samedi 27 juillet 2019

Se détacher des rituels

flux et reflux


Abhinava Goupta nous invite à prendre du recul par rapport aux pratiques factices :

"Laisse tomber (tyaja), loin derrière toi,
la pratique réglée (vinaya), pauvre en mérites,
pleine d'afflictions, dépourvue d'expérience personnelle,
privée de la science de la libération." (TÂ XXXVII, 28)

Dans ce verset, il utilise la terminologie bouddhiste. Il conseille de se délivrer des pratiques factices inventées par des maîtres incompétents qui n'ont d'autre rôle que de perpétuer l'illusion du monde. Les systèmes, rituels ou yogiques, sont des prisons mentales. Le Tantra (le Texte) est une prison, le Véda (le Savoir) une autre, selon Shiva dans l'Ânanda Tantra :

"Ceux qui s'y connaissent ne croiront pas à la doctrine des 'sages védiques', qui est limitée, pétrie d'afflictions, qui ne produit que des fruits maigres et évanescents. Ils accorderont foi à la Révélation de Shiva." 

Abhinava poursuit : "Ce qui est cause de chute selon les 'sages védiques' permet une réalisation rapide selon l'enseignement de gauche - d'où l'on voit que la religion védique est prisonnière de la caverne de l'illusion magique, Mâyâ." (TÂ XXXVII, 10-12)

Tous ces enseignements sont en partie vrais, mais ils sont limités, ils n'enseignent qu'un aspect du Mystère. Ils sont vrais en ce qu'ils affirment, faux en ce qu'ils interdisent. Les savoirs sont des gouttelettes issues de la réalisation infinie de l'Infini par l'Infini. Tel est le message de la religion Kaula, religion sans forme, sorte de parfum subtil présent en toutes les religions, pressentiment de la vérité auquel répond notre intelligence instinctive. 

En particulier, les disciplines et pratiques en tous genres sont comme de la lave pétrifiée. Le succès même devient échec. Tout cela sert ensuite à faire exister des pouvoirs, des sociétés, des groupes, avec leur dose de bêtise indispensable à leur conservation. La liberté ne se limite pas à l'individuel, mais elle passe par l'individuel. Inévitablement, le doigt qui pointe la lune en vient à la cacher. Ceux qui en sont avisés exercent donc leur discernement : ils séparent le bon grain de l'ivraie. Car la pratique est inévitable, vu que l'absolu est action, mouvement. Mais à force d'échecs et déconvenues, nous sommes conduits à reconnaître la part vraie et à laisser tomber le reste. 

La pratique vient du plus profond : alors elle est vivante. Sinon, elle remplace un autre mécanisme, une autre routine, et ne fait que perpétuer le mal-être. L'indépendance est le terreau de la pratique juste : pratiquer comme sans pourquoi, dans un perpétuel oubli, plongé dans une pleine intensité. Pratiquer comme on improvise sur un thème musical, comme on suit des vaguelettes du regard. Dépouiller pour savourer.  

vendredi 26 juillet 2019

La légende du Ventre du Poisson

Dans la vision tantrique, les révélations religieuses et philosophiques sont toutes hiérarchisées selon un double principe de transcendance et d'inclusion, depuis les Védas et les sciences mondaines tout en bas, jusqu'au sommet où se trouvent les Shakti Tantras, axés autour de deux traditions : la Triade ou Trika, diffusée notamment par le prince Râma, et la Danse de Kâlî ou Kâlî-krama, révélée dans un cimetière de la vallée du Swat au nord du Pakistan par une assemblée de yoginîs autour de Mangalâ. Plus un enseignement et une pratique sont non-dualistes et désinhibés, plus ils sont situés en haut de la pyramide, près de la source des tantras, présence nue de l'instant présence, silence brut.

Mais au-delà des tantras et infus en eux "comme le parfum dans les fleurs", se trouve le Koula. Par la suite, la religion du Koula (kula-dharma) en est venue à désigner des systèmes tantriques pleins de rituels et d'interdits. Mais à l'origine, la tradition Kaula est bien distincte de la tradition tantrique et elle se présente comme largement supérieure.

Pourquoi ?

Parce qu'elle ne dépend pas de rituels complexes. Son temple, c'est le corps. Tous les moyens sont bons pour célébrer la conscience, l'expansion, l'immensité frémissante. Koula, en sanskrit, désigne à la fois la Famille Shiva-Shakti, les Yoginîs, l'énergie, le corps, le Tout, le Cosmos, le souffle, autrui, la femme, le silence net.

Le Koula reprend les symboles tantriques comme le crâne, par exemple, mais les intériorise complètement. Cette tradition (sauf dans la branche Krama) va jusqu'à interdire les pratiques transgressives ascétiques, comme par exemple le "voeux du crâne" et tout ce qui va avec, et se concerne plutôt les gens qui vivent dans le monde, avec ou sans famille. L'important n'est pas l'extérieur, mais l'intérieur. Pas de linga, pas de cendre, pas de déguisement, pas de béquilles, pas de fuite dans des mondes parallèles. Juste ce qui se présente.

Tout y est plus simple et spontané. Pas de rituel ou d'initiation complexe. La pratique est axée sur le corps, le souffle, l'émerveillement. L'intensité remplace la prolixité. Peu de techniques. Le Koula, c'est de la poésie, des hymnes, de l'ardeur, un certain état d'être. La transmission est soit par discours, soit par geste symbolique, soit directe, par la simple présence. La méditation est axée sur l'écoute du souffle, sur la "méditation de Shiva" (voir les billets à ce sujet) et sur le yoga sexuel, appelé "rituel primordial". Mais, à ma connaissance, aucune source Kaula (= du Koula) ancienne ne prescrit la rétention de la semence. Bien au contraire, l'absence de rétention est une condition sine qua non de l'accès à la pratique, comme le rappelle ici Abhinava Goupta qui fait allusion au mythe fondateur du Koula :

"Le prérequis sur la voie du Koula est l'écoulement de la virilité. Ceux qui bloquent ce flot sont ceux qui "font remonter leur semence" [: ils ne sont pas qualifiés pour la  pratique du Koula]." (TÂ XXIX, 42)

"Ceux qui font remonter leur semence" sont les ascètes et les yogis partisans de la continence, avec ou sans relation sexuelle. Ils ne peuvent pratiquer la religion du Koula. Ce qui n'empêche pas une certaine forme de rétention, mais dans une perspective très différente de celle du Hatha Yoga. Abhinava Goupta ne prescrit pas la rétention, mais la délectation (rasa-âsvâda), l'émerveillement (camatkâra). C'est une approche esthétique peut-on dire, au sens où elle est centrée sur la perception des sens et sur le ressenti viscéral. 

La pratique de la rétention stricte est une pratique bouddhiste, le Hatha Yoga étant une invention bouddhiste. Bien sûr, le yoga en général est plus ancien et le Hatha Yoga reprend les symboles et les expression du yoga du Koula, le yoga du corps, mais les pratiques sont complètement différentes. L'idée du Hatha est d'inverser le cours naturel des choses : bloquer le mental, le souffle, la semence. C'est le vieux projet bouddhiste d'aller à contre-courant grâce à des techniques (upâya) et des artifices (yukti). Le but ultime est d'interrompre la vieillesse, la maladie et la mort, le samsâra.

Dans l'hindouisme, il s'agit plutôt de célébrer les forces de la nature pour se les agréer. Dans le Koula, il y a une sorte de sacrement des forces vitales, avec en plus, au plan intérieur, une attention spéciale au ressenti. Mais pas de technique très particulière, pas de posture, pas de respiration, en tous les cas rien de comparable à ce que l'on trouve dans le Hatha Yoga et les techniques de yoga sexuel bouddhistes, avec leur arsenal de blocages musculaires et respiratoires pour "inverser" le cours naturel des choses.

D'où vient le Koula ?

Les sources sont unanimes : d'un divin brahmane devenu pécheur par nécessité. 
Il est nommé Matsyendra, Macchanda, Matsaghna, Mîna, selon les sources. Sa légende connaît différentes versions.

Mais attention, ce Matsyendra n'a presque rien à voir avec le Matsyendra de la tradition des Nâtha Yogis. Cette tradition, c'est en le bouddhisme tantrique intégré dans la religion shivaïte. Rien à voir avec le Koula même si, ici et là, des éléments du Koula y ont été intégrés. Il y a des échos du Koula dans le Hatha Yoga et autres pratiques adoptées par l'éclectisme Nâtha, mais ils sont largement déformés. Goraksha Nâtha, le fondateur légendaire de la tradition des Nâtha Yogi, était un yogi bouddhiste, sans aucun lien avec Matsyendra. Le Yoga des Nâthas est le Hatha Yoga bouddhiste, une pratique découlant d'un état d'esprit opposé à celui du Koula. Pour résumer encore une fois, le Koula se veut naturel, tandis que le bouddhisme, depuis son origine, se veut anti-naturel. Nature et culture, en très gros. En plus de la question de la rétention, le Koula se distingue du nâthisme par la place qu'il accorde aux femmes. 

A ma connaissance, la position du Koula à propos des femmes est unique parmi toutes les religions. Selon le Koula, non seulement une femme peut être initiée, pratiquer, atteindre la perfection et devenir gourou, mais en plus son pouvoir d'éveil est considéré comme plus fort que celui de l'homme, car la femme peut procréer, manifester sa Shakti à l'extérieur, ce dont l'homme est incapable, comme le rappelle Abhinava Goupta. 

De plus, dans les tantras du Koula de Kâlî, la branche la plus intérieure du Koula, c'est Shakti qui répond aux questions de Shiva, à l'inverse de ce qui se passe dans tous les tantras shivaïtes et bouddhistes. Le nâthisme, au contraire, se montre largement misogyne, à l'image du bouddhisme depuis ses origines - à l’exception des Yoginîs Tantras justement, inspirés manifestement par le Koula. Les sources sont claires sur ces points.

Quoiqu'il en soit, selon les sources anciennes du Koula (principalement le chapitre IX du Kaula-jnâna-nirnaya), 
Matsyendra est la source du Koula dans notre Âge du Malheur (kali-yuga, rien à voir avec Kâlî). Il est l'incarnation de Bhairava née dans l'Assam ou, disons, dans l'Est de l'Inde.  


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Bas-relief de Matsyendra Nâtha, avec sa canne et sa ceinture de yoga, trônant sur le Ventre du Poisson, symbole des mystères Kaula

Pour comprendre sa légende, il faut revenir en arrière.
Shiva rappelle à la Déesse qu'ils avaient un jour visité l'Île de la Lune pour y révéler le Tantra Kaula, c'est-à-dire l'ensemble des Écritures de cette tradition originale. Mais ils étaient accompagnés d'un de leur fils, Kârttikeya, mieux connu aujourd'hui sous ses noms tamouls de Vélan, Mourougan ou Soubramanyam. Or, ce fils est un adolescent terrible. Fils du Feu et de l'Eau, il pose souvent problème par son tempérament emporté. Choyé par les Furies (Mâtrikâs) selon certains, il est parfois pris de folie. Et c'est ce qui arriva cette fois là. Il s'empara de la Gnose du Koula (kaula-jnâna, c'est-à-dire la Gnose issue de la Famille Shiva-Shakti) et le cacha au fond des océans. En père irrité par ce gnome perfide, Shiva le transforma en souris et scruta les eaux pour retrouver son Tantra, véritable engeance de ses entrailles et de celles de la Déesse. Il le repéra dans le ventre d'un poisson. Shiva l'attrapa, lui ouvrit le ventre et récupéra son Tantra, la Gnose du Couple divin. D'où le nom de l'enseignement secret du Koula : "le ventre du poisson" (matsya-udara). 

Mais Kârtikkeya, transformé en souris voleuse, creuse un tunnel sur l'Île de la Lune et s'empare à nouveau de la Révélation, qu'il replonge au profond des eaux. Le Tantra fut cette fois avalé par un poisson monstrueux, de la taille d'un continent, un genre de Kraken. Shiva se mit en colère, devint Bhairava, et tissa un "filet de pouvoir" (shakti-jâla). Il captura le monstre en écumant les sept mers, mais vu la taille de la bête, il n'arrivait à rien.  Il renonça alors à son statut de brahmane et s'incarna sous la forme d'un pécheur. Et là, il réussit à s'emparer de cette large poiscaille, étant donc devenu Matsyendra, le "Maître du Poisson". Dans d'autres versions, il passe douze ans dans le ventre de la bête, avant d'en émerger tel Jonas, à nouveau parfait.

La leçon de cette fable est claire :

La Gnose vient de l'union de Shiva et de Shakti.
Mais est volée, confisquée par le fanatisme et la pruderie brahmanique dans sa forme la plus immature et factice. Ce brahmanisme puérile et pudibond, incarné ici par Kârttikeya, aussi appelé Soubrahmanya ("le Tout-brahmane"), rejette la Gnose du Koula et la cache dans les profondeurs de l'inconscient. Elle s'y trouve dans le "ventre du poisson", le poisson qui symbolise ici l'inhibition, la dualité créée par la société (la "religion des esclaves", pashu-dharma). Pour la retrouver, Shiva, c'est-à-dire le chercheur/ la chercheuse de vérité, doit s'aider de la Shakti (les énergies du corps, le filet étant un symbole de ces énergies dans la tradition Kaula) et renoncer à son statut social factice de brahmane tout pur. Pour accéder à la pratique de la non-dualité, au-delà du pur et de l'impur, il faut lâcher prise, renoncer à l'idéal de la fausse pureté par rejet de la vie. Ce rejet fait bien penser au nihilisme, ce poison évoqué par Nietzsche et qui consiste à mépriser la vie au nom d'un idéal.

Bien sûr, le brahmanisme - qui est largement un nihilisme, surtout aujourd'hui - s'est empressé de censurer ce mythe et cette gnose, et cela selon plusieurs stratagèmes. D'abord en intégrant une partie de ses expressions et de ses Mantras, par exemple dans la Shrî Vidyâ, tradition brahmanique où l'on retrouve des traces du Koula, mais très édulcorées et, surtout, ensevelies sous une montagne de rites répétitifs et redondants, parfaitement étrangers à l'esprit du Koula. C'est ainsi que les adeptes du nâthisme contemporain et les sannyâsîs pratiquent encore cette sorte de tantrisme qui est une déformation du Koula originel, à quelques rares exceptions. De plus, la tradition des sannyâsîs a pris au Koula les noms de ses loges secrètes. Oui, les noms des dix branches des "Dasnâmîs" sont les noms des dix loges secrètes du Koula fondées, selon la légende, par le Maître du Poisson. Les soi-disant gardiens du Temple ne sont souvent que des Cerbères auto-proclamés qui empêchent les autres d'accéder au trésor. Le Dragon est jaloux de "sa" perle. Les régents se font roi. Il en va du Koula comme de toutes les traditions spirituelles : leur succès attire les jalousies, les puissants de ce monde s'approprient les mystères, ou du moins leurs coquille.

Mais au fond, c'est quoi, le Ventre du Poisson ?

C'est la sagesse du corps.
Ni plus, ni moins.
Non-dualité incarnée.
Célébration libre de tout code,
de toute contrainte,
loin de l'ascétisme comme du consumérisme.
C'est le secret caché dans nos entrailles.
Né du corps, au-delà du corps.
C'est la quintessence de ce que l'Inde a à nous offrir,
mais au fond, c'est juste une réminiscience de ce trésor caché
ici, dans chaque cellule.
Juste un rappel,
un appel à explorer.

jeudi 25 juillet 2019

Le nectar de la tradition

Tamarinier bonzaï

L'essence des traditions de l'Inde est la religion (dharma) du Koula, présente en elles "comme le parfum dans les fleurs". 
Son essence est la tradition de la Déesse (devi-naya), aussi appelée Danse de Kâlî (kâlî-krama) et la Grande Vérité (mahâ-artha).

Cet enseignement, révélé par Nishkriyâ Ânanda dans des circonstances déjà relatées, est profond mais fort simple.
Le voici résumé dans un tantra qui rassemble l'essentiel des quatre branches principales du Grand Arbre de la Déesse, incarnée dans l'arbre du tamarinier (Cincinî-mata-sâra-samuccaya), dans une traduction plutôt littérale :

"Quand la conscience a quitté un état
sans saisir un autre état,
alors se déploie l'Immense en sa transcendance,
notre essence :
voilà le parfait nectar du Koula
proclamé par les yoginîs/
par la Yoginî [incarnée en Mangalâ]
et révélé sur terre par le noble Nishkriyâ Ânanda."
(CincinîM. VII, 178-180)

C'est l'enseignement au coeur des traditions tantriques non-duelles, simple, clair, praticable par chacun en toute circonstance. 
Le mot sanskrit bhâva, ici rendu par "état", désigne en fait n'importe quel phénomène, cognition, état mental, pensée ou émotion.

N'importe quel mouvement.
Une pensée cesse.
Avant la suivante, qu'y a-t-il ?
Un mouvement intérieur s'amenuise,
peu à peu ou d'un coup,
comme la résonance du "om"
ou d'un bol tibétain.
Reste une pure présence,
transparente, limpide,
fraîche, évidente, vive,
ouverte et vibrante.
C'est l'expérience essentielle
où l'on identifie clairement notre essence,
notre véritable visage,
la face même de l'Immense
qui déborde en toute chose.

mercredi 24 juillet 2019

Un autre maître de musique dans le shivaïsme

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Tout le monde sait que la flûte de bambou (bansurî) est l'instrument de Krishna.
Mais un autre conte indien offre une autre version de l'origine de cet instrument.

Il était une fois un jeune homme, Matanga, qui allait dans la forêt rassembler du bois pour les rituels du brahmane qu'il croyait être son père. Mais en chemin, il croisa un âne qui lui révéla qu'il était le fils d'un barbier qui avait eu une aventure avec sa mère, une vraie brahmane. Etant issu d'une union "à rebrousse-poil", l'âne juge donc que Matanga est un intouchable, un Tchandâla. Matanga débute alors une quête surhumaine pour devenir brahmane. Il pratique l'ascèse et le yoga pendant des millénaires. Indra, le chez des dieux, lui accorde n'importe quel voeux, mais lui explique qu'il est impossible de changer de nature : un intouchable ne peut en aucun cas devenir brahmane. Matanga demande alors le pouvoir d'assumer n'importe quelle forme et d'être adoré par les brahmanes à jamais.
Matange devient un grand yogi et un savant en gnose shivaïte. Un tantra important passe par lui, qui le décrit comme "un tigre parmi les sages". Son ashram est sur le mont Himavat, où toutes les créatures vivent en harmonie, illuminées par le feu de sa Gnose et la profondeur de son absorption yogique. 

Alors qu'il pratiquait ainsi, le vent soufflait dans des bambou. Il se trouva que, dans certain d'entre eux, les trous faits par des abeilles et l'inclinaison par rapport au vent était parfaite pour les faire vibrer. Or ce chant distraiyait Matanga de sa méditation sur Shiva. Il prit donc un bambou parfait, en fit une flûte et en fit sortir les septs sons de la gamme. Charmés par ce son inouïe, Shiva et Pârvatî apparurent à Matanga qui se mit à pleurer à leurs pieds. Il demanda alors à Shiva la Gnose qui permet de téruire toute souffrance, et Shiva lui répondit en lui transmettant un tantra "salutaire, facile à comprendre et clair, au sens profond". C'est le tantra de Matanga-pârameshvara, un des textes importants du shivaïsme dualiste. 

Matanga est aussi l'auteur d'un traité de musique, la Brihaddeshî, qui est le premier à parler des râgas et à décrire les douze intervalles de la gamme. Il y distingue aussi différents genre musicaux. Ce traité est le plus important après celui de Bharata et son commentaire par Abhinava Goupta. La musique et la danse sont depuis toujours présents dans le shivaïsme. Le fait que Matanga soit un intouchable est également significatif. Matanga est aussi le gourou de Shabarî, un des premiers dévots de Râma. Il écrit :

"Il n'y a pas de dance sans son (nâda).
Le son est donc l'essence du monde.
Le son est la Tradition,
il est Brahmâ. Vishnou est son,
de même que la Shakti suprême et Shiva."

mardi 23 juillet 2019

La non-dualité du percept et du concept



Selon une certaine opinion populaire inspirée par le bouddhisme, le percept donne accès au réel, tandis que le concept n'y accède pas. Ce dernier n'est donc pas un moyen de connaissance valide. 
Quand je vois cet arbre, par exemple, m'est donné un premier instant de perception brute. Ensuite le mental intervient pour manipuler ce réel singulier et construire artificiellement telle ou telle généralité qui ne s'y trouvait pas, du genre "c'est un arbre" ; alors que la perception livre un réel singulier, c'est-à-dire unique, incomparable et donc ineffable. Le concept est faux parce qu'il déforme et ajoute à la perception. Il n'a rien à voir avec elle.
Il y aurait ainsi un gouffre entre le percept, moyen de connaissance valide qui accède au réel par-delà les mots ; et le concept, construction artificielle faite de mots. Ensuite, le percept est interprété de différentes manières : comme la perception d'une entité absolument unique, par le bouddhisme et l'existentialisme ; ou comme perception de l'être pur, par le Vedânta. Dans tous les cas, il y a un hiatus entre percept et concept.

Mais cette opinion est discutable.
La perception est acte de conscience. Mais le concept aussi.
De plus, si les concepts ne viennent pas du percept, d'où viennent-ils ? 
Une solution consiste à dire que les concepts sont déjà présents dans n'importe quel percept.

Le raisonnement est le suivant : 
toute conscience d'objet est conscience de la conscience, car c'est la conscience qui prend conscience d'elle-même, vu qu'il n'y a rien d'autre qu'elle, comme nous le prouve toute expérience. 
Or, tout est conscience. Donc tout dépend de la conscience. Donc tout est dans la conscience. Donc la conscience est tout.
Par conséquent, quand la conscience prend conscience d'elle-même comme tel objet, elle prend conscience de tout. Et donc, en chaque perception d'objet, tous les objets possibles sont déjà présent. La conscience, douée du libre pouvoir de se réaliser partiellement - en s'excluant elle-même pour ainsi dire, comme un sculpteur qui manifeste une forme dans une pierre en excluant tout ce qui ne lui convient pas - est capable de se manifester comme le Tout qu'elle est, ou bien seulement comme tel ou tel aspect limité. 

Mais d'où viennent les concepts ?
Ils sont des perceptions.
Quand je vois cet arbre, je perçois le concept, c'est-à-dire la généralité "arbre". Mais je perçois aussi l'être, l'existence, l'identité et la différence. Les universaux sont perçus.

Mais si en toute chose je perçois les mêmes généralités, comment expliquer les différences entre les choses ?
Il suffit d'inverser complètement notre vision du rapport entre percept et concept. Un concept n'est pas une construction qui vient s'ajouter au percept pur. Pourquoi ?
Un percept est une combinaison unique de traits généraux.
Une chose est un agrégat singulier de phénomènes universaux. C'est cette combinaison d’éléments en eux-même universaux qui produit la chose singulière : cet arbre-ci, ici, maintenant, unique.

Le concept extrait ensuite ces traits généraux, mais il ne les y projette pas. Conceptualiser, ça n'est pas inventer, c'est découvrir un phénomène général dans une chose singulière. Quand je vois cet arbre unique, je vois déjà l'arbre en général. Il me suffit ensuite d'extraire cet aspect, de l'abstraire, si tel est mon désir. 

La différence entre un percept et un concept est donc seulement une différence de degré et non de genre de connaissance. Dans tous les cas, en effet, il s'agit de perception. Un percept est simplement un ensemble de traits généraux perçus ensemble. Un concept est un trait général, mais isolé, abstrait, perçu sans contexte et, donc, universellement, atemporellement, de manière impersonnelle et décontextualisée. Dans tous les cas, il s'agit de perception, donc de conscience.

Chacun est capable d'extraire ces universaux selon ses désirs et son éducation. Là où untel verra un vase, un autre verra un souvenir, un autre un moyen de stocker, un autre une arme, un autre encore ne verra que l'être pur et simple. Mais tous ces éléments sont donnés en chaque perception. L'universel est donc premier. Chaque expérience, chaque percept n'est qu'un agrégat d'éléments universels. Conceptualiser consiste simplement à abstraire un ou plusieurs universaux parmi ceux perçus.

Il n'y a donc pas de gouffre entre percept et concept. Dans tous les cas, il y a perception. La différence, en revanche, est une différence de manipulation : le percept est un ensemble d'universaux donné à l'état brut, tandis que le concept résulte d'une activité mentale conditionnée par les désirs et l'éducation. Voilà pourquoi deux individus vont conceptualiser différemment le même percept.
Les éléments généraux ou universaux que sont les concepts sont donc déjà présents dans les percepts, lesquels ne sont que des concepts combinés. Les idées d'être, de cause, de sujet et d'action ne sont donc pas de pure inventions mentales, mais simplement des abstractions de ce qui est donné dans la perception brute.
Il n'y a donc pas de séparation essentielle entre percept et concept.

Par conséquent, il est utile et sensé de cultiver des moments de perception sans manipulation ; en revanche, il est vain et faux d'opposer les percepts aux concepts, comme s'il y avait entre eux une dualité essentielle. 

Comment faire pour se recentrer malgré l'agitation ?



Quand je pratique la méditation, je dois ensuite continuer cette pratique dans la vie quotidienne. 

Ce qui se passe alors, c'est que je constate encore et encore l'agitation qui m'envahit. Il se peut même que la pleine conscience rende plus vive la conscience de mon agitation physique et mentale. Face à ces prises de conscience répétées, le découragement guette. Que faire ? De toutes façons, il est impossible de maîtriser le corps et l'esprit, c'est-à-dire le mouvement. Quoi que je fasse, il y aura toujours du mouvement, et du mouvement qui m'échappe.

L'expérience du mouvement est la grande épreuve de la vie intérieure. Celle-ci commence que je fais l'expérience du silence, de l'immobilité. Je découvre alors un espace sans bavardage, sans mouvement. C'est comme arriver au-dessus des nuages. Mais souvent, la vie intérieure meurt quand le mouvement réapparaît. Quand je parle de "mouvement" ici, il s'agit du mouvement impliqué par une vie normale : la vitesse, le bruit, plusieurs choses à faire en même temps, les tensions de la vie en commun, et non pas seulement les paisibles mouvements de la nature.  

Il y a alors plusieurs possibilités :
- Je peux m'efforcer de conserver une certitude ("il y a autre chose ; le soleil brille au-dessus des nuages ; là-haut, c'est la paix, je l'ai vu"), comme un souvenir. C'est l'approche des traditions non-dualistes comme le Vedânta, mais aussi de certaines philosophies. L'avantage est que cette certitude n'est pas atteinte par l'agitation. L'inconvénient est que cela n'est pas toujours ressenti et qu'une certitude peut s'effondrer. Et que faire quand je suis intellectuellement confus ou trop fatigué pour penser ?
- Je peux m'efforcer de conserver une paix, une immobilité, en dépit du mouvement. C'est la voie de la plupart des techniques de méditation : observation neutre des mouvements, censée déboucher sur une sorte de retour à l'immobilité. L'avantage de cette approche est sa simplicité. L'inconvénient est que cela nourrit une certaine inquiétude, paradoxalement : je dois constamment vérifier l'immobilité, pratiquer pour atteindre l'immobilité, apaiser la tempête énergético-mentale. Voilà pourquoi, si je suis agité, cette méditation de conscience neutre peut exacerber l'agitation.
- Je peux plonger dans le ressenti viscéral, la vibration intérieure. C'est l'approche mystique, moins connue. L'avantage est que je ne dépends plus du calme physique ou mental, comme dans le cas de la certitude, mais sans dépendre de mon acuité intellectuelle. De plus, je n'ai pas à lutter contre le mouvement. Pourquoi ? Parce que le ressenti viscéral se situe à la racine même de tout mouvement, physique ou mental. Et contrairement à l'approche méditative classique du "laisser les mouvements aller et venir", elle ne dépend pas de mon état de lucidité ni de mon pouvoir d'attention. C'est plutôt un geste de laisser-aller. Une sorte de plongée intime vers l'intérieur, vers le centre de soi. Et comme ce centre est la source de toutes les émotions, qui sont des mouvements bien sur, l'agitation est traitée, mais pas directement ni par observation directe.

Comme le conseille Madame Guyon, "ne pas s'efforce plus que de raison de ramener le sens à son devoir", c'est-à-dire l'agitation vers le silence, "parce que cet effort qu'elle fera pour l'apaiser et l'attirer à son goût ne lui peut être que préjudiciable en tel état pour plusieurs raisons : premièrement, parce qu'il est inutile, le sens n'obéissant pas à la raison [=j'ai beaucoup connaître les bienfaits de la méditation, l'agitation continue]. Secondement, voyant ses efforts inutiles, elle aura de l'inquiétude , croyant que la furie de cette partie inférieure est un empêchement pour jouir de son doux repos, et que ce désarroi est un grand mal ; et cette inquiétude est très contraire à cette oraison de repos, et la tristesse à son goût [=l'effort d'attention ajoute parfois une couche de tension supplémentaire et enclenche un cercle vicieux]. La troisième raison est que, travaillant son esprit pour apaiser les révoltes de la partie inférieure, la volonté embrasse plus d'affaires qu'elle n'en peut digérer [= on ne peut plus rien faire d'autre, la paix disparaît et l'agitation revient dès que l'on doit réaliser des tâches complexes]... La quatrième est que le pénible et inutile travail que prend l'âme d'apaiser le sens troublé, lui fait perdre  le goût de son repose savoureux." Autrement dit, il n'y a plus de plaisir. L'âme est déchirée entre le mental et le coeur : "L'entendement [=le mental] a honte de voir qu'il n'entend pas ce que l'âme veut [parce qu'il est pris par d'autres tâches], et ainsi il va de part à autre comme étourdi et tout étonné, car il ne s'assied et ne se repose en aucune chose." Autrement dit, le problème de l'approche l'attention est qu'elle se situe au plan mental : la paix mentale est sa condition, elle en dépend. Tandis que l'approche par le ressenti viscéral ou, disons, le coeur, ne se situe pas au plan mental. Le coeur se tient en lui-même, sans se soucier de rien d'autre, que le mental soit agité ou non. Il n'y a pas conflit. Bien sûr, je peux être distrait de cette plongée au centre de Moi, dans le coeur. Mais ça n'est pas comme de la distraction mentale. C'est plutôt comme un changement affectif, comme si j'arrêtais d'aimer. Et du coup, ça n'est pas du tout la même pratique. En tous les cas, cela ne dépend pas de l'agitation mentale et physique. Il peut y avoir une résistance, mais ça n'est pas un problème d'agitation, plutôt de lâcher-prise. 

Je ne suis sans doute pas clair. Disons simplement qu'à mon avis, la plongée dans le coeur est une pratique... plus pratique. Elle dépend moins de l'attention, du mental. Parce que le gros problème de ces approches cognitives, à mon sens, c'est qu'elles prétendent vous libérer du bavardage, à condition d'être déjà bien calmés. Assez, du moins, pour pratiquer. Alors que l'approche du coeur ne dépend pas de ces conditions. Et donc le mouvement est intégré.
Ca n'est pas très clair, mais j'espère que vous avez l'intuition de ce dont je parle.



lundi 22 juillet 2019

Le plaisir des textes

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"Intellectuel", "texte" sont presque devenus des insultes.
Jamais, aujourd'hui, un pratiquant spirituel n'affirmerait qu'il aime penser ou lire les textes en général. Encore moins un "maître" ! Imaginez un "éveillé" qui oserait confier qu'il ou elle aime passer ses journées à lire et à réfléchir : sa carrière serait ruinée. 

Dans les traditions tantriques on trouve les deux. Il y a un culte des livres : le tantra, comme livre, peut servir de support au culte. Et il y a, parfois, un rejet des livres. Dans la tradition ésotérique du Kâlî Krama, par exemple. L'éveil (bodha) y est décrit comme une libération du "filet des textes" (shâstra-jâla). Cependant, les textes rejetés sont ceux inventés sous le règne de la peur de la dualité, de l'inhibition. Ce ne sont pas tous les textes.

Abhinava Goupta, quant à lui, encourage ses lecteurs à "butiner" de texte en texte. Tantra peut d'ailleurs se traduire par "texte". Il donne une liste de quinze maîtres auprès de qui il a été lire les textes de toutes religions et philosophies, dualistes ou non. Abhinava ne se cache pas, il ne ressent nulle honte de ressentir cet appétit intellectuel. Au contraire, au service de la conscience universelle, il parle de lui-même, de son chemin, de sa naissance même, des circonstances qui ont fait de lui un gourou et de son plaisir de lire. Il a composé le Tantrâloka. Pourquoi ? Il répond, parlant de lui à la troisième personne, comme il est souvent d'usage en sanskrit :

"Des gens ont demandé au maître [d'écrire le Tantrâloka] pour vraiment comprendre à fond les tantras : la réussite de celui dont l'intellect est destiné à recevoir la grâce est une réussite qui ne consiste en rien d'autre qu'à se délecter des livres." (TÂ XXXVII, 70)

Prabandha-eka-rasa eva sampat : la "réussite" (sampat) de l'intellectuel est son destin (daiva) et le signe de la grâce (anugraha). Et cette réalisation spirituelle se manifeste concrètement comme étant précisément (eva) la pure délectation (eka-rasa) que l'on goûte dans les livres (prabandha). L'expression peut désigne aussi bien le plaisir de lire que celui d'écrire.

Notez que sampat est un terme riche : il figure dans le tout premier verset d'Outpala Déva au Poème pour la reconnaissance du Maître, quand il chante la "reconnaissance du [Maître], cause de l'obtention de toutes les réussites" (samasta-sampat-samavâpti-hetum). Ce verset est l'un des plus profonds de tous et, en particulier, cette expression fait l'objet d'une explication incroyable. Quoi qu'il en soit, sampat désigne ici la "réussite", c'est-à-dire la réalisation spirituelle, la liberté en cette vie même (jivan-mukti), l'accomplissement ultime. La réalisation est pure délectation des livres. C'est la grâce d'un intellect béni.

Et comment cette grâce se manifeste t'elle dans l'intellect ?
Par la curiosité (kutûhala), celle qui agitait déjà l'esprit des sages védiques, c'est-à-dire l'émerveillement (camatkâra) de la Déesse devant le "mystère, le Grand Mystère" (mahâ-guhya) qui est aussi Grande Evidence (mahâ-a-guhya).
Abhinava Goupta confesse ainsi son ivresse après avoir bu "le nectar de la connaissance". Mais, au lieu d'étancher à jamais sa soif, il confie que cette découverte ne fit que l'accroître encore (tatraiva trishnâ vavridhe nikâmam, TÂ XXXVII, 80).

Soif, curiosité, émerveillement : voilà ce qu'est la véritable vie de la pensée, car la pensée n'est autre que la vie de l'absolu, de la conscience. 

samedi 20 juillet 2019

D'où vient la connaissance ?

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A première vue, il y a trois sources de connaissance :
la perception directe ; l'inférence ; le témoignage.

La perception est le premier moyen et, semble-t-il, le plus fort, en ce sens que les deux autres dérivent de la perception. Sans perception, il n'y a ni idées ni aucune autre sorte de connaissance. Il est alors tentant d'identifier la perception à la conscience, à l'intérieure de laquelle évoluent les autres sortes de cognitions - inférence et témoignage. Opinion séduisante.

Mais la tradition du shivaïsme du Cachemire et d'autres font remarquer que, même si la perception est première, elle est limitée. Quand je vois la fumée sur la colline, là-bas, je ne vois pas tout. Je dois alors faire appelle à mes souvenirs et à mes habitudes pour inférer que le feu, que je ne perçois pas, est la cause de la fumée que je vois. L'inférence permet donc de dépasser les limites de la perception. Mais l'inférence elle-même est limitée pusiqu'elle est basée sur des perceptions limitées. Parfois, il faut se fier à des experts ou à des gens qui en savent plus que nous : c'est le témoignage "digne de foi" (âpta). On peut vérifier la validité de ce moyen de connaissance en mettant en pratique ce témoignage, par exemple si je cherche des mangues et que l'on m'assure qu'il y a des mangues sur le bord de la rivière au Nord du village. La connaissance révélée, religieuse, semble être de ce genre. Elle dépasse à la fois les limites de la perception et celles de l'inférence, laquelle est aussi limitée, dans la mesure où elle se base sur des perceptions limitées.

En ce sens, le moyen de connaissance le plus fort semble être le témoignage. Mais d'un autre côté, il ne fait que compléter la perception et l'inférence. C'est pourquoi le Véda, le Savoir révélé, n'enjoint à personne de respirer, par exemple. Car c'est la nature (perception et inférence) qui nous enseigne qu'il faut respirer pour vivre. De plus, les textes religieux se contredisent et souvent ne peuvent, même si on y adhère, être vérifiés qu'après la mort. Cela peut poser problème.

Pour ma part, je trouve fascinante la définition du témoignage et de la "révélation" dans le shivaïsme du Cachemire. Au lieu de réduire le témoignage à une forme de connaissance extérieure, fut-elle une connaissance sacrée et révélée par un être supposé divin, Outpala Déva, le grand philosophe de la Reconnaissance, nous invite à reconnaître dans la Révélation (âgama, synonyme de tantra) une sorte d'intuition divine, vimarsha, d'intelligence innée, pratibhâ. La Révélation serait alors le savoir instinctif que nous portons tous au fond de nous sans vraiment le reconnaître. Les religions n'en seraient que des expressions extérieures, fragmentaires et plus ou moins déformées par la peur de la vie, puisque la conscience s'effraie elle-même.

Le shivaïsme emprunte cette idée de la Révélation comme intelligence innée, universelle et instinctive, à un philosophe peu connu, Bhartri Hari, une sorte de grammairien (!) non-dualiste, un penseur qui a cherché à bâtir une interprétation des Oupanishads en s'appuyant sur la notion de parole. Son commentateur, peut être un cachemirien, dit :

"Les sages visionnaires (rishis) qui ont l'intuition directe du cosmos voient les versets sacrés [du Véda]. Ils contemplent la Parole subtile, éternelle, au-delà des sens. Comme ils désirent la faire connaître aux autres, qui n'ont pas l'intuition directe du cosmos, il [en] transmettent une image." (Vâkya-padîya-vritti I, 5)

Les religions seraient ainsi des reflets, des images, des représentations de la Parole, laquelle n'est autre que l'intuition indicible qui ne fait qu'un avec la conscience, avec l'existence.

Quand cette connaissance brille à travers les cinq sens, on l'appelle "perception" ; quand elle se manifeste à travers une succession de perceptions et de non-perceptions, on la nomme "inférence". Il n'y a donc qu'une seule source de toutes les connaissances, car il n'y a qu'une connaissance qui se manifeste en différentes circonstances, comme un cristal assume différentes couleurs quand on le pose sur des étoffes aux teintes multiples.

Le Véda est une image de l'unique connaissance. Le Tantra en est une autre. De même pour tous les autres savoirs, même très limités. De même, enfin, pour chacune de nos expériences. C'est le grand Tantra, la grande continuité, le large torrent des reflets qu'exhibe librement la conscience pour se réaliser encore et encore. 

Un seul Tantra ?



La forme reflète le fond.
La réalité apparaît dans son apparence.

Si l'enseignement est réconciliation de l'Un et du Multiple,
alors cette réconciliation doit apparaître dans sa forme.

De fait, l'enseignement est à la fois un et multiple.
Il existe une infinité de tantras (livres), de dharmas (religions), de mârgas (voies), de dévatâs (dvinités).
Et pourtant, il n'y a qu'un seul Tantra, une seule Révélation.

Le premier tantra est la Collection sur l'Essence du Souffle (Nishvâsa-tattva-samhitâ). Quatre livres introduits par un texte remarquable, car il fait le lien entre les religions exotériques et la Voie du Mantra. 

Tous les enseignements viennent de Shiva. Non pas le Shiva avec un serpent au cou, mais Shiva le mystère sans forme au corps de conscience et de connaissance, pure vibration immobile. 
Il se manifeste comme linga, le Signe, axe de lumière infini. Cette colonne vertébrale devient une sorte d'oeuf vertical en lequel s'ouvrent cinq face, d'où s'écoulent cinq fleuves, les cinq grandes sources de gnose salvatrice. 
La Déesse, émue par les souffrances des vivants, demande en effet au Mystère des remèdes. Ces cinq flots sont donc des remèdes, des moyens de réaliser les quatre but de la vie : plaisir, développement, altruisme et liberté. 
D'où vient ce récit ? Selon ce tantra ancien, il est rapporté par Nandi, un fils de Shiva. Les sages védiques, poussés par la curiosité, le rencontrent dans la Forêt des Déodars, arbres parfumés et très sacrés de l'Himâlaya, lieu de révélation du shivaïsme. C'est la contrepartie tantrique de la forêt védique de Naïmisha. 

Et donc il y les cinq rivières de gnose salvatrice, de plus en plus puissante : 
- la religion du monde, qui comprend le shivaïsme universel et toutes les religions et les savoirs, spirituels ou non
- la religion védique, l'enseignement des âges de la vie
- la religion spirituelle, yoga et Sâmkhya
- la religion transcendante, le shivaïsme ascétique
- la religion des tantras et de l'initiation, la Voie du Mantra

La Voie du Mantra jaillit de la face supérieure du linga.

La "religion du monde" est résumée dans plusieurs chapitres. Elle comprend le shivaïsme accessible à tous sans initiation tantrique. Sa pratique est l'adoration du linga avec le Mantra om namah shivâya, avec des hymnes et des offrandes au linga. On peut aussi offrir des jardins, des arbres, de la musique, de la danse. Dans ce texte, Shiva affirme qu'on peut offrir des rires, du théâtre, mais aussi le plaisir sexuel. Ascèse et plaisir sont opposés, mais on peut les offrir, car tout est possible. On voit que, même à son niveau le plus basique, le shivaïsme se distingue par sa générosité et son optimisme.

De même, Shiva enseigne ici et dans les textes du shivaïsme universel, que l'on peut adorer n'importe quel dieu ou déesse selon nos préférences et nos affinités. Shiva ne se contente pas de cette affirmation générale, puisqu'il présente ensuite le culte d'une bonne vingtaine de divinités, dont le Soleil, Ganésha ou encore Vishnou. Le Mystère prend la forme que nous désirons. Voilà une philosophie simple qui permet d'inclure, d'accueillir, sans pour autant tomber dans l'égalitarisme du "tout se vaut". Unité sans confusion, hiérarchie ouverte.

Le shivaïsme du Cachemire, avec la grande synthèse d'Abhinava Goupta, ne fait qu'approfondir cet inclusivisme qui est vraiment l'essence de l'Hindouisme. Ici, point de monolâtrie, d'appels au génocide à la manière biblique, ni de jalousie furieuse. Ce qui n'empêche pas chacun de choisir sa divinité d'élection (ishta-devatâ) selon son intuition. Chacun sait que cet unique est un des visages de l'Unique. Il n'y a là rien de difficile à entendre. 

Plus tard donc, Abhinava Gupta approfondit cette idée de l'unité dans la diversité. Sans nier la supériorité de la religion du Koula (kula-dharma), il explique que cette religion ésotérique est simplement la quintessence de toute religion, et même de toute culture :

"Il n'y a qu'une seule Révélation, car tous les enseignements, à commencer par ceux du monde, ceux de Vishnou, du Bouddha, de Shiva, tous sont fondés sur cette [Révélation]. Le but ultime à atteindre au moyen de cette [Révélation] s'appelle 'la Triade', que l'on appelle aussi 'le Corps' (kula) dans la mesure où cette [réalité] reste une à travers ses différenciations. De même qu'il n'y a qu'une vie à travers les organes du corps, de même la Triade est l'âme de tous les enseignements. Le Tantra du Koula de Kâlî le dit : 
'Comme le parfum dans la fleur,
comme l'huile dans le grain,
comme la vie dans le corps,
comme le nectar dans l'eau,
le Koula est le fondement intérieur
de tous les enseignements'.
Il n'y a donc qu'une seule Révélation qui se diversifie en fonction des dispositions diverses [de ceux à qui elle s'adresse]." (Tantrâloka XXXV, 30-35) 

Il a donc une seule conscience qui joue à être une infinité de personnages qui parcourent une infinité de voies. Voilà pourquoi il existe un seul Tantra manifesté en une infinité de tantras. La forme de l'enseignement répond à son contenu. 

vendredi 19 juillet 2019

Sur les origines du Tantra



Le shivaïsme vient de Shiva, par l'intermédiaire de Shakti et des sages védiques.

Mais... ceci est vrai pour le shivaïsme des Pourânas, ces immenses livres, plus de dix-huit, qui totalisent plus de 100 000 versets. Sans oublier le Mahâ-bhârata, 100 000 versets lui aussi. Et le Shiva-dharma. Et le Shiva-dharma-uttara. Et les shivaïsme plus locaux, comme la religion vîra-shaiva, plusieurs dizaines de millions d'adeptes quand même...

Tout cela, c'est le shivaïsme publique, exotérique. Il comprend des "initiations" et des Mantras. Mais ça n'est pas le shivaïsme tantrique, ésotérique, dont la grande et unique porte d'entrée est l'initiation, la Grande Initiation.

Là, il y a d'abord les tantras dualistes. Révélés par Shiva, ils passent aussi par des sages védiques comme Rourou, Brahmâ (à la fois dieu et sage), Nandi et d'autres. Parfois, ces gens ne sont pas des brahmanes mais, dans l'ensemble, ce shivaïsme respecte le brahmanisme, même si cette Voie des Mantras se présente comme supérieure au Véda, alors que les Pourâna se présentent seulement comme l'essence du Véda ou comme un "cinquième Véda". Il y a une liste traditionnelle de vingt-huit tantras dans cette catégorie, mais en réalité il y en a une poignée, la plupart ayant été conservés. Ils ont été commentés et interprétés d'abord par des Cachemiriens à partir du VIIIè siècle, mais on considère qu'ils ne font pas partie du "shivaïsme du Cachemire" (je vous rappelle que cette appellation est inadéquate). 
Leur doctrine est "dualiste" : la matière est séparée de Dieu et des créatures. Ces dernières peuvent, grâce à l'initiation, à une pratique rituelle quotidienne et après la mort, devenir "comme Shiva". C'est une sorte de divinisation où l'on devient un super-ange. Il y a du yoga, mais surtout des rituels. Après une initiation, on peut et on doit rendre un culte quotidien à Sadâshiva, blanc, lumineux, avec dix-huit bras. Il est installé sur un trône de Mantras, seule présence de Shakti dans cette tradtion. Ce shivaïsme initiatique dualiste est très important, car il donne le langage rituel de base. Tout y est secret, accessible uniquement par l'initiation. Les Mantras sont, comme je disais dans un billet précédent, la base de tout. Le culte est privé (autrement, il ne serait pas secret).

Ce shivaïsme se présente comme supérieur à tous les autres chemins. Ou plutôt, tous les chemins mènent à cette Voie du Mantra. Là encore, malgré une hiérarchie explicite, règne un inclusivisme généreux. Car tout vient de Shiva et tout retourne à Shiva. Le Tantra unique, éternel, est une pure vibration atemporelle (nâda-mâtra), "traduite" en partie pour les humains par Sadâshiva, qui le révèle en premier à Shrî Kantha au sommet du Mont Kailash. Ce dernier abrège encore les tantras pour les humains de notre époque "faibles, débiles et à la vie courte". Seul les points les plus importants sont conservés, alors que les tantras affirment clairement que le Tantra primordial est infini. Puis, les sages védiques de la grande forêt magique de toutes les révélations, la forêt de Naïmisha, entendent dire que Brahmâ et Vishnou eux-mêmes y reçoivent l'initiation de Shiva. Pris par la curiosité, ils demandent eux-même cette initiation supérieure aux Védas. La curiosité (kutûhala) est le motif le plus fréquent dans les révélations tantriques. Les sages védiques sont curieux de connaître ce qu'ils ne savent pas, ce qui n'est pas dit dans le Savoir, dans le Véda.

Entre les Pourânas et les premiers tantras dualistes, il y a la Collection du Souffle divin (Nishvâsa-tattva-samhitâ), sorte de proto-tantra primordial dans lequel on trouve des fragments de tout ce qui va être développé ensuite dans les différentes strates de la révélation tantrique. On la date du Vè siècle.


Mais la rivière de la Gnose ne s'assèche pas encore car la Shakti, la Déesse, n'est jamais assouvie par les réponses de Shiva. Au-delà des vingt-huit tantras dualistes, commence la révélation des soixante-quatre tantras de Bhairava. Peu à peu, les sages védiques vont s'effacer, au profit de Râma, Krishna et autres personnages non-brahmaniques. Le shivaïsme est clairement divergent du brahmanisme. Au mieux, il offre un brahmanisme parallèle, capable de se substituer au brahmanisme. Mais en réalité, il offre autre chose, comme il apparaît de plus en plus clairement au fil des révélations tantriques.

En réalité, il existe un seul tantra important dans cette catégorie de Bhairava, un tantra-source, le Tantra de Bhairava Libre, indépendant, svacchanda en sanskrit. L'adepte y adore Bhairava avec de l'alcool et du sang. En quantité symbolique bien sûr. Mais le modèle change complètement. Ici on cherche à se laisser posséder par le divin. Ce n'est plus un culte bien sage avec du lait et du miel, mais une invasion. De plus, les pratiques magiques abondent. On ne cherche plus seulement à devenir un Shiva, mais encore à participer à l'activité divine. On aspire à la délivrance, mais aussi à la jouissance ; on veut l'immortalité spirituelle, mais aussi sensuelle.

Mais ce n'est pas finit. Le fleuve du Tantra continue à couler, large et puissant, entre les deux rives de Shiva et Shakti. Car oui, j'avais oublié de vous le dire : dans les Pourâna, l'enseignement est un dialogue entre des dieux et des sages ; mais dans les tantras, ce sont toujours des dialogues entre Shiva et Shakti, même dans les tantras dualistes.

Ensuite jaillit un nouveau tantrisme, extraordinaire et aux origines précises. Ce sont les tantras du Couple Shiva et Shakti, les Yâmala Tantras. Les déesses y sont pleinement présentes, à égalité avec les dieux. Mantras et Vidyâs y forment de vastes cercles de puissances. La mythologie s'estompe, le symbolisme prédomine. Les yogis et yoginîs offrent du vin, des viandes et leurs sécrétions sexuelles. Des mandalas sont tracés sur le sol, la nuit, dans des lieux reculés ou terrifiants, comme les champs de crémation. Tout est toujours axé sur les Mantras, de plus en plus puissants et éloignés des rites appolliniens des Pourânas et de la "culture védique" telle qu'on en fait la propagande aujourd'hui (car en réalité la religion védique était pleine de magie et ancrée dans la terre). 

Le principal tantra "du couple" est le Brahmâ Yâmala Tantra, révélé vers le VIIIè siècle. Étrangement, il nous raconte en détail son origine. Un jour la Déesse, dans un élan d'enthousiasme, révèle à ses proches, dans son palais du Mont Kailash, le Tantra. Elle brise ainsi le sceau du secret, transgressant l'une des règles initiatiques, l'un des samayas. Pour la punir, Shiva l'envoie sur Terre. Elle naît Sattikâ, fille de brahmane dans un village près de Prayâga (la moderne Ilâhabâd, le site de la Koumbhamélâ). A l'âge de treize ans, elle atteint l'éveil : elle retrouve la mémoire et toutes ses connaissances.  Bhairava-Shiva l'initie à nouveau, mais lui donne cette fois des instructions précises, sous forme de prophéties. Il lui donne le nom, le lieu et la caste de ses futurs disciples. Tout cela ne ressemble pas à une légende, mais bien à des faits. Parmi ces disciples, il y a aussi bien des brahmanes que des gens de la plèbe. Ils viennent de toutes les régions de l'Inde, on a même leur nom "civil". 
Le disciple principal est un certain Svacchanda Bhairava, Amantrî avant son initiation, car sa mère, originaire d'Oudjjaïn, n'arrivait pas à avoir d'enfant. Les déesses qu'elle pria acceptèrent de placer un enfant dans son ventre, un grand yogi, mais "sans Mantra", car dans sa vie précédente, ce dernier avait, comme la Déesse, transgressé une règle initiatique. Il pratique, atteint divers pouvoirs (siddhi) et rencontre enfin la Déesse incarnée en Sattikâ, la révélatrice du Brahmâ Yâmala Tantra, par l'intermédiaire de son premier disciple, Krodha Bhairava. Avec Vishnou Bhairava, il a pour mission de diffuser le tantra dans le village de Kalâpa. Ce détail est intéressant, car nous avions déjà rencontré Kalâpa (ou Kalâpi) dans la légende de la lignée de la Reconnaissance relatée dans un précédent billet. C'est là que vécurent quinze génération de Siddhas (en gros, ici, des êtres réalisés, éveillés), avant d'aller s'installer dans la vallée du Cachemire. De plus, Kalâpa est la capitale du royaume de Shambhalla selon le Kâlacakra Tantra bouddhiste. Le Brahmâ Yâmala Tantra parle de ce "petit village" comme d'un village peuplé de sages. Le Kâlacakra aussi en parle comme d'un "petit" village, tout en affirmant qu'il fait trente lieues de large ! Je note au passage que Shambhalla était 1) un district du royaume d'Oddyâna et 2) un village de l'Orissa. Il ne s'agit donc peut être pas d'un royaume caché dans une autre dimension comme l'on affirmé certains lamas tibétains, même si la dimension symbolique de Shambhalla est évidente dans le Kâlacakra Tantra, où Kalâpa est présentée comme la cité parfaite, entièrement édifiée selon les enseignements astronomiques du Kâlacakra Tantra.

Le Brahmâ Yâmala, ce tantra de douze mille verset est sans doute le premier à raconter ainsi ses origines. Ici, les sages et les lieux védiques s'estompent encore plus, au profit de personnages sans doute historiques. Notons aussi que c'est avec ce tantra que le yoga sexuel apparaît vraiment. Il y est aussi question de "rétention", mais cela n'est pas certain, n'étant qu'une interprétation du terme sanskrit avagraha.

Nous avons donc quatre niveaux de révélation shivaïte jusque-là :

1) Les Pourânas, le shivaïsme publique
2) Les tantras dualistes de Sadâshiva
3) Le Svacchanda Bhairava Tantra de Râma
4) Le Brahmâ Yâmala Tantra de la Déesse incarnée en Sattikâ

Historiquement, tout cela émerge entre le Vè et le VIIIè siècle. 
Quoi qu'il en soit, la rivière des tantras ne cesse de s'élargir et nous n'en sommes ici qu'à l'aube de la révélation de la non-dualité.
Vous remarquerez que tout cela, qui se passe dans l'Inde d'avant le XIIè siècle, n'a rien à voir avec les tantras tardifs du Bengal, etc., connus aujourd'hui sous le nom de "système des dix Vidyâs" transmis par de nombreux gourous en Inde et ailleurs. Ici, je ne parle donc pas de ces traditions récentes, mais bien du shivaïsme et du shâktisme originels, selon ses sources les plus anciennes. C'est le Tantra des tantras.