notre salut :
"Cela est l'infini, cela est félicité. Il n'y a pas de félicité dans le fini. Seul l'infini est félicité. Il faut aspirer à connaître l'infini " qui fait que nos désirs n'en finissent pas, comme si nous cherchions à remplir une passoire, comme si tout était vain.

Mais l'infini, l'immense dépasse toute image et tout concept. Comment le connaître ? Où est-elle? Ne se révèle t-il pas seulement à ceux qu'il a élu ? La plénitude lumineuse n'est-elle pas transcendante ? N'est-elle pas ce qui est le plus éloigné de tout, l'au-delà du tout, le tout- autre ? 

C'est, transcendant. L'Immense est mystère. Mystère des mystères. Mais alors, on reste face à une énigme, et la souffrance demeure. Éclairée, sans doute, mais bien là. On suit l'empreinte du désert, on piste l'oiseau dans le ciel, on brandi une lance vers l'immensité, on tire des flèches dans les ténèbres, on cherche l'espace, on court après le mirage, on essaye encore et encore de saisir cette lune qui nous nargue, là, dans l'eau limpide, on veut embrasser ce soleil éblouissant qui se reflète dans chaque flaque et qui - c'est agaçant - semble toujours pointer vers nous...

"C'est, mais ce n'est ni ceci, ni cela" : adaptation musicale d'un poème de Maître Eckhart par Pascal Dusapin


Autre adaptation du même poème :


mardi 26 novembre 2013

Deux sortes de mystique




On peut distinguer deux sortes de mystiques :


-ceux qui parlent contre l'intellect. Pour eux, l'intellect et l'expérience sont séparés, voir antagonistes. L'expérience est supérieure à l'intellect. L'intellect est inutile, voire trompeur. Au mieux, il est un radeau que l'on doit abandonner une fois sur l'autre rive.


-ceux qui pensent que l'intellect et l'expérience mystique sont compatibles, voir, que la pensée ou la spéculation sont une expérience mystique. Pour eux, au fond, l'absolu et la pensée sont inséparables. 


Cette distinction se retrouve en tous les temps et en tous les lieux. En Occident, on oppose l'instruction sur les choses divines à leur expérience dans les mystères, l'intellect à l'affect, les dominicains aux franciscains, la mystique essentielle "rhénane" à la mystique nuptiale "espagnole", la pensée au vécu, et la raison au réel. En Orient, on oppose un savoir indirect à une intuition, les concepts au réel, les généralités aux singularités, la tête au cœur.


Cependant, certains concilient ces deux approches. Mieux : pour eux, c'est une seule approche, une seule vie. Par exemple, et en vrac :


Plotin

Proclus

Abhinavagupta

Utpaladeva,

Ibn Arabî

Maître Eckhart

Nicolas de Cues

Longchenpa

Tzongkhapa





Pour eux, non seulement penser est pertinent et utile à notre salut, mais encore la spéculation se poursuit dans l'expérience mystique et en est comme un prolongement, un genre de célébration, une prière, une musique. Ils mettent tous en garde contre une expérience aveugle ou une spéculation stérile.


Ainsi Abhinavagupta argumente que l'acte de plénitude par excellence est la reconnaissance : non pas l'expérience seule. "Tu es cela". Non pas "Tu es", ou "Cela est". Cette reconnaissance est bien un mixte d'expérience brute et de jugement. Car l'expérience brute, non accompagnée de langage (discursif ou non), est comme "l'herbe que l'on voit en passant sur le bord du chemin". On la voit sans la voir, comme les vaches regardent passer les trains. On n'en tire nulle satisfaction durable, outre un repos passager. L'expérience qui n'est pas reconnue n'est pas savourée : ce n'est même vraiment une expérience. 

De même, Longchenpa met en garde contre les expériences de vide mental, passif, sans pensée, sans conscience. En elles-mêmes, elles ne transcendent pas la mécanique de l'esprit mondain. Il y manque la reconnaissance précise de l'essence de l'esprit. Or cette reconnaissance est impossible sans le langage. 

Le réel est toujours ce qu'il est, certes. Dieu est omniprésent, sa grâce ne cesse jamais. Tout est là, présent, donné à chaque instant. Mais faute de le reconnaître, de s'y ouvrir, d'y penser, nous n'en tirons nulle joie. Le bien-aimé est là, mais faute de jugement, sa belle ne le reconnait pas, et reste dans la peine. C'est pourquoi la voie de la Reconnaissance accorde tant d'importance à la réflexion, tout comme les autres voies non-dualistes. 


Je n'ai jamais eu de visage, ici, au-dessus des épaules, mais seulement une ouverture immense et depuis toujours immaculée. Mais si je ne prête pas attention à ce fait, je n'en tirerais nul profit. Or, pour y prêter attention, encore faut-il que je reconnaisse sa valeur. Le miel est. Mais il n'est vraiment que s'il est savouré. 

Savourer c'est penser. Non pas nécessairement discursivement, avec des mots. D'ailleurs, on ne pense jamais seulement avec des mots. Cela ne se peut. Il y a toujours, derrière la pensée discursive, une pensée intuitive. Elle est une pensée parce qu'elle est articulée, intelligente, elle relie et rapproche. 

Être conscience et penser sont inséparables. 


C'est tout le sens de la distinction que fait la Reconnaissance, entre l'être (prakāśa en sanskrit) et la pensée (vimarśa). Dans l'intervalle entre deux actes, deux respirations ou deux états mentaux, l'être est donné à l'état pur. Mais, faute de le penser comme être pur, libre, souverain et source de tout ce que je désire, comment donc pourrais-je le désirer ? Au fond, je le désire, mais tant que je ne le sais pas consciemment, comment pourrais-je m'y donner totalement, et comment pourrais-je y trouver un accomplissement ?


Sans penser, l'être n'est rien. Sans réflexion, la vie intérieure est impossible.

Un débat (sadas) en sanskrit et un peu en tamoul  :


Mattur, le village où on parle sanskrit :


Un professeur avec ses élèves :