lundi 29 novembre 2021

La valeur des préjugés

E. R. Hugues


 On ne cesse de mettre en garde contre les préjugés. En tant que professeur de philosophie, j'ai pour mission de les dénoncer, de les déconstruire, de mettre en garde les consommateurs contre le passé, contre la coutume, contre l'expérience des aînés.

Car le préjugé, c'est aussi cela : l'expérience léguée par nos ancêtres. Leur sagesse. Or, le temps est à l'innovation confondue avec l'amélioration. Plus : le temps est sans passé, il est le temps présent, une prison sans mémoire. La paix et la prospérité, dit-on, sont à ce prix. Oublier. Le rejet systématique des préjugés fait partie de cette amnésie furieuse.

Entendons-nous bien : je ne dis pas que tout préjugé est bon. Mais de là à faire "du passé table rase"... Je vois dans cette passion du présent une pulsion de mort, car sans passé, point de présent, encore moins d'avenir. Même la fameuse "conscience au présent" est conservation du passé. Sans mémoire, il n'y a tout simplement aucune conscience, comme le démontrent Bergson et Utpaladeva. Sans mémoire, il n'y a pas même le début du commencement de rien. Comment songer, comment rêver sans instinct ? Comment même se perdre si, sans boussole, nous ignorons que nous sommes perdus ?

Le rejet total et aveugle du préjugé est le rejet de l'être, du Soi. Je m'explique. Le passé est nécessaire à l'identité collective. Il fournit des repères, des limites, les bases d'un nécessaire sens de la mesure. "Rien de trop" et non "toujours plus".

Or cela est vrai aussi au plan spirituel ! Sans mémoire, point de saveur. Sans préjugé, pas d'instinct de vie. Les vivants ne sauraient plus, sans savoir, "quand", "où" et "que faire". Il n'y aurait plus de saisons.

Est-ce rejeter la raison ? Non ! Mais avant d'acquérir des vérités par la raison, je le reçois de l'instinct, de l'intuition et de mes parents. Quelles chances un enfant aurait-il de survivre, sans les préjugés ? Sans ce qui a déjà été "jugé" avant lui, par les générations d'avant, souvent au prix de sacrifices ultimes ? Le préjugé, c'est aussi la sagesse des anciens, c'est notre héritage, car nous venons au monde nus, mais pas seuls. Nous ne réinventons pas tout de zéro. Nous nous tenons debout sur les épaules des géants, de la nature et de la culture, nos deux mères nourricières.

Nous ne décidons pas de tout. Certes, nous pouvons et parfois nous devons, une fois atteint "l'âge de raison", trier le bon grain de l'ivraie. Il n'est pas question de se résigner à gober toutes les superstitions. Il ne s'agit pas de laisser brûler les innocents. Si je sais, alors je sais, et j'agis en conséquence. Mais avant de savoir, je ne sais pas. Et alors, je laisse sa chance à la sagesse intérieure des préjugés innés, comme à la sagesse extérieur des préjugés de la tradition. De la coutume. Nulle part, aucune société n'est jamais partie de rien, d'une simple décision. C'est la vie qui fait la vie. Rien ne vient de rien. Il y a du nouveau, de l'imprévisible, oui. C'est en cela que nous sommes libres "à l'image et ressemblance" du divin. Mais sur la base du passé. Le néant n'engendre que le néant. Le culte du néant mène au néant, à la mort par la folie. La raison a sa place. Mais elle n'est pas tout. Elle n'est pas première, ni dernière. Revenons à une écologie des facultés humaines ! Chaque puissance à sa place, au sein d'une évolution éclairée par le passé et par l'intuition. Bien sûr, des ruptures sont possibles, des renversements, des tremblements de terre, des orages. Mais jamais dans le déni de ce que nous savons déjà "tout bas". Jamais dans cette surdité qui n'entend que les sirènes de l'avenir. Reprenons possession de nos bien, du Bien, dans son intégrité afin de vivre une vie intègre !

La conscience, c'est le temps, le devenir, synthèse continuellement renouvelée du passé et de l'avenir. Ce sont ces couches, ces strates qui donnent une saveur à l'expérience, une épaisseur à l'âme, le contraire d'un "éternel présent" statique et froid. L'absolu est élan, élan qui est un délicieux repos en sa source, "nonchalance pleine d'ardeur", sommeil plein de veille et d'un délicat miel donc une seule goutte suffit à consoler toutes peines des jours des hommes.

Le Tantra connaît la valeur du préjugé. D'abord, il souligne, comme le fait Patanjali, la richesse inépuisable de l'intuition, pratibhâ, cette intelligence innée, ce don divin qui nous permet de nous tenir droits sous le vaste ciel. Il reconnaît ensuite dans le préjugé, prasiddhi, des germes de science, des graines divines, à l'image des logoï spermatikoï des anciens Grecs. Nous naissons nus en nos corps, mais riches en nos âmes, qui ne sont que le revers de nos chairs. Voilà comment l'enfant apprend à parler, car il est déjà habité par un verbe intérieur, par le "Maître intérieur" dont parle si bien saint Augustin. Sans ce langage inné, jamais nous ne commencerions d'entendre les verbes extérieurs. Que le tout est plus que les parties, que la cause précède l'effet, etc. ce sont aussi des préjugés.

Et plus, au-delà, plus profond, il y a le préjugé divin : Nous savons, avant et après tout autre savoir, que nous sommes immortels et que l'amour est le plus important. Nous le savons d'un savoir senti, même s'il est loin d'être toujours goûté à sa juste mesure, qui est sans mesure car mesure de l'amour. Ce préjugé est le germe de la voie du cœur, la plus simple et la plus utile, disait Madame Guyon. Il suffit de se laisser aller. De se laisser "recouler" vers notre centre, notre origine, le fond de notre âme, jamais séparé de l'essentiel vers lequel nous aspirons. Ce préjugé-là est notre boussole. Forts de cet instinct, nous pouvons nous abandonner, délivrés des angoisses du calcul.

Ainsi notre cœur est le lieu d'un paradoxe : à la fois lieu du cri d'effroi et patrie du verbe qui dit le Vrai. Tel est aussi le message du Tantra : tous les cœurs crient de terreur, plongés qu'ils sont dans les craintes du samsâra, ce divin au visage de peur, Bhairava ; mais aussi, chaque cœur chante en son tréfond le Mantra sauveur, le chant de l'aube perpétuelle : je suis je. Bouclé étrange dont seul le silence le plus intime possède le secret. Ces touches d'être, ces caresses au plus intime, ne sont-elles pas aussi préjugées ? Bien sûr qu'elles le sont ! Elles sont le passé invincible, la mémoire de médecine, le lien qui libère de toutes les chaînes factices.

Le préjugé n'est pas cet ennemi du progrès impitoyable et absurde que l'on nous vend partout. Le préjugé est notre allié : il est, tout simplement, le sens du Beau, l'instinct du Vrai, du Juste et du Bien. Il est notre guide vers notre centre universel et personnel à la fois, il est, disons-le, notre ange-gardien.

Puissions-nous ne pas l'oublier !


dimanche 14 novembre 2021

Le Chant de la Déesse


 Une traduction du Chant de la Déesse (Devīgītā) est parue chez Almora, par Pierre Bonasse, par ailleurs professeur de yoga-nidrā et auteur d'un excellent livre 108 pratiques à conjuguer pour s'éveiller à l'infini. Je n'ai pas lu cette traduction, mais je saisis cette occasion de bon augure pour parler d'un genre de textes dont je n'ai jamais parlé : les textes de tantra non-tantriques. Pour comprendre cette étrange expression, regardons le contexte du Tantra. 

Dans la religion de Shiva, comme dans celle du Bouddha et de Vishnou, qui sont les trois principales religions de l'Inde médiévale, il n'y a pas que le Tantra. Il y a aussi la religion (dharma) "laïque", accessible sans l'initiation (dīkṣā) libératrice. Dans le cas de la religion de Shiva, cette religion laïque est formé par un ensemble de huit textes, plus les Chroniques (purāṇa) et les Epopées (itihāsa). Cela fait un corpus considérable, entre 200 et 300 000 versets ! Mais tous les textes ne s'y valent pas. Tout est hiérarchisé et, comme dans un mandala, il y a un centre et des périphéries. Le centre de la religion de Shiva, par exemple, est un livre simplement intitulé La Religion de Shiva (śivadharma). Il enseigne la religion de base, commune (sāmānya) : comment rendre un culte au linga, l'importance du don pour soutenir la religion, les fêtes, les pèlerinages, etc. 

La religion Shâkta, de la Déesse, qui existe principalement dans la religion de Shiva, mais aussi aux marges de celles de Vishnou et du Bouddha, a ses tantras, mais aussi sa religion "laïque". Ses textes sont principalement le Devīmahātmya (intégré au Skandhapurāṇa) et le Devībhagavatapurāṇa, lequel comprend notamment la Devīgītā

Sur le modèle de la Bhagavadgītā, ce "chant" enseigne une doctrine de l'Advaitavedânta. Il y a des éléments tantriques, bien sûr, notamment le Mantra principal. Mais la doctrine est védântique, consciemment et délibérément. 

Un premier indice est l'emploi du composé sacchidānanda "être, conscience, félicité" pour décrire l'absolu. Le Tantra n'emploie jamais cet expression. Globalement, le Tantra se méfie de "l'être' (sat), craignant que l'on enferme l'absolu dans l'être. Or, l'absolu est d'abord et avant tout libre (svatantra). Il n'est pas même confiné dans l'être (svātmamātrāpratiṣṭhita). Quand le Tantra parle de l'être, il préfère parler de l'activité de l'être, de l'acte d'être, de l'acte par lequel il y a de l'être. La notion d'être comporte une connotation d'immobilité qui ne doit pas empiéter sur la souveraineté de l'absolu. 

Un second indice est ce passage de la Devīgītā où il est question de la doctrine (jñāna). Au chapitre IV, en effet, la Déesse révèle un enseigne védântique typique : la conscience est Mâyâ "ni existante, ni inexistante" (verset 4), ce qui est le dogme védântique de la Mâyâ "inexplicable" ou "indéfinissable" (anirvacanīyā), thèse du Vedântin Mandana Mishra réfutée par Abhinavagupta dans la philosophie de la Reconnaissance. Le texte tente ensuite de fusionner la Mâyâ avec la Prakriti du Sâmkhya. Mais surtout, le verset 10 mentionne directement la philosophie du Tantra, la Reconnaissance (pratyabhijñā), pour identifier la conscience (vimarśa) à l'ignorance (avidyā) du Vedânta ! Cette allusion à "ceux qui connaissent l'enseignement de Shiva" prouve que ce texte ou, du moins, ce verset, a été composé après la philosophie de la Reconnaissance, donc après le XIème siècle.

 Cependant, l'exposé se poursuit par quelques versets qui expriment assez fidèlement l'enseignement de la Reconnaissance, donc du Tantra. Mais le tout est mélangé avec des dogmes du Vedânta. Ainsi, "ce qui est dépourvu de conscience [=ce qui relève du plan de l'objet] est irréel, car cela est objectif et parce que cela est détruit par la connaissance" (verset 11b), de même que le serpent est "détruit" par la connaissance vraie, celle de la corde. C'est une thèse typique du Vedânta. 

Au contraire, la conscience (caitanya) n'est pas un objet, une chose que l'on puisse connaître à la manière dont on connait une chose. Car être connaissable de cette façon, c'est justement le trait caractéristique de ce qui est privé de conscience propre (verset 12a). Ce vers fait écho à Abhinavagupta, Bodhapancadasikâ, 8 : paricchinnaprakāśatvaṃ jaḍasya kila lakṣaṇam | jaḍād vilakṣaṇo bodho yato na parimīyate || . "Le propre ce qui est dépourvue de conscience, c'est d'être délimité dans sa manifestation (prakāśatva). La conscience est différente de ce qui est privé de conscience propre, car elle n'est pas délimitée [dans sa manifestation]."

Et ce chapitre continue en employant encore le langage de la Reconnaissance : La conscience est évidente, elle se manifeste par elle-même, elle n'est pas manifestée par autre chose qu'elle-même, alors que les choses, elles, sont manifestées par la conscience (verset 12b). 

En effet, si la conscience avait besoin d'une autre "lumière" pour être manifestée, il faudrait encore une autre lumière pour éclairer cette autre lumière, et ainsi de suite à l'infini (verset 13a). 

De plus, si la conscience se manifestait elle-même en se dédoublant, alors elle deviendrait à la fois sujet et objet et se contredirait elle-même, en étant à la fois consciente et inconsciente. Par conséquent, il faut admettre qu'elle se manifeste elle-même en manifestant les choses, tout comme une lampe qui éclaire ce qui l'entoure et s'éclaire ainsi elle-même, sans avoir besoin de la lumière d'une autre lampe pour être mise en lumière (verset 13b).

Tout dépend de la conscience, mais la conscience ne dépend de rien (verset 14a). La conscience ainsi prouvée et réalisée est donc permanente, elle est le corps de la Déesse (verset 14b).

Le texte emploie ensuite plusieurs autres termes empruntés à la philosophie du tantra, dont le "corps" (tanu), le "corps de la conscience" (samvidvapus, verset 16b). Mais dans le même verset, l'Auteur invoque le Témoin (sākṣin), notion typiquement Vedântique (16a).

Au total, ce texte est typique des enseignements religieux "communs" (sāmānya) : on y retrouve des éléments des traditions ésotériques (viśeṣa), mais du coup on se retrouve avec un mélange qui est loin d'être clair et, surtout, peu concluant. On observe ce même mélange dans le corpus de la religion de Shiva et dans les Purânas, qui semblent être de composition plus tardive que les tantras. Ou bien, des éléments brahmanistes (smârtas) ont été rajoutés à des éléments tantriques. Ceci est vrai pour la plupart des textes et des traditions composées après le XIIème siècle, soit après les génocides les plus destructeurs que l'Inde ai subit. Les Mantras sont préservés, mais des enseignements se mélangent et s'obscurcissent, dans une sorte de base védântique. Parfois, le résultat est édulcoré, parfois il est plus convainquant.

Le Chant de la Déesse est un texte magnifique, qui porte encore quelques échos de l'Âge d'Or du Tantra. C'est un texte du "Tantra non-tantrique" s'adressant au plus grand nombre, mais au prix peut-être d'une certaine dilution du message. Dès lors, on pourra peut-être lui préférer la Célébration de la Déesse, avec notamment son célèbre hymne à la Déesse "présente en tous les êtres sous la forme de la mémoire", etc. yā devī sarvabhūteṣu... :


Pour un autre exemple de mélange entre Tantra et brahmanisme, voir cet article.


vendredi 12 novembre 2021

L'intellect, la panacée ?


 

"Le mental est votre ennemi". Ce slogan a envahi les esprits en quête d'éveil, de sorte qu'il ne viendrait à l'esprit de personne de faire l'éloge de la raison ou de l'intellect, ou encore de la logique, comme moyens d'éveil. Ainsi, tout est confondu sous l'étiquette "mental".

Mais nous ne sommes pas amnésiques. Nous sommes héritiers de traditions sans prix. La science infuse ne suffit pas. Sans la tradition, l'expérience solitaire est condamnée à l'errance ou a l'impasse. Or, les traditions sont unanimes : la raison est le complément indispensable de la vie intérieure. Je pense ici aux traditions qui affirment la vie, qui intègrent la nature, qui s'ajustent à un ordre des choses qu'elles contribuent à protéger et qui, en retour, concoure à cette transmission. Nous devons donc reconsidérer notre évaluation de la raison.

Toutes les traditions accordent une place centrale à la parole et affirment que la raison est essentielle. Sans elle, on courre à sa perte. J'ai déjà traduit et partagé de nombreux extraits de la tradition du Tantra et du "shivaïsme du Cachemire" dans ce sens. Je sais bien que cette idée va contre le courant dominant actuellement. Mais ma loyauté va à la tradition, car je la trouve bien plus cohérente, complète et efficace.

Voici un autre exemple, tiré de la tradition du Cachemire et relativement récente, puisqu'il s'agit de la Lampe de la liberté, composée en sanskrit au XIXème siècle par Mânasa Râma, le maître de l'un des maîtres du Svâmî Lakshmana Joo. Cet extrait est un sûtra, un aphorisme, une brève déclaration sur un point essentiel de l'enseignement :

vitarkaḥ paramauṣadham || 

"La raison est le remède ultime".

Je crois que cela se passe de commentaire.

Abhinavagupta affirmait déjà :

tarkam yogāṅgamuttamam /

"La raison est la partie suprême du yoga" ou "la raison est ce qui aide le plus à atteindre l'état d'union."

Le propos est sans ambiguïté. 

Est-ce à dire qu'il faut ratiociner sans fin et en vain ?

Non : la tradition distingue deux usages de la raison (tarka). Le premier, mauvais, ku-tarka, consiste à raisonner dans le vide, sans ancrage dans l'être, sans lien avec la tradition. Le second, bon, sat-tarka, consiste à raisonner intensément sur la base de ce que le tantra révèle. Attention, il n'est pas question de restreindre la raison ou de dogmatiser, mais de révéler. Cela veut dire que la tradition ne pense pas à votre place, mais qu'elle vous révèle, qu'elle vous suggère des vérités que jamais la raison seule n'aurait pu deviner. Des vérités trop évidentes, trop opposées au sens commun, trop belles pour être fraies.

La raison forme, avec l'expérience et la tradition, la grande triade des moyens de connaissance qui nous guident sur la voie.

mercredi 10 novembre 2021

Plonger à la source de l'être



La pratique propre au Tantra n'est pas le massage ni la danse, même s'il est bon de danser et de se masser. Ces pratiques, aujourd'hui identifiées au Tantra, existent dans le Tantra traditionnel. Mais elles n'en sont pas le cœur.

Quel est le cœur du Tantra ?

La plongée dans le cœur.

Le cœur est le début de n'importe quel mouvement. 

De même, le propre du yoga, ce ne sont pas les postures, âsanas ; même si les postures, statiques ou dynamiques (karanas), font partie du yoga traditionnel. Mais le yoga, qui comporte six aspects selon la très riche tradition du Tantra, ne se limite pas aux âsanas.

Quel est le cœur du yoga ?

La plongée dans le cœur.

Le cœur est le début de n'importe quel mouvement. 

Voici un enseignement traditionnel sur ce point-clé :


sattā-saṃbhava-udyamo yogaḥ || 

"Le yoga, c'est [s'immerger dans] l'élan à la source de l'existence".

Mânasa Râma, La Lampe de la liberté


Ce maître du XIXe siècle explique lui-même son instruction :

parat-attva-samāveśa-upāyaḥ : le yoga est le moyen de s'absorber, de s'immerger dans l'être qui transcende les lieu, les moments et les formes, mais qui engendre ces formes et les fait subsister. Le yoga est la plongée dans le jaillissement de l'énergie qui engendre chaque chose, śakty-udyamaḥ et dont la nature ne meurt jamais acyuta-svabhāvaḥ.

mardi 2 novembre 2021

La méditation de toujours et de partout


 La conscience est l'essence de tout. Elle est à tout ce que le cœur est au corps. Or, elle n'a pas de forme, âkâra en sanskrit. A première vue, il est donc vain de chercher à la visualiser. Transparente, elle n'a nulle couleur. Limpide, elle n'a pas de figure propre. Sans visage, comment pourrais-je m'adresser à elle ? Partout et nulle part, elle est présente sur le mode de l'absence.

Néanmoins, la conscience se manifeste. Cela est certain, car tout cela est manifestation (prakâsha) animée par la conscience (vimarsha). Or, la conscience se manifeste selon nos désirs qui sont comme le prolongement contracté de son désir. Ainsi, j'écris en ce moment. Je peux imaginer. Et projeter des actions qui se réaliseront en partie. De même, la conscience apparaît divine selon nos désirs. Si l'on désire la richesse, elle incarnera la richesse. A cet égard, il y a bien quelque chose comme une "loi d'attraction" : a mes désirs répond le dynamisme bienveillant de la conscience que je suis réellement, même si je n'y crois pas, ou pas clairement.

La conscience revêt donc d'innombrables visages, dans chaque religion, dans chaque tradition, comme autant de réponses aux questions en forme de désirs, qui surgissent dans le cœur des humains. Ainsi les dieux et les déesses, avec les mantras qui les invoquent, sont des cristallisations de la conscience immaculée, afin de gagner tel ou tel résultat particulier.

D'un autre côté, toutes les formes sont les formes de la conscience sans forme. Et donc, si je contemple toutes ces formes, sans choisir, en plongeant en moi à la source vivante de tous les désirs, je réaliserai cela. Et le fruit en sera sans limites. Le résultat de l'infini est l'infini. Si je ne m'arrête à aucune image désirable, mais si, à l'occasion de tel ou telle image, je plonge à la racine du désir, là où le désir n'est pas encore un désir particulier, mais désir universel, sans forme ni figure, désir pur, alors je réalise l'infini, infiniment. La joie de cet éveil est sans commune mesure. Tout le reste, si vaste soit-il, n'est qu'une goutte de cet océan sans rivages.

Abhinava Gupta conseille donc :

yas tu saṃpūrṇacidvṛttir na phalaṃ nāma vāñchati /

tasya viśvākṛti dhyānaṃ sarvadaiva vijṛmbhate // Mâlînîvârttika, 2.138

"Mais celui qui jouit du mouvement de la conscience en sa plénitude

ne désire aucun résultat [particulier].

Pour lui, c'est la méditation/visualisation de toutes les formes

qui se déploie à chaque instant !"

Telle est la méditation divine, shiva-mudrâ. Ainsi, tout ce qui apparaît, instant après instant, en cet instant présent de pure et simple présence concrète, est le visage de la divinité. C'est le mandala naturel, la visualisation spontanée. Le flot du souffle est le mantra inné, les gestes du corps sont la mudrâ authentique. Et ainsi, la vie même devient célébration de la liberté. Je suis tout et tous. Il n'y a pas cessation du désir, mais expansion infinie du désir. Un seul désir pour un seul être manifesté en toutes choses.

Comment le ressentir ? En plongeant dans le "je suis", qui n'est pas un concept, ni une image, ni une vague sensation, ni une abstraction, mais la réalité la plus concrète en comparaison de laquelle tout le reste n'est qu'un songe. Ramana dit 

Aham ahantayâ brahmâtrena bhâti 

"Il brille en tant qu'absolu : je... je..."

Ou bien : "je suis je". 

Non pas "je suis cela", ni "je suis", mais "je suis je", car ce Cœur universel est vibration, balancement et pulsation qui va du dedans au dehors, de soi aux autres, puis vers soi. Il est relation, union, communion parfois, réconciliation du corps et du monde, guérison et richesse inépuisable.

Plonger, âvesha, encore et encore et encore. Un instant, deux instants, un jour, une année, une vie et une éternité. A jamais.

Tel est le chemin du Tantra que je vous invite à explorer :

https://david-dubois.com/index.php/poesie/