vendredi 31 décembre 2021

Kundalinî

 


Ce terme sanskrit désigne la conscience. Comme tout est conscience, tout est kundalinî. 

Mais, selon le contexte, kundalinî, "celle qui a la forme d'une boucle", désigne la Parole, la Vie, l'énergie vitale, bref toutes les formes de puissances vitales.

Ce terme est employé dès les tantras les plus anciens, comme la Nishvâsasamhitâ (Vè siècle ?) :

yā sā kuṇḍalinī proktā mayā pūrvamudāhṛtā |

nipatanti tridhābhūtā prakṛtiḥ sā parā parā || jnânakânda, 13, 60 ||

"Cette Kundalinî, je l'ai déjà employée comme exemple :

elle est la Nature suprême, absolument transcendante..."

Je ne comprends pas la totalité de ce verset, mais il y est bien question de la Kundalinî.

Parmi les mentions anciennes, il y a aussi ce verset du Kâlottara, un tantra ancien et riche en enseignements sur le yoga, verset qui est souvent cité :

candrāgniravisaṃyuktā ādyā kuṇḍalinī tu yā |

hṛtpradeśe tu sā jñeyā aṃkurākāravat sthitā ||

"La Kundalinî primordiale,

jointe à la lune, au feu et au soleil,

est située dans le cœur,

telle une jeune pousse."

On trouve des enseignements très détaillés sur la Kundalinî dans l'exégèse shâkta du Cachemire, avec une Kundalinî "inférieure", "supérieure", "suprême", "puissante", "du souffle", etc. On trouvera plus de détails dans le Secret de la kundalinî de Lakshman Raina, que j'ai traduit et publié, ainsi que dans le Pratyabhijnâhridaya, traduit et publié sous le titre Au cœur des tantras, aux éditions des Deux Océans.

C'est surtout dans la tradition ésotérique Kaula que le mot Kundalinî est employé, pour désigner l'énergie divine en sa présence incarnée. La Kundalinî est alors la conscience "endormie" dans le corps, dans les croyances (vikalpa) et les peurs (shankâ) qui, selon cette tradition, forme les structures sociales. Le but de la pratique est de se libérer de ce carcan pour revenir à une conscience fluide et vivante.

jeudi 30 décembre 2021

L'éveil spontané dans le Tantra

 



Selon Abhinavagupta, le maître le plus important du Tantra traditionnel, il est possible que la Conscience universelle s'éveille d'elle-même en n'importe quel individu. Pourquoi ? Parce que la Conscience est liberté qui ne dépend de rien ni de personne. Parfois, elle joue à dépendre d'un maître et de méthodes variées. Parfois, elle se réveille spontanément. En réalité, l'éveil ne dépend que de la conscience elle-même. D'ailleurs en sanskrit, "éveil" et "conscience" sont un même mot, bodha qui a donné aussi buddha, le Bouddha. Et comme, de plus, tout est conscience, tout ce dont la conscience individuelle pourrait dépendre est aussi conscience. Si je m'appuie sur une méthode comme les postures ou le souffle, c'est aussi conscience, car tout est conscience comme nous l'enseigne l'expérience.

Il y a donc deux sortes de disciples, explique, Abhinava (Tantrâloka XIII, 134) : celui qui est son propre maître et celui qui est seulement disciple d'un autre, sachant toutefois que cette séparation entre "soi" et "autrui", si elle est réelle, n'est pas la réalité absolue. En fait, tout dépend de la conscience qui joue librement à s'aliéner ou à se libérer. Si la conscience s'identifie fortement au corps, alors elle dépendra d'une méthode corporelle. Si elle s'éprouve très fortement en tant que "je suis je", alors elle ne dépendra de rien, d'aucune de ses manifestations. Rappelons au passage que l'identification au corps n'est pas un défaut, mais la manifestation du pouvoir souverain, de la Shakti, inhérent à la conscience, au Soi, etc. L'éveil, c'est l'immersion du corps dans la conscience.

En outre, il existe une infinité de degrés entre ces extrêmes. Et l'éveil spontané n'exclut pas l'étude auprès de divers maîtres et traditions. Même si l'éveil spontané est une possibilité reconnue par la tradition, il ne faut jamais rejeter la tradition. En fait, tout est inclus dans la tradition. Même si l'on est "éveillé" (ce qui comprend de nombreux degrés), on peut encore apprendre d'un maître, de l'enseignement, ou encore de la raison fondée sur l'enseignement (yukti). Par exemple, il est possible, dit Abhinava, que je m'éveille, mais que mon intuition ne soit pas assez forte pour rester stable et vivante à travers les aléas de la vie. J'ai donc besoin de pratiquer diverses méthodes pour nourrir cette intuition encore immature et fragile. Le Tantra ne pose donc pas d'opposition rigide entre "voie graduelle" et "voie directe". Comme l'explique Abhinava au chapitre IV du Tantrâloka, tout est possible. 

Toutefois, c'est la liberté qui doit prédominer toujours, car la liberté, svâtantrya, est l'attribut principal du divin qui est l'essence de tout et de chacun. Le rôle du maître et des méthodes, comme la répétition d'un Mantra, est de renforcer une intuition déjà présente, un pressentiment qui a seulement besoin de grandir. Il est donc possible, selon le Tantra, d'être "initié" sans cérémonie, de comprendre intuitivement, de pratiquer guidé seulement par la force de l'intuition, d'être éveillé sans suivre de règles, etc. Mais encore une fois, cela n'implique pas mépris de la tradition, ni de mégalomanie du genre "oh, je n'ai pas envie, je suis au-delà des conditionnements, je sais déjà", bref, cette rhétorique newage dans un Marché mondialisé coupé de toute tradition. 

Par conséquent, l'éveil spontané fait partie intégrante de la tradition. Elle ne saurait donc être interrompue par les aléas de l'Histoire. Selon Abhinava, la tradition est la manifestation du réveil de la conscience absolument libre. Elle est donc invincible. Elle ne dépend pas de causes et de conditions, elle est indépendante des circonstance. Elle ne dépend pas de la continuité d'une lignée, car la véritable lignée, dit Abhinava, c'est la continuité de la conscience toujours présente, qui n'est pas confinée à un moment ou à un lieu délimité. Elle ne dépend de rien, tout dépend d'elle. Le Tantra ne peut donc disparaître. Le Tantra n'est pas un folklore, mais la réalisation éternelle, la parfaite conscience de soi qui ne cesse jamais, sans quoi tout cesserait. Puissions nous ne pas l'oublier.

lundi 27 décembre 2021

L'adaptation de la tradition à l'individu



 La tradition, cet héritage de l'expérience des ancêtres, peut être perçue comme une contrainte, comme un moule qui s'impose à l'individu. Il est vrai que la tradition comporte discipline et que toute discipline implique une certaine contrainte. Cela peut heurter l'individualisme. Cependant, je crois qu'il y a beaucoup à gagner à lâcher un peu de nos préjugés et à faire preuve d'audace. Qui peut croire qu'il est possible de tout reprendre à zéro dans tous les domaines ?

De plus, la tradition n'est pas rigide. Elle s'adapte à l'individu. C'est même l'un de ses traits essentiels, pas opposition aux "procédures" modernes qui tendent à être impersonnelles. Aujourd'hui, les choses et les êtres sont remplaçables, interchangeables. Ils tendent à obéir à des standards, donc à s'uniformiser toujours plus. L'individualisme est l'ère industrielle. L'individu semble partout mis en avant, mais tout s'achève dans une masse homogène sans saveurs distinctes, sans unicité, sans âme, sans identité. Dans la tradition, c'est le contraire. Tout semble d'abord impersonnel, mais tout finit par révéler une personnalité unique. Voyez l'exemple de l'artisanat. A l'opposé, voyez l'exemple des jeunes qui suivent une mode dans l'espoir d'affirmer un "moi, je" de plus en plus insaisissable...

Au reste, la vie traditionnelle s'affranchit du "moi" et du "mien". Et paradoxalement, c'est ainsi qu'un Moi unique et authentique peut apparaître. Autrement, on a des Mois en série, des Mois industriels, remplaçables, normés, des individus sans individualité. En Inde, on dit que l'on passe du mama, du "mien" au namama, le "pas de mien", qui en se simplifiant devient nama, l'adoration du Vrai, du Bon et du Beau. Bref, c'est en renonçant au Moi que l'on engendre un Moi unique digne de ce nom, une incarnation unique de l'universel. Or il en va de même pour la tradition : c'est en épousant ses contraintes que l'on trouve la vraie liberté.

Dans le Tantra, "là où est l'inclination, là est la prescription", rappelle Maheshvarânanda. Abhinavagupta avait déjà confirmé que le désir profond est la règle d'or, l'essence de la tradition. Ce que je désire et ma divinité. Ce que je fais est ma pratique pour la réaliser. Si ma divinité est Cloclo, j'agis en conséquence. Ce sera ma sâdhanâ, ma voie de réalisation, comme on dit aujourd'hui.  

Cela ne veut pas dire qu'il ne faut faire que ce qui nous fait "envie", ce qui "résonne", ce qui nous "parle", selon le jargon New Age. Il ne s'agit pas de croire que nous avons la science toute infuse, ni de prendre les modes du moment pour des "intuitions" divines. Cela veut dire que, dans le cadre de la tradition, le bon parfum, par exemple, est celui qui m'est le plus agréable. Il y a toujours un cadre, mais adapté à l'individu. Cette idée est tout à fait traditionnelle.

D'ailleurs, on la retrouve dans l'enseignement du maître de yoga Krishnamâchârya. Quel était son véritable enseignement ? La question fait question, car ses disciples transmettent des choses très différentes. La réponse est qu'il transmettait des choses différentes à différentes personnes. Son enseignement était pourtant inspiré par la tradition. Tradition et individualité ne sont pas incompatibles, bien au contraire.

A l'opposé du cliché selon lequel la tradition est une prison, nous devons comprendre que la tradition est une mère nourricière. Sans cela, point de tradition. Sans tradition, pas de mémoire. Sans mémoire, pas de conscience. Notre seule issue sera alors un crétinisme insipide qu'illustre la spiritualité industrielle contemporaine et autres séries de science-fiction "progressistes".

samedi 25 décembre 2021

Eviter que le monde devienne notre ennemi

bien qu'elle soit une, la conscience a plusieurs faces 

 La plupart des traditions considèrent le monde et les phénomènes en général comme des ennemis qu'il s'agit de supprimer. 

Ainsi, le célèbre "yoga de Patanjali" projette de "stopper les opérations du psychisme". Le but est d'arriver à un état où tout phénomène a disparu, un vide total où l'individu est pareil à une bûche de bois.

Il est vrai qu'une fois découverte la paix intérieure, il est tentant de s'y réfugier en bloquant l'extérieur, comme le prône dans ce passage un mystique chrétien. Si des âmes veulent "vivre dans l'unité", elle doivent "demeurer le plus retirées et recueillies que faire se pourra, afin que leur unité qui est en Dieu demeure. Car, s'épanchant en complaisance, elles se tirent de l'unité de l'unité intime et intérieure qui est leur fondement : autrement, il n'y a point d'unité et de charité spirituelle. Autant qu'il se peut elles ne doivent pas se toucher à leurs habits, ni s'approcher, pas même se regarder, parce que le regard est l'application de l'âme hors d'elle-même et une occupation extérieure et distrayante devers la créature, et par conséquent tendant à elle et éloignant de Dieu" (J.-J. Olier, L'Âme cristal, p. 176)

D'autres maîtres en oraison (=en "méditation") rétorquent que c'est là une erreur et une impasse, car Dieu est partout, à l'intérieur comme à l'extérieur. Une contemplation qui fuit l'extérieur est une contemplation rigide qui ne peut fondre la volonté individuelle en la volonté divine. Comme l'enseigne le capucin Simon de Bourg-en-Bresse, la véritable contemplation doit dépasser la dualité entre intérieur et extérieur, car tout est en Dieu comme une éponge dans l'océan.

D'autres traditions voient dans ce rejet de l'extérieur un chemin dangereux où "les phénomènes apparaissent comme des ennemis". Pourtant, c'est ce que font la plupart des traditions. Elles rejettent l'extérieur. Il existe ainsi des retraites de méditations où il est formellement interdit de croiser les yeux d'un autre participant ! 

Au fond, tout dépend de notre vision des rapports entre l'absolu et les phénomènes. Si nous avons une vision dualiste de ces rapports, comme dans le Vedânta ou le Sâmkhya, alors notre pratique sera dualiste.

A l'opposé, certains se satisfont bien facilement d'une "non-dualité" où tout se vaut et où toute pratique est répudiée. A mon avis, cette doctrine est la transpositions spirituelle de l'égalitarisme mondialiste. Ou bien on se contente d'une "spiritualité" sans pratique de méditation, une spiritualité toute grossière et extérieure.

La plongée à l'intérieur est nécessaire, mais elle est une phase, suivie d'une phase d'intégration de l'extérieur, puis d'un retour à l'intérieur, et ainsi de suite. La vie spirituelle est faite de cette alternance. C'est ainsi seulement que l'intérieur et l'extérieur peuvent s'harmoniser.

Cette intégration, cette synthèse est le but du Tantra. Elle s'incarne dans le ressenti de la respiration qui exprime naturellement ce va-et-vient entre intérieur et extérieur. Ca n'est certes pas un hasard si le Vijnâna Bhairava Tantra commence et finit sur la pratique du souffle. Il est le grand pont, la grande relation et le grand unification de tous les opposés, en même temps qu'il manifeste sensiblement le jeu des opposés.

C'est ainsi que nous pouvons éviter que le monde devienne notre ennemi.

vendredi 24 décembre 2021

Pourquoi le toucher est-il un sens pas comme les autres ?

 

le toucher sublime l'énergie

Toutes les traditions placent la vue et l'ouïe au somment de la hiérarchie des sens, parce que ces facultés perçoivent à distance, sans toucher et donc sans risque de se salir. Voilà pourquoi les traditions spirituelles comparent l'intelligence ou la conscience à la vision. Voir, c'est comprendre, et la conscience est une lumière qui rebondit sur les choses sans en être affectée.

Le Tantra remet en question cette hiérarchie. A la Lumière, masculine, le Tantra ajoute la Conscience, féminine, décrite avec un mot qui évoque le toucher : vimarsha. Toucher, palper, éprouver, évaluer, estimer, apprécier...

Dans un passage célèbre, le maître tantrique Abhinavagupta affirme que le toucher n'est pas un sens comme les autres car, contrairement à ce qu'enseignent les autres traditions, le toucher est vibration, proche de la vibration qu'est la conscience. 

Par "vibration", Abhinavagupta n'entend évidemment pas une vibration au sens scientifique, qui n'existait pas son époque, ni la "vibration" newage qui n'est que la faible forfanterie d'esprits fatigués, mais le fait que la conscience est un mouvement immobile, un changement immuable, bref, un vivant paradoxe.

Le Yoga selon Vasishta, un livre non-dualiste composé au Cachemire peu avant Abhinavagupta, remarquait déjà :

"En tout être vivant, il y a une sorte de conscience
dans le pouce ou autre autre doigt,
même en l'absence de sensations due au vent, par exemple.
Cette sorte de conscience est le Soi suprême." (YV, III, 10, 42)

Quand j'étends les doigts, il y a sensation tactile, même si l'air est immobile et s'il n'y a rien à toucher. C'est pure conscience, sensation pure : c'est le Soi suprême (rûpam paramâtmanah). Quelle affirmation ! L'éveil en levant le petit doigt.

La pure sensation tactile est pure conscience. "Pure" car dépourvue de tout objet ou contenu délimité. Voilà pourquoi ressentir la peau est la voie des yogis et des yoginis qui aspirent à s'immerger tout entiers dans l'océan de la pulsation consciente, le Cœur, félicité infinie, vérité, bonté et beauté, satyam shivam sundaram.

Il y a là un sens profond du corps ressenti comme feu crépitant dans l'âtre du mystère. Les mouvement divins ou karanas, ainsi que les gestes et postures divines ou mudrâs expriment cet élan qui épouse l'élan divin. En témoigne les commentaires tantriques sur le théâtre.

Plus profondément, pour le Tantra, c'est l'union sexuelle qui est l'expression la plus aboutie que ce que suggère le toucher. C'est le Sacrifice Primordial ou âdi-yâga, la pratique secrète au cœur de tout l'enseignement du Tantra. C'est le divin se touchant soi-même, concrètement, sans limites et pourtant sans confusion.

dimanche 19 décembre 2021

Retour à la maison


 Om sweet om, joie de retrouver sa demeure, le Cœur, source et origine de tous les mouvements.

Ce Cœur que certain nomment Shiva, célébré dans ce verset célèbre et magnifique, tiré des 108 Noms de Shiva :

ओम् कर्पूरगौरं करुणावतारं

संसारसारं भुजगेन्द्रहारम् /

सदा वसन्तम् हृदयारविन्दे 

भवं भवानीसहितं नमामि //

"Om

Blanc comme le camphre,

incarnation de la compassion,

essence du samsâra, orné du roi des serpents,

toujours présent dans le lotus du cœur,

je salue Shiva inséparable de Shakti".


Voici une version musicale :