dimanche 30 juillet 2017

Naturel et surnaturel

Dans l'approche contemplative que je partage,
il y a deux aspects : le silence intérieur,
incarné dans la méditation de Shiva ;
et la vibration du cœur,
incarné dans la méditation de Shakti.


Le capucin Simon de Bourg-en-Bresse,
maître de méditation du XVIIe siècle, dit une chose analogue
quand il distingue les différentes facultés de l'âme.
A part la sensitive et la rationnelle,
il parle en effet de l'intelligence comme étant,
soit supérieure, soit inférieure.

L'inférieure n'est autre que l'entendement "en tant qu'il connait 
par une vue simple, sans discours, d'une manière angélique" 
tel que résumé dans le Règne de Dieu dans l'oraison mentale,
par H.-M. Boudon, pp. 155-156. 
Cette faculté correspond clairement
au silence intérieur. Elle est une "vue simple", sans images,
sans représentations.
Mais sa partie supérieure est la volonté.
Non pas la volonté au sens où nous l'entendons aujourd'hui,
mais la faculté d'aimer sans raisons, et sans avoir de représentation
de ce que l'on aime. Boudon résume encore : 
"A cette faculté correspond la volonté en tant qu'elle est porté au bien
par cette simple vue."
Autrement dit, dans ce silence intérieur s'éveille l'amour du Bien.
Non seulement, il y a vision, mais encore vision amoureuse.
Le tout sans images, ni discours. 
Il s'agit de ce que j'appelle la "vibration du coeur".

Or, si le silence est "naturel", en ce sens que j'en suis capable
par mes propres forces, en me concentrant,
la vibration du coeur, elle, est "surnaturelle"
en ce sens qu'elle s'éveille "par une lumière infuse et surnaturelle
que la volonté embrasse". En clair, ici, c'est le divin qui opère en moi,
pour peu que je me laisse faire. Mais la concentration ne suffit plus.
Je dois plutôt m'ouvrir à une présence qui m'accueille
et me transforme, qui est "infuse" et non pas "acquise" par mes efforts.

Ce dernier aspect est "supérieur" parce qu'il est action divine,
et non plus humaine. De plus, il a une infinité d'autres vertus
dont témoignent les mystiques. Selon Boudon toujours, c'est cet aspect de l'âme
qui est nommé "de divers noms", comme suprême Ciel, 
pointe d'esprit, centre ou fond de l'âme.

Boudon insiste pour que nous ne confondions pas 
la raison avec l'imagination.
Et que, de même, nous ne confondions
pas la raison avec cette "partie supérieure
de l'âme raisonnable".
La première est naturelle et humaine,
nous pouvons l'exercer.
La seconde est divine et nous ne pouvons y travailler
- seulement nous y ouvrir et la reconnaître.
Dans les deux cas, il y a pratique,
mais pratique différente, en ce sens que 
je peux vivre le silence intérieur sans jamais
goûter la vibration du coeur, ou amour,
et que l'exercice de l'un ne garantit jamais
l'éveille à l'autre.

Il existe bien d'autres nuances mais,
comme j'en ai déjà beaucoup parlé,
je me contente ici de signaler
cette analogie entre la tradition contemplative
du shivaïsme du Cachemire telle que je l'ai reçue,
et la mystique catholique.

Qui pense ? Qui veut ?

Selon le matérialisme scientifique, c'est le cerveau qui pense.
Selon le non-dualisme impersonnel contemporain, c'est aussi le cerveau
qui pense, entouré d'autres facteurs, tels que l’environnement.
L'individu n'agit pas, ne pense pas. C'est une illusion.
L'illusion de l'ego.



Selon la Reconnaissance, c'est la conscience qui pense.
Car penser est une action.
Or, seul un agent peut agir.
Et être un agent suppose d'être libre.
Mais seule la conscience est ainsi libre,
ce qui est prouvé par l'expérience.
Le cerveau, en tant que chose inerte privée de spontanéité,
est incapable de "faire" quoi que ce soit,
impuissant à agir.
Donc il n'y a que la conscience qui agisse.

Quand je pense, c'est la conscience qui pense.
"Moi", c'est la conscience.
Mais l'individu est-il libre ?
Non, en ce sens que seule la conscience agit.
Si l'individu n'est qu'un objet (corps, pensées),
alors il est incapable d'agir.
Quand moi, David, je veux, c'est en réalité la conscience qui veut.

Plus profondément,
la conscience joue à être David, et à vouloir ce que David "veut".
Non pas en consentant à ce que veut l'individu,
mais en étant, purement et simplement,
"sa" volonté, qui n'est en vérité que 
la créativité de la conscience absolue.
Donc en tant qu'individu je suis libre,
puisque je suis la conscience qui joue à être cet individu.
Cependant, je ne suis pas libre tant que je ne réalise pas cela.
C'est seulement quand je réalise que je ne suis pas que David
que David, en un sens, agit, comme quand un acteur joue bien
un personnage parce qu'il ne perd pas conscience 
qu'il est aussi un acteur qui joue ce personnage.

Mais finalement, c'est la conscience qui agit.
Elle seule, unique liberté qui se déploie
en d'infini personnages
qu'elle joue en se prenant au jeu,
jusqu'à oublier qu'elle joue.
Tout ça par jeu.

Par conséquent, il n'y a aucune morale.
La morale est un jeu créé par, dans et pour la conscience,
unique Actrice, unique Spectatrice.
Aucune responsabilité.
"Je" suis la conscience, absolue, universelle,
absolument libre,
libre jusqu'à être libre de me croire esclave,
sans perdre réellement ma liberté.
Si "je" veux méditer, c'est la conscience qui le veut ainsi.
Si "je" n'y parvient pas, c'est la conscience qui le veut ainsi.
Si je médite sans vraiment être motivé (parce que je veux, disons,
aussi manger des spaghetti), c'est parce que la conscience veut ainsi,
jouant à se contredire elle-même.
Elle se manifeste ainsi, à elle-même, par elle-même, pour elle-même.
Et elle, c'est "je".
Donc je ne suis responsable de rien ;
j'invente les morales pour le plaisir du jeu,
je m'identifie librement,
je crois,
j'imagine,
je choisis,
j'oublie
par jeu.

jeudi 27 juillet 2017

Peut-on progresser spirituellement en vivant dans le monde ?

Vieille question !



Aujourd'hui, la tendance est à "l'intégration".
La plupart des offres nous promettent d'adapter
les traditions et les pratiques à notre vie,
plutôt que l'inverse.
Mais est-il vraiment possible de progresser
en pratiquant seulement dans la vie quotidienne ?

Dans les courants non dualistes,
ou qui s'en approchent,
la tension a toujours existé
entre le choix d'une pratique dans le monde,
avec une famille, un travail, etc.
et, d'autre part, une vie retirée, 
entièrement donnée à la pratique.

Parmi les partisans de la retraite longue ou à vie,
il y a le Védânta, le Dzogchen, Mahâmudrâ
et les ordres monastiques catholiques.

Parmi les partisans d'une vie spirituelle dans le monde,
il y a le Yogavâsishta, le tantrisme non dualiste en général,
les tiers-ordres catholiques et la Reconnaissance (Pratyabhijnâ).

Or, en contexte non dualiste,
ce questionnement est réellement pertinent :
si tout est "enveloppé" dans l'essentiel (Dieu, la conscience, l'espace
de la conscience, le jeu divin...),
alors la pratique ne doit-elle pas, elle aussi,
"envelopper" ou embrasser toutes les activités quotidiennes ?

Voilà pourquoi plusieurs sages de ces courants non duels
ne donnent que peu d'importance aux rituels, au yoga
et à la méditation.

Ainsi, Outpaladéva peut-il chanter :

"En ce chemin sans artifices
- chemin de Dieu - 
nul besoin 
de yoga, ni d'ascèse,
ni de cérémonies :
seul compte l'amour"
(Hymnes I, 18)

"Amour" (bhakti) désigne ici l'acte de reconnaître (pratyabhijnâ) chaque acte 
comme une branche vivante de l'Acte divin créateur.
Ainsi, amour et connaissance bien compris
font de la vie quotidienne le temple où l'adepte
s'avance jour après jour vers le Sanctuaire,
à la fois toujours déjà atteint et jamais gagné.
Dans l'approche conciliante de ce maître exceptionnel
que fut Outpaladéva,
mystique et philosophie sont les deux faces
d'une même intimité avec l'Autre,
une proximité si intense
qu'elle rend inutile tout autre pratique.
Dans ce cas, une retraite longue,
une vie retirée, semblent inutile.
"Seul compte l'amour"...

Mais peut-on réellement progresser
sans des retraites longues et rigoureuses ?
Cela me semble indispensable.
D'une manière ou d'une autre,
c'est un passage obligé de la vie intérieure.

Celle-ci, en effet, comporte deux volets :
1) reconnaître l'Essence (notre vrai visage, le silence intérieur,
la présence de Dieu...)
2) stabiliser cette reconnaissance afin qu'elle devienne continuelle.

Sans ce second volet, on plonge, on boit, mais on ressort (ou on retombe) frustré,
avec un indéniable sentiment de gâchis. 
Or, comment "stabiliser" sans une pratique elle-même stable ?
Outpaladéva et certains maîtres dzogchen prônent les "micro-pratiques",
brèves mais répétées souvent. 
C'est sûrement une bonne manière de débuter.
Mais, sur le long terme, le pratiquant va se heurter à un mur :
celui des distractions quotidiennes.
S'il ne stabilise pas sa méditation dans le cadre plus favorable d'une retraite,
comment pourrait-il espérer y parvenir dans les turbulences
de ce monde ?
De fait, même si "tout est divin",
seule la pratique la plus intense possible
permet de vivre cela.
Et ceci est vrai aussi bien pour l'expérience que pour la compréhension.
Cette dernière ne peut s'épanouir que dans le cadre
d'une méditation recueillie. 
Même si, disons, j'étudie le Védânta, et même si j'en capte
certains points, cela ne prendra racine que si je m'y donne
avec une pleine concentration.

Bref, on peut prendre la question par tous les bouts,
la conclusion reste identique :

même si tout est suspendu à la grâce,
même si toujours est toujours déjà accompli,
il faut pratiquer le plus possible,
exercer la concentration,
nourrir la compréhension,
raviver continuellement le feu de l'adoration.

Récapitulons :
dans le quotidien,
il est possible de reconnaître 
notre Essence,
de "s'éveiller".
Mais il est presque impossible
de stabiliser cette reconnaissance
sans retraite ni pratique
intensive, continuelle
et sur une longue durée.
Donc, "s'éveiller" est relativement facile,
mais "stabiliser" est très, très difficile.
Or, "s'éveiller" est certes merveilleux,
mais cela ne suffit pas à rendre heureux,
ni libre.
Il faut encore pratiquer pour que cet "éveil"
devienne une expérience continue,
sans plus aucune distraction.
Sans cela, notre vie intérieure,
malgré ses "éveils",
restera amère et frustrante,
surtout quand les accidents de la vie
surviendront.

Donc, pratiquons.

mercredi 26 juillet 2017

Pourquoi traduire ? Ou comment une traduction peut décider d'une vie

Pourquoi traduire des textes sanskrits ou tibétains,
alors que "tout est en nous" ?
Lire ces textes, n'est-ce pas encourager le "mental"
et contribuer à nous couper encore un peu plus du coeur ?


Je ne le crois pas.
Je ne vais pas répondre à toutes ces questions 
dans cet article.

Je voudrais insister sur un seul point :

Tous les discours actuels sur la non-dualité et sur la méditation
dérivent, directement ou non, de discours écrits en sanskrit
et en tibétain. 

Or, ces traductions induisent parfois en erreur.
Je ne parle pas d'une erreur de traduction sans conséquences,
d'un point de détail pour érudits,
mais de traductions qui induisent toute une vision du monde,
et qui mènent à une impasse.

Prenons l'exemple qui, selon moi, est le plus flagrant 
et le plus grave :
La traduction du sanskrit vikalpa,
rendu en général par "concept" ou "pensée".
Il va de pair avec le mot nirvikalpa,
que l'on traduit donc par "sans pensée" ou "sans concept".

Mais ce choix de traduction a entraîné
l'ensemble de la communauté spirituelle mondiale
dans une impasse, dont peu ont réussi à se dégager.

En effet, en traduisant vikalpa par "concept",
on a fait croire que le but de la vie spirituelle était 
de vivre "sans concept", nirvikalpa.
Et donc, les gens qui ont un brin de bon sens
se demandent si un "éveillé" pense,
s'il peut penser, s'il a des pensées... 
Et donc, on se demande si telle personne,
qui est considérée comme une "éveillée"
n'a vraiment aucune pensée, parce que, visiblement,
elle semble en avoir...

De plus, vivre sans pensées aucunes semble impossible.
Et, comme on y parvient pas, on se désespère,
ou bien on imagine que "l'éveil" est un état surnaturel,
accessible comme par miracle à quelques rares élus.

Enfin, comme on voit bien que ces "éveillés" pensent,
on est en permanence déchiré par ce décalage
entre l'idéal et les faits, et soit on est déçu, voire aigri,
soit on devient une sorte de fanatique psycho-rigide.

Or, cette traduction est fausse.
Quand un texte sanskrit dit que l'éveillé est nirvikalpa,
il ne veut pas dire qu'il est sans aucune sorte de pensée.
Pourquoi ?
Tout simplement parce que vikalpa désigne,
non pas la pensée en général,
mais une sorte bien particulière de pensée :
une pensée qui est un doute, une hésitation,
un dilemme, un genre de scrupule ("Est-ce bon ou mauvais ?", 
l'exemple classique étant "Est-ce un serpent ou une corde ?").
Ce vikalpa est un conflit entre des alternatives,
une pensée en forme de question insoluble.
Pour la pensée en général, il y a d'autres mots,
comme dhî, buddhi, etc.

Être nirvikalpa, ça n'est donc pas être "sans concept",
mais être sans hésitation, libre de tout doute.
D'ailleurs, la contrepartie positive de nirvikalpa
est la certitude, nishcaya.

Si la voie et le but de la vie étaient de vivre sans aucune pensée,
alors tous les enseignements se réfuteraient eux-mêmes, et les animaux, les plantes et les pierres seraient "éveillées".

Faute de repérer cette distinction entre "pensée" en général
et "doute", on tombe dans un océan de contradictions.
Le résultat est la scène non duelle contemporaine,
avec ses dialogues absurdes et ses pièges logiques
à n'en plus finir.
Et du coup, les gens rejettent les discours en général,
la pensée, la réflexion, le discernement, l'intellect, la raison,
bref, les outils qui permettent d'atteindre une certitude,
une assurance tranquille, indispensable pour 
une vie intérieure réussie.

Si vraiment on croit que "toute pensée est fausse",
alors la vie devient une torture. Dans le meilleurs des cas.

A côté de cela, il faut ajouter que certains courants
refusent effectivement toute pensée.
Mais, comme ce refus est une pensée,
ils tombent dans l'impasse de l'autocontradiction,
et on ne peut que souhaiter le meilleur à leurs adeptes.

Voici un autre exemple des conséquences pratiques de cette malheureuse traduction de vikalpa :
Dans le Tantrâloka XXIX, Abhinava Goupta parle des qualification
pour pratiquer le rituel kaula. Il dit que le candidat doit
être nirvikalpa. L. Silburn traduit par "sans pensée".
Du coup, on se dit que cet adepte doit être bien rare !
Et, de fait, Abhinava Goupta dit plus loin qu'un tel adepte est rare.
Mais en réalité, il ne s'agit pas de "pensée", puisque vikalpa
a un sens beaucoup plus précis. 
En fait, Abhinava Goupta veut dire que ce candidat au rituel kaula
doit être "sans hésitation", et non pas "sans aucune pensée".
 D'ailleurs, dans l'initiation kaula,
le maître présente au candidat une coupe faite avec un crâne, par exemple, rempli de vin.
Si le candidat hésite, s'il tergiverse, si sa main tremble, il n'est pas
nirvikalpa et la tradition conclut qu'il n'est pas prêt pour cette voie. Autrement dit, s'il hésite, s'il "pense" au sens où ses doutes se traduisent par un geste hésitant, alors il n'est pas "qualifié".
Ici, il est évident qu'on ne demande pas à l'adepte d'être "sans concept".

Et non seulement cette traduction est beaucoup trop vague,
mais encore elle suggère que c'est seulement la pensée abstraite
qui  est rejetée, alors que vikalpa enveloppe toutes les sortes
de doutes, émotionnels, imaginaires, sensitifs, et pas seulement 
les jugements abstraits, comme ceux des mathématiques par exemple !

Bref, cette traduction de vikalpa par "concept" est un désastre
qui a détruit et qui ruine encore la vie de centaines de milliers de personnes.

D'où l'importance des traductions.
On a beau claironner "au-delà des mots... au-delà des mots..."
il faut d'abord les maîtriser un peu avant de prétendre
les dépasser. 
On n'est jamais libre de ce que l'on ne comprend pas, ou mal.

Voilà pourquoi j'avais proposé cette semaine
une retraite de méditation combinée à la lecture de poèmes
sanskrits d'Abhinava Goupta, retraite qui n'a malheureusement pu
se faire. 
Quoi qu'il en soit, retenons l'importance du choix des mots pour traduire.
J'essaie d'y travailler chaque jour, notamment dans l'espoir
d'éviter le genre d'impasse existentielle induite
par les mauvaises traductions,
comme celle de vikalpa par "concept".

lundi 10 juillet 2017

Qui est le maître ?

La relation maître-disciple
est comme la relation amoureuse :
un Graal, ou une carotte magique... on ne sait trop.

Comme d'autres, j'ai cherché le maître.
En me préparant ?
Sans doute.
En tous les cas, de bien étranges "maîtres" sont parfois arrivés dans ma vie.

A la suite des souvenirs rapportés par mon ami Stéphane Arguillère,
je voudrais raconter dans ce billet ce qu'il me souvient d'un maître tibétain assez étrange, Tchimé Ringdzin (chi med rig 'dzin, 1922-2002)




Tchimé Ringdzin était un vieux lama (un gourou, en tibétain),
à l'allure assez proche de l'image que l'on se fait d'un sage oriental :
expression énigmatique, barbichette blanche, cheveux longs noués en chignon...
Était-il un sage ou un fou ?
Je ne sais.
Mais son ambivalence était toute dans son nom : 
était-il un "éveillé immortel" ou un "sorcier invincible" ?
En effet, il est possible de lire son nom dans ces deux sens opposés,
car ringdzin ou vidyâdhara, en sanskrit, peut désigner soit une sorte de sorcier,
soit (mais c'est nettement plus rare...) un être qui "possède le discernement",
qui a reconnu l'essence de son âme jusqu'à en maîtriser
toutes les puissances.

Quoi qu'il en soit,
j'ai rencontré Tchimé Ringdzin en 1991 ou 92 (?) grâce à Stéphane.
J'étais passionné par le dzogchen, la "grande perfection" qui, à l'époque, était surtout... un grand mystère. 
Il faut imaginer qu'à l'époque (eh oui, déjà 26 ans !),
les sources étaient rares. En fait, il n'y avait presque rien.
Aujourd'hui, on peut lire des centaines, des milliers de pages sur le dzogchen.
Mais il y a trente ans, les borgnes étaient rois,
nous traitions les verroteries comme des diamants.
Et nous étions jeunes, naïfs (mais réputés "intellectuels", tare suprême et rédhibitoire dans le milieu bouddhiste comme dans toute société religieuse), remplis d'idéaux non moins que d'ardentes résolutions.
Comme Stéphane, j'étais prêt à tout.
Mais pas à n'importe quoi.
Je voulais partir à pieds jusque dans les montagnes,
traverser des déserts, mais la réalité me décevais régulièrement.
Sortant de chez moi pour aller à la rencontre de Longchenpa,
je me retrouvais quelque part entre Barbès et Pantin,
au milieu d'une soirée bobo organisée sur le thème
"on récite des mantras pour avoir plein de mérites en ce jour compte-triple", avec un calendrier tibétain en guise de plateau de Scrabble.
Ou une variante. Bref.
Je reviendrai à la fin sur ce douloureux décalage.
Car la dissonance est au cœur de cette affaire.

Toujours est-il que Stéphane m'avait invité à rencontrer l'un de ses maîtres,Tchimé Ringdzin. 
Du reste, comme lui, Stéphane portait à l'époque une sorte de barbichette. Stéphane était lumineux, plein de fraîcheur,
et d'une intelligence rare dans la cage-aux-éveillés.
Il me présenta au maître, et je pris rendez-vous pour un mercredi matin, je crois.
Je me rendis dans un appartement, celui de M. Massoubre, semble-t-il.
Comme j'étais en avance, je méditais une heure dans une église proche. J'ai toujours aimé les églises, surtout à Paris.
Contrairement aux "centres du Dharma", on peut y méditer en paix.

Or, la pression montait en moi en même temps que je montais les escaliers vers
cet impressionnant personnage qu'était Tchimé Ringdzin.
Stéphane laissait entendre qu'il avait des pouvoirs,
qu'il était capable de trucs inexplicables...
Je dois dire que, d'emblée, j'avais trouvé son enseignement confus, outre son "broken english". Il me revient le souvenir d'une question sur la difficulté de visualiser les divinités. Il avait répondu quelque chose comme : 

"You problem visualize sex of beautifull woman ?"

Tout était dit.
D'un autre côté, les maîtres dzogchen, en ce temps héroïque, ne courraient
pas les allées d'Internet, qui n'existaient pas encore.
Je m'étais donc résolu à ne pas lâcher le bonhomme
avant qu'il n'ait pointé pour moi "la nature de l'esprit",
rigpa en tibétain. Un Graal d'un genre singulier, la cerise sur le gâteau du bouddhisme tibétain, avec plusieurs étages
de cent mille trucs à faire :
je voulais directement goûter la cerise.

J'entrais donc dans l'appartement,
où je vis d'abord un jeune homme au crâne rasé
que je pris pour un skinhead le temps de quelques instants.
C'est dire que j'étais prêt à toute rencontre...
Il faut ajouter que l'appartement était plongé dans
la pénombre d'un jour pluvieux.
Après avoir donc dit bonjour à Tulkou Trinley (une sympathique réincarnation franco-américaine d'un tibétain)
qui faisait ses devoirs,
je vis Tchimé Ringdzin assis sur l'autre canapé du salon.
Après la prosternation d'usage, je m'asseyais
à ses pieds, collé à la table basse
où il mangeait un bol de Corn-flakes.
Il était face à la télé, connecté sur Disney Channel.
Franchement, j'aurais voulu vous y voir !
Comment poser des questions à un maître
quand Donald vous déchire les oreilles ?
Mais Tchimé Ringdzin semblait tranquille
et, au bout de quelques instants,
il m’invita à petit-déjeuner avec lui.
Je refusais poliment.
Au bout de deux minutes,
il me demanda, comme pour briser la glace :

"You no like Donald ?"

C'était l'instant où jamais.
Je savais que Stéphane devait arriver plus tard pour
"traduire" l'entrevue, mais il faut battre le fer quand il est chaud, n'est-ce pas ?
Tout le problème était de savoir comment,
à partir de Donald,
introduire la question de l'introduction à la nature de l'esprit...
Tchimé Ringdzin, tel un immortel sorcier tout droit sorti
de la télé elle-même, imperturbable, faisait croustiller
le Corn-flakes, pendant que je me dandinais d'une fesse sur l'autre,
tel un pauvre bougre au bord du plongeoir des dix mètres.

A un moment,
une question jaillit. Je levais le bras (?!?) et demandais :

"What is rigpa ? Can you show me ?"

Il tourna la tête, avec la même expression que sur les photos
(expression qui, avec tout le respect du, 
me fait inévitablement penser à Alf) :

"Rigpa is understand Buddha, samsara nirvana difference".

Et il continua avec une métaphore lumineuse :

"Like know left know [ou "no" ?] right".

Tandis que je méditais cette réponse,
Stéphane arriva, avec un gros paquet de photocopies
sous le bras. C'était le Manuel de la transparution immédiate
(non, non, rien à voir avec le Tribunal de Bobigny), je suppose ?
Nous poursuivîmes l'entretient pendant que Stéphane
découpait les photocopies. 
Je lui re-demandais donc :

"But [ah, le "but"...] what is rigpa now ?"

Tchimé Ringdzin :

"You must do retreat. You do Kordé Rouchenne".

Kordé Rouchenne, c'est "séparer le samsara du nirvana", séparer le mental de la pure conscience qui 
distingue intuitivement l'absolu. Pour cela, il faut une retraite d'au moins trois mois.
Je demandais des précisions :

"But [encore !] where ? Do you know places and good lamas ?"

Lui :

"Today, not many good. No full educated. Perhaps Khetsun Zangpo good."

Et il me demanda :

" Who is your moûla gourou ?", c'est-à-dire "qui est ton maître principal" ?

Je ne savais trop quoi répondre, car justement
je venais à lui pour trouver un maître.
Et il ajouta cette prophétie (?) :

" You never find root guru"

Mais vu qu'il n'avait pas vraiment employé le futur, était-ce vraiment une prophétie ?
Toujours est-il qu'il nous avait fait comprendre, à moi et à Stéphane,
que trouver un maître pour pratiquer le dzogchen 
dans le cadre d'une retraite, comme il se doit,
n'était pas chose facile.
Enfin, je lui demandais :

"What is tsal, dang, and rolpa ?" 

(ce sont trois termes du dzogchen
pour décrire les pouvoirs de rigpa, notre véritable essence).
Il répondit par une autre métaphore :

" Like electricity. Tsal electric power. Dang light. Rolpa plug."

De plus en plus lumineux !
En tous les cas, il me parût aimable, serviable, je dirais même. 
Il avait l'air sincère, très détendu. Aucun désir d'afficher un personnage, rien à cacher. 
Donald, Corn-flakes, Grande Perfection, Eveil : la Grande Équanimité.

Je le revis plus tard pour une initiation de Padmasambhava
à la pagode de Vincennes.
Stéphane avait aussi invité une parente, je crois, une charmante jeune femme qui revenait d'un séjour au Népal chez Tcheuki Nyima, un maître dzogchen populaire et accessible.
Elle avait la fraîcheur de l'enthousiasme, tempéré par une
lucidité rare dans ce micro-biote parisien constitué, il faut le dire, d'une majorité d'adeptes de l'occultisme.
Assis l'un à côté de l'autre, nous discutâmes en attendant Tchimé Ringdzin.
Une fois installé sur le trône (pas une mince affaire non plus),
celui-ci déclara :

"Today teaching fourteen points".

Il sorti un papier froissé, et commença un enseignement
des plus confus. Je n'en retenais rien, en dehors de l'idée,
qui lui était chère, des "trois refuges : extérieur, intérieur et secret".
Je passais donc quelques heures à méditer.
En sortant, cette jeune femme me fit part de son étonnement.
L'enseignement sur la méditation reçu de Tcheuky Nyima lui avait semblé
si clair ! Comment ce lama pouvait-il être si confus
à propos d'une chose si simple ?
Il faut dire qu'on y comprenait rien. Du tout.
Ça ressemblait à une mixture de Lacan, Deleuze et Osho.
Stéphane semblait apprécier. 

Plus d'un quart de siècle après,
que m'en reste t-il ?
J'ai surtout retenu l'importance de la clarté
(à distinguer du simplisme), et du discernement.
En venant à ce lama, j'aspirais à rencontrer un être
qui incarnait ce que j'avais ressenti et pressenti en lisant Milarépa et Longchenpa 
- le parfum des grands espaces,
les fortes lumières transperçant les larges vallées,
les vastes ouvertures minérales,
la musique des sources cristallines,
le jeu des couleurs diaprées sur les rochers,
l'air saisissant les narines,
le sang battant dans la chair pour la dilater jusqu'au ciel,
et, pour tout dire, l'immensité du silence intérieur,
la clarté "nette" (pour parler comme Madame Guyon)
et le vif de la transparence absolue.

Mais la plupart des gens ne semblaient intéressés
que par les petits miracles ;
insensibles, apparemment,
au miracle d'être. 

Et donc, je sentais une forte dissonance ;
un décalage entre les maîtres que je rencontrais
dans les textes, et ceux qui passaient à Paris.
Les maîtres des textes, je les sentais infiniment plus vivants,
plus présents, forts, exigeants, mieux incarnés, concrets,
solides comme des montagnes, profonds comme l'océan.
Mais la plupart des gens ne sentent rien, ou presque,
en lisant. Pour eux, ce ne sont que "des mots"...
Cette dissonance, c'était comme lire une partition de Mozart
et se retrouver ensuite à un concert de fin d'année
au conservatoire de Fouille-les-Mouilles.

Voilà la leçon que je retiens.
Je ne sais rien.
Je ne sais pas si Untel était ceci ou cela.
Je retiens seulement cette dissonance
qui, tel l'Accord du Diable,
a été et continue d'être si destructrice...
Et je me dis - et je voudrais dire - aux nouvelles générations :
si un "maître" vous paraît confus, indisponible...
eh bien examinez la chose, mais n'y perdez pas trop de temps.
La vie passe. Ce que l'on donne à un "maître",
on ne le donne pas aux autres.
Ne perdez pas votre temps.
Passez votre chemin, soyez résolus et pragmatiques,
sachez raison garder,
et avancez,
sans jamais perdre de vue l'essentiel.