jeudi 31 mars 2022

Fait et interprétation



Le fait est : Quand je me tourne vers l'intérieur, je découvre une merveille. Un trésor de paix et de joie ineffable, mais certain. Une certitude factuelle, dont je ne peux douter. Je n'arrive pas à "trouver les mots", mais il y a claire clarté, évidence.

Pour autant, quand je me tourne vers l'extérieur (vers les pensées, le monde, etc.), je ne suis plus certain de grand'chose. Par exemple, je ne connais pas de réponse absolument certaine à la question de l'origine du mal (moral). Il y a plusieurs hypothèses, plus ou moins crédibles, mais rien d'absolument certain. Et comment réconcilier le mal avec "tout est divin" ?

Ce contraste entre certitude intérieure, au-delà des pensées, et incertitude des pensées, est frappant. D'autant que le premier domaine de communique pas nécessairement sa certitude au second. Il y a pourtant là une forte tentation, je le reconnais volontiers. Il est séduisant de détourner l'expérience intérieure, au-delà du mental, pour donner un peu de solidité au mental. Je constate que c'est ce que font presque tous les maître(es.se.s🎠) à penser. Cela engendre les sectes, les religions.

Mais non, cela ne se passe pas ainsi pour moi. L'expérience intérieure me communique une certitude absolue, oui. Mais traduire cette certitude silencieuse, muette pour ainsi dire, en certitudes verbales, communicables et applicables à des questions pratiques, est très difficile. Comme si passer le filtre des mots était capable de transformer la plus solide des certitudes en vulgaire opinion.

Je ne dis pas qu'il faut s'en tenir à un doute universel, je ne dis pas que l'on ne peut rien dire, que tout se vaut, que tout est relatif. Non, car nous sommes doués de raison et nous pouvons distinguer différents niveaux de crédibilité entre différentes interprétations, entre différentes réponses à une question. Par exemple, je sais qu'il est préférable de ne pas torturer, plutôt que de torturer. 

Mais, si je me retrouvais dans une pièce avec une petite fille de cinq ans qui est la seule à savoir ou se trouve une bombe atomique qui va exploser dans une heure dans une grosse ville et tuer des millions de gens - dont plein de petites filles - et que donc, je doive peut être la torturer pour avoir l'information et sauver ces gens, eh bien, je ne suis pas sûr de connaître la réponse avec une certitude absolue.

Il y a ici une certaine dualité : d'un côté, certitude intérieure, simple, comme face à un fait évident ; de l'autre, incertitudes au-dehors. 

Au plus profond, je sens cette présence silencieuse, sorte de jubilation muette qui me dit, sans rien dire, "tout est bien". Mais ça, c'est déjà une traduction, une interprétation. Je sens quelque chose comme un message de VALEUR absolue. Mais comment traduire cela concrètement ? Comment passer de cette certitude immédiate à une certitude sur la question de savoir comment élever ses enfants ? comment gérer les conflits avec les voisins ? comment se nourrir ? comment et quand choisir entre soi et les autres ?

Et puis, il y a plein de certitudes apparentes, mais qui ne collent pas avec nos pratiques - en tous les cas, pas avec les miennes. On nous dit (et parfois je le dis aussi) que "tout est conscience" - mais je ne me comporte pas comme si tout était conscience ! Je dis "le libre-arbitre est une illusion", mais je passe mon temps à faire des choix ! Je dis "il n'y a personne", mais mon attitude au quotidien est bien celle d'une personne ! Je dis "je suis libre de l'ego", mais toute mon existence est égocentrée... 

Vous en connaissez, vous, des gens qui sont absolument sans ego ? Nous connaissons tous des individus plus ou moins égoïstes, oui, plus ou moins généreux. Mais des "sans ego" ? Je ne sais même pas à quoi cela ressemblerait ! Et si tout n'est qu'un rêve de la conscience toute-puissante que je suis, alors pourquoi ne puis-je pas manifester tout ce que je veux ? Ou, ou moins, faire bouger un brin d'herbe ? Et pourquoi suis-je encore chaque jour à demander aux autres de me rendre des services, de satisfaire des besoins, de pousser un peu leur voiture, de faire attention à ceci, de choisir plutôt cela ?

Ces incohérences prouvent au moins une chose : ces affirmations ne sont que des interprétations, plus ou moins crédibles, selon l'évolution des circonstances. 

Quand tout va à peu près comme je veux et que mon humeur est bonne, je veux bien crier haut et faut que "il n'y a personne", que "l'univers manifeste ce que je veux", que "l'ego est une illusion", que "il suffit de libérer mes mémoires bloquées pour être toute-harmonie", aligner mes chakras, nettoyer mes serpents intérieurs et réconcilier mon masculin et mon féminin. Mais cela ne tient guère... 

En revanche, mon égocentrisme, lui, se porte bien. Il recule un peu, parfois. Mais il persiste et revient sans effort. Il est mon "état naturel". Je n'ai pas besoin de méditer, ni de m'ancrer dans le présent, ni de me pencher sur mon intuition quantique, pour me préférer aux autres.

Cependant, je n'ai guère de certitudes pour autant. Ou alors, pour avancer sur ce plan, je dois réfléchir, confronter théorie et pratique, faire usage de ma raison. L'intuition ne suffit pas. L'éveil ne suffit pas. Une expérience, si "puissante" soit-elle, ne suffit pas. Être "connecté" ne suffit pas. Je peux bien avoir l'intuition que je "sais" jouer du piano, que "personne" ne joue du piano, que jour du piano est une affaire "quantique", etc. Reste que, pour jouer du piano, faut apprendre, s'exercer et faire des efforts. 

Toutefois, la situation est loin d'être désespérée ! L'expérience intérieure me donne de la joie, une stabilité, un sentiment de connexion, elle harmonise, rééquilibre, elle apaise et guérit. Elle est l'infini que je devrais aimer, quand bien même je n'en tirerais aucun profit. Et du profit, il y en a. De la guérison. 

En partie du moins, car il restera toujours de l'incertitude. Des questions - la plupart des questions ! - survivront à tous les éveils. Mais je constate que la vie intérieure, avec sa certitude ineffable, me rend capable de mieux supporter les incertitudes extérieures, comme en une sorte de foi, de confiance, d'abandon. Une innocence retrouvée, comme un saut dans le vide.

Pour les réponses en revanche, il faut questionner, réfléchir, progresser, tâtonner, raisonner, douter, discerner, attendre, se faire patient, nuancer, prendre des risques, faire des paris, accepter le provisoire, suspendre, revenir en arrière, revenir à zéro, reprendre les choses au début, accepter certains faits, accepter des limites, des contraintes, choisir, renoncer... Bref, beaucoup de choses que l'individualisme ambiant me fait fuir. Réfléchir, ça ne fait pas courir les foules.

Mais je trouve aussi une joie dans le questionnement, une nudité, une simplicité, car dans le questionnement il y a un dépouillement, une simplification. Il y a dans le doute quelque chose qui exprime l'expérience spirituelle la plus profonde. Notez que je ne suis pas pour le scepticisme, ou le doute absolu, permanent et universel : ce serait justement être trop certain. Non, je suis plutôt dans le dialogue entre théorie et pratique. Cela ne semble guère spectaculaire, mais c'est libérateur, parce que c'est une attitude de liberté. 

Prenons une image : notre esprit est encombré par les interprétations, les opinions, un peu comme une maison peut être envahie par les objets, ou un jardin par les plantes. Il est bon et sain de dégager de l'espace régulièrement. Faire du vide. Non que ce vide soit un but en soi, mais cela fait de la place. La lumière, l'air peuvent entrer, et ça laisse la place pour d'autres choses ou pour d'autres agencements. Que ce soit le silence intérieur, le jeûne, le rangement ou le tri, cela fait partie de mon hygiène de vie.

Et puis, cela vous rajeunit. Alors, rajeunissons ! Questionnons ! Réfléchissons ! Objectons ! Remettons les choses à plat ! Revenons aux faits et reprenons nos interprétations à zéro !

samedi 26 mars 2022

Gnose et Tantra



A-t-il existé des courants spirituels semblables au Tantra en Occident ?

Oui, il y a eu le gnosticisme, un mouvement qui, comme le Tantra, a traversé plusieurs traditions : religion égyptienne, grecque, judaïsme et christianisme. En fait, les Gnostiques employaient les symboles de toutes les traditions pour faire passer leur message, qui est un message de transgression. Selon eux, les dieux des religions, qui obligent les hommes à les servir, ne sont que des outils créés par les êtres pervers qui ont, en partie, créé l'homme et notre univers. Le gnosticisme invite à la révolte contre les religions de soumission, en remplaçant le sacrifice et l'obéissance aux règles des pouvoirs dominants, par la connaissance directe du divin, connaissance qui, seule, est libératrice. 

Les dieux des religions officielles, des religions populaires, sont de faux dieux. En particulier, le dieu d'Abraham est une sorte d'ange déchu qui, avec ses acolytes, a créé notre monde. Ce monde est une imitation du monde véritable, le Plérôme, dans lequel vit le vrai dieu, qui est à la fois masculin et féminin. Les faux dieux ont aussi créé l'homme. Mais, sans qu'ils le sachent, une étincelle du divin véritable a été insufflée en l'homme. Cependant, la plupart des humains l'ignorent, d'où la nécessité de recevoir la connaissance de ce fait afin de pouvoir se libérer et retourner au Plérôme.

Selon les Gnostiques, Jésus, le Christ, est l'envoyé du Plérôme sur Terre est il est la synthèse de toutes les forces divines. En ce sens, les Gnostiques sont des Chrétiens, mais en un sens très éloigné du christianisme apostolique transmis par les apôtres. D'ailleurs, selon les Gnostiques toujours, ces apôtres sont les collaborateurs du faux dieu, Ialdabaoth-Iaveh, et Judas n'était que l'un d'eux. Iaveh, dieu jaloux et égocentré, est un manipulateur dont les Gnostiques se protégeaient, notamment, avec des amulettes où Iaveh est représenté avec une tête de lion. Il a parfois un corps de serpent, étant alors nommé Chnoubis, forme qui a connu, et qui connait encore, une certaine popularité.


Ce faux dieu demande sacrifice, obéissance et crainte, alors que le vrai dieu est tout amour, liberté et connaissance. Le but du gnosticisme est donc de se délivrer de l'emprise du faux dieux et de ses seconds, les archontes, les "gouverneurs". Contrairement au christianisme apostolique, le gnosticisme refuse de collaborer avec le pouvoir politique, romain ou juif ou autre, tous ces pouvoirs étant au service du faux dieu et de sa méchanceté. 


Tout ceci ressemble beaucoup au Tantra ou tantrisme. Là aussi, il s'agit de se libérer des faux dieux du plan de la Mâyâ, afin de remonter vers les mondes purs, grâce à la connaissance et à l'initiation. Le vrai dieu descend dans le monde sous la forme de ses Mantras, sortes d'anges libérateurs capables de contrecarrer l'action des faux dieux et de permettre aux âmes de remonter vers les mondes du "chemin pur", selon les termes du Tantra shaiva.

Dans ces deux courants, la connaissance, l'initiation, les symboles et des sortes de mantras sont au cœur du chemin spirituel.

Or, cette tradition gnostique, très ancienne, a existé en Europe et notamment en France. Ainsi, nous avons des détails sur un certain Marc, qui transmettait la connaissance gnostique à Lyon vers 180. 

Selon lui, le divin est à la fois le Père, la Mère et l'Enfant androgyne. A ces trois correspondent trois groupes de lettres : 

- les neuf consonnes sourdes invoquent le Père.

- les huit consonnes sonores invoquent la Mère.

- les sept voyelles invoquent le Fils : A - E - Ê - O - I - Ô. Le premier E est ouverts "è", le second est fermé, "é". De même, premier "o" est ouvert, comme dans "oh", comme dans "oreille", tandis que le second est fermé, comme dans "eau". Les sons vont donc du plus ouvert ou plus fermé, comme dans l'alphabet sanskrit. 

Ce dernier est aussi employé comme Matrice des Mantras et source de libération. Comme ces syllabes de l'alphabet grec, les phonèmes de l'alphabet sanskrit sont énoncés dans différentes zones du corps. En particulier, on peut employer à part les voyelles, douze en sanskrit. Les sept voyelles grecques, elles, permettent d'harmoniser les "sept cieux" en faisant remonter l'âme à travers eux et en neutralisant le faux dieu qui dirige chaque niveau, tout comme dans le Tantra.


Dans les deux traditions donc, on retrouve l'importance de la Parole, puissante et libératrice, ainsi qu'un schéma trinitaire du divin. Dans le Tantra, la tradition du Trika ou "triade", enseigne aussi un Père, Shiva, une Mère, Shakti et un Enfant qui est la personne, nara, l'individu, anu.

Et tout cela non loin de Lyon. Nous le savons avec certitude, car un évêque apostolique, Irénée, a rapporté ces faits. Il se plaint du succès de ce maître gnostique Marc, notamment auprès des femmes, car dans leur version de la messe, une femme pouvait officier et prophétiser. L'histoire semble avoir ensuite fait gagner la tradition apostolique, mais le gnosticisme a continuer à fasciner, jusqu'à la découverte de la "bibliothèque" gnostique de Nag Hammadi en 1945, qui nous permet maintenant de lire les "tantras" gnostiques.

Il y a donc une profonde parenté entre Gnose et Tantra, entre ces deux courants d'Orient et d'Occident.

mercredi 16 mars 2022

Le mystère de l'origine de toutes choses enfin résolu !


 Qu'y a-t-il au commencement de toutes choses ? 

Les physiciens l'ignorent ou éludent la question, laquelle nous demeure inaccessible. Trop loin, très abstrait.

Pourtant, l'origine de tout est proche. Et très concrète.

Selon le Tantra (=tantrisme, chamanisme et gnosticisme), tout est mouvement. Comme une mer parcourue de vagues. Chaque sensation, perception, pensée, mouvement physique, spirituel ou mercatique, est une vague, un mouvement.

Or, chaque mouvement, sans exception, commence dans l'Origine de toujours.

Et tout mouvement s'achève en Elle.

Comme les vagues "commencent" et "finissent" en la mer. Si l'on peut s'exprimer ainsi.

Donc, il faut et il suffit de prendre n'importe quel mouvement pour découvrir l'origine de tous les mouvements. Chaque mouvement est, en sa vérité, comme un voyage de l'infini vers l'infini, avec un interlude dans le fini, épisode qui a son sens et sa valeur, pourvu qu'il soit resitué dans son contexte : l'infini.

Cela est plus sensible pour les mouvements subjectifs : ceux, de "mon" corps, de "mon" esprit. Et ceci sera moins sensible pour les mouvements objectifs, les mouvements des autres êtres, comme le mouvement d'une belette, et encore moins pour les mouvements des choses apparemment privées de conscience propre, une pierre qui roule, par exemple.

Il suffit donc de plonger l'attention sur le début de n'importe quel mouvement subjectif - un désir, un élan, une émotion - pour découvrir, pour ressentir l'Origine de tout, le Big Bang en direct.

Mais, me demanderez-vous, s'il en va bien ainsi, alors pourquoi le Big Bang reste t-il un mystère impénétrable ? Si je suis à l'Origine à chaque origine de mouvement subjectif, pourquoi n'en n'ai-je pas conscience ? 

Premièrement, parce que je ne le sais pas. Si j'en ignore jusqu'à la possibilité théorique, comment pourrais-je en prendre conscience ? Deuxièmement, parce que, dans l'expérience ordinaire, le mouvement succède si rapidement à son Origine, qu'il la recouvre et la cache, pour ainsi dire, même si cela est une illusion, car comment la vague pourrait cacher l'océan ?

Mais enfin, pour ressentir l'Origine, il faut donc porter son attention vers les moments où l'Origine reste à nu, découverte pour ainsi dire plus longtemps qu'à l'habitude.

Comment faire ?

C'est très simple.

Expérience : je m'assoie. Je veux m'envoler, soulever mon corps au-dessus du sol. Comme cela est impossible (en temps normal), ce mouvement ne se réalise pas. Le corps ne décolle pas. Mais mon désir, ma volonté, mon élan, lui, persiste. Et, comme le mouvement grossier qui le recouvre d'ordinaire ne survient pas, cet élan se trouve mis à nu.

Cet élan est l'Origine. Le Big Bang. Ressentir cet élan, c'est ressentir l'élan  l'origine de tout, l'énergie pure. Plus je "remonte", par mon attention, vers la source du mouvement, plus je me fonds dans l'Origine, plus je savoure, ici et maintenant, le Big Bang en direct.

Sur cette voie, il se passe bien des choses. Mais, à un moment, imprévisible, il y a comme un basculement. Le Mystère, tout en gardant son mystère, se trouve "résolu", consommé. En d'autres termes, et sans vouloir effrayer personne, on tombe en amour. Intime, intense et tout ce qu'il y a de plus personnel, même si la personne peut ainsi se sentir mourir de mille morts avant de renaître autant de fois. A l'infini.

En ce sens, le mystère du Big Bang est résolu dans une expérience ineffable, indicible, mais directe et plus concrète que n'importe quelle autre. 

samedi 12 mars 2022

La conscience n'est-elle pas une illusion ?

Shântipâda, alias Ratnâkarashânti

J'ai conscience des choses qui passent, en moi et au-dehors de moi. 

Mais cette conscience, elle, ne semble pas passer, changer. A travers les changement qu'elle manifeste, elle demeure la même. Le contenu de ma conscience change. Ma conscience ne change pas. 

Cette permanence est la base qui rend possible la reconnaissance de soi à travers le temps. Quand je me reconnais sur une photo ancienne alors que mon apparence a tant changé, c'est parce que, même sans m'en rendre compte, je reconnais que la conscience reste la même à travers les changements du corps et de l'esprit. La conscience transcende ce dont j'ai conscience. Découvrir ce fait est un éveil, car cela change mon rapport à ce dont j'ai conscience, et donc cela change tout.

Mais la conscience elle-même n'est-elle pas une illusion ? une déformation du réel ? une distorsion qui me fait croire que je reste le même, au-dessus des changements, alors que tout change, même la conscience de ce changement ? Cette impression d'être un "témoin" au bord de la rivière correspond-elle à la réalité telle qu'elle est ? ou bien est-ce une sorte d'effet spécial du cerveau, ou encore une croyance sans fondement ?

Telle est du moins l'opinion d'une partie du bouddhisme et aussi de bon nombre de scientifiques et de spirituels aujourd'hui.

Mais tous les bouddhistes n'ont pas toujours été de cet avis. Par exemple, selon Ratnâkara Shânti, un Bouddhiste du Xe siècle, philosophe et yogi célèbre, la conscience ne peut être une illusion. 

En effet, explique-t-il, les contenus de la conscience, ce dont j'ai conscience, peuvent être des illusions. Peut-être que cette pomme n'est pas là, ou peut-être qu'elle n'a rien à voir avec ce que je vois. Peut-être que ma conscience de cette pomme est une construction sans rapport avec le réel, à des fins égotiques ou pour favoriser la survie de l'espèce.

Mais, poursuit Ratnâkara Shânti, la conscience elle-même ne peut pas être une déformation. 

Pourquoi ? Parce que les conditions pour que l'on puisse dire qu'elle est une illusion ne sont pas réunies. 

Quelles conditions ? La première condition pour qu'il y ai erreur ou illusion est la complexité. 

Reprenons l'exemple de la pomme : ma vision de la pomme est complexe car elle contient plusieurs choses. Il y a la couleur de la pomme, sa forme, son parfum, sa texture... Puis il y a mes yeux et la partie de mon cerveau qui traite les données visuelles. Il y a ensuite l'éclairage, l'humidité, mon état de santé,  et enfin mon état psychologique. 

Or, chacun de ces éléments est une cause possible d'illusion, de déformation. Plus l'appareil d'enregistrement est complexe, plus les possibilités de déformation de l'objet enregistré sont nombreuses. Je peux avoir la jaunisse, être en train de rêver, avoir pris une drogue, être en pleine hallucination, fou, victime d'une illusion d'optique, etc. Donc ma vision de la pomme peut être très différente de la pomme en elle-même. Ce contenu de ma conscience, la "vision de la pomme", peut être une illusion car elle est réfutable. Il est possible que la pomme devienne un chat et que, de cette manière, je réalise que je suis en train de rêver ou d'halluciner.

Mais il n'en va pas de même pour la conscience, pour la conscience prise en elle-même, indépendamment des choses dont j'ai conscience, par exemple la pomme. Pourquoi ? Parce que la conscience est simple. Elle n'est pas composée de plusieurs éléments. Elle n'a pas de couleur, de forme, de structure, avec un devant et un derrière, une surface et une profondeur, etc. Elle est tout d'une pièce, pour ainsi dire. Comme l'espace, elle n'a pas de parties. 

De plus, quand la conscience se connaît, elle se connaît sans séparation ni instruments d'observation : elle est ce qu'elle connaît. Dans la "conscience de conscience", il n'y a pas dualité, il n'y a pas distance ni séparation entre le sujet et l'objet, entre conscience et contenu de la conscience. Il n'y a donc pas d'intermédiaires. Et par conséquent, il n'y a pas possibilité de déformation. Pas de maillons qui pourrait transformer le résultat, puisque qu'il n'y a qu'un seul élément. Dans cette connaissance de la conscience en elle-même, par elle-même, il n'y a pas d'intermédiaires, pas de contenu. 

La conscience sans objet ne peut être erronée, car elle ne porte pas sur un objet. 

On répondra peut-être que rien ne nous prouve l'existence d'une telle conscience indépendante de tout contenu. Toute conscience n'est-elle pas "conscience DE quelque chose" ? 

- Eh bien non. Il y a de la conscience qui n'est pas conscience DE quelque chose. Et cette conscience, nous en avons... conscience mille fois par jour. C'est, tout simplement, l'intervalle entre deux pensées, entre deux contenus. Entre la conscience de cette pomme et la conscience de cette poire, il y a un intervalle qui est conscience (je ne tombe pas dans les pommes ; ni dans les poires) et pourtant cette conscience n'est pas conscience DE ceci ou DE cela. Voici la conscience simple. Or étant simple, elle ne peut-être une illusion, une déformation de ce qui est.  La conscience n'est donc pas une illusion.

Comme le dit un partisan de la philosophie bouddhiste selon laquelle la conscience est réelle : 

"Certes les contenus de la conscience peuvent être irréels car ils peuvent être réfutés. Mais, selon la tradition [bouddhiste, en particulier yogācāra], la conscience pure est réelle, car il est impossible que notre conscience soit erronée, car elle est connue directement !", Jñānaśrīmitranibandhāvali, p. 368, Patna 1987

Pour se tromper ou pour être trompé, il faut, a minima, que le sujet et l'objet de la connaissance soient différents. Or, dans le cas de la pure conscience (prakāśamātra), de la "conscience de conscience", comme entre deux pensées, il n'y a pas cette différence.

Les contenus de la conscience peuvent donc être des illusions. Mais la conscience ne peut être une illusion. La conscience de la conscience, immédiate et simple, ne peut comporter aucune erreur, aucune déformation. La conscience, en ce sens, ne peut être une illusion, même si les contenus de la conscience peuvent être des illusions.

lundi 7 mars 2022

Raisonner ou pas ?


La tradition du Tantra, contrairement au néo-tantra, ne rejette pas l'intellect, l'entendement, le mental. Au contraire, la raison (tarka) est considérée comme la partie suprême de la pratique du yoga. 

Le Tantra propose d'employer tous les moyens de connaissance de manière harmonieuse. Il y a trois moyens : 1) la révélation ou tradition ; 2) le raisonnement ; 3) l'expérience directe. J'entends la bonne nouvelle, j'y pense selon les doutes qui surviennent, puis j'en fais l'expérience directe.

1) D'abord, il y a l'écoute de la révélation, désignée par le mot sanskrit âgama, "ce qui vient", ce qui survient directement, ce qui est donné par une source qui ne dépend pas des habitudes humaines. Cette révélation, ce sont les tantras, par exemple, les livres où l'on lit la parole divine. Remarquons qu'il s'agit d'une perception directe. Par exemple, j'entends "Tout est conscience", "le Soi est conscience", etc.

2) Mais ensuite, il faut réfléchir sur ce que j'ai ainsi entendu. Pourquoi ? Parce que, au départ, entendre que "tout est conscience" suscite des doutes. Pour les trancher, il faut penser, examiner ces doutes à la lumière de la raison. La tradition propose donc des arguments qui vont écarter ces doutes et rendre son hypothèse plus crédible. C'est la pratique de l'inférence, anumâna. On raisonne ainsi sur la base de la révélation, et non pas dans le vide. 

Ces deux premières étapes se rencontrent partout dans la vie ordinaire. Par exemple, je vois un arbre : c'est le premier moyen, la première étape, celle de la "révélation". Puis je reconnais cette chose comme étant un arbre, car il a des feuilles, des branches, etc. C'est la second étape, celle de l'inférence ou du raisonnement.

3) Enfin, il y a l'expérience directe. Après avoir entendu que la conscience est divine et après avoir écarté les doutes au moyen de raisonnements logiques, mon attention se tourne vers la conscience, vers sa source, car la conscience est désormais reconnue comme digne de toute mon attention. Et alors, j'immerge mon corps, mes sensations et ma pensée dans cette essence de la conscience, dans le "je suis" vivant et évident. Et toute ma vie s'en trouve transformée.

Il y a donc trois moyens de connaissance : la tradition/ révélation ; la raison ; et l'expérience directe, l'intuition.

Ce sont aussi trois étapes d'un cycle qui se répète en s'approfondissant : j'écoute, je réfléchis, je fais l'expérience directe. Et l'expérience directe est elle-même la source de la tradition, laquelle n'est que la transmission de l'expérience directe, mais à travers des mots.

Selon le Tantra, il est possible d'accéder directement à l'expérience directe. Mais sans raisonnement, cette expérience ne sera pas reconnue pleinement pour ce qu'elle est, et d'autres expériences viendront la recouvrir. La vie ordinaire va reprendre son cours, car des doutes vont surgir. Du coup, mon attention ne sera pas recueillie, ferme et continue. L'expérience directe sera comme engloutie par les sensations, les pensées, les images...

Il est aussi possible d'accéder à l'expérience directe par le raisonnement seul, sans passer par la tradition. Mais alors, j'aurai tendance à tourner en rond, car la raison s'appuie sur ce qu'elle connait déjà. Or, la nature divine de la conscience est totalement en dehors de ces habitudes. C'est comme être enfermé dans la cellule d'une prison. Qui pourrait imaginer qu'en réalité, la porte n'est pas fermée à clé ? La tradition est là pour suggérer cette incroyable possibilité. Je suis ce que je cherche. Je suis déjà ce que je cherche partout. Ce que je cherche au dehors, se trouve déjà au dedans. La tradition spirituelle, ça n'est pas une autorité que je dois croire sans réfléchir ni expérimenter. La tradition, c'est la transmission de cette vérité que ni la raison, ni l'imagination, ni la perception, ne peuvent découvrir. En ce sens, la tradition est indispensable.

Les trois moyens de connaissance sont donc nécessaires, comme les différents organes d'un organisme vivant.

La raison est donc nécessaire, sur la base des hypothèses révélées par l'expérience directe.

mercredi 2 mars 2022

Pourquoi l'art est-il important dans le shivaïsme du Cachemire ?


Pourquoi le "shivaïsme du Cachemire" donne-t-il tant d'importance à l'art, à la musique, au théâtre, à la danse et, tout spécialement, à la poésie ? 

Répondre à cette question peut apprendre quelque chose d'essentiel à celles et ceux qui veulent parcourir aujourd'hui la voie du Tantra.

Il existe deux modèles d'expérience spirituelle dans le Tantra au sens large : 

1) le modèle tantrique de la dévotion modérée : conversion au shivaïsme, adoption des symboles et des règles, accomplissement régulier des rituels, etc. ; et 

2) le modèle kaula de la trance manifeste, "explosive" : tremblement, évanouissement, larmes, dépassement des règles sociales, dépassement du dégoût, etc.

Il y a alors un dilemme : soit je pratique en conformité avec l'ordre social, mais je n'ai pas la véritable expérience spirituelle ; soit j'ai la véritable expérience spirituelle, mais je me retrouve exclu de l'ordre social. Autrement dit, soit je sacrifie l'expérience intérieure à l'intégration extérieure ; soit je fais l'inverse, car pour accéder à la véritable expérience, je dois accepter de risquer de mettre en péril ma "normalité".

Or, ce dilemme nous concerne encore aujourd'hui. Par exemple, le chamanisme appelle de plus en plus de gens. Mais la question se pose de savoir si une expérience réelle est possible tout en conservant un mode de vie "normal", socialement acceptable. Cette question est sujet à débat. 

Pour les uns, l'expérience spirituelle est toujours compatible avec une vie normale. Pour les autres, l'expérience véritable n'est accessible que si l'on quitte une vie normale, socialement intégrée, pour aller mener une existence en marge de la société, par exemple comme sâdhu, yogi errant, sannyâsî, moine ou ermite. 

Pour les partisans de cette option, dont on retrouve des équivalents dans toutes les traditions, l'authenticité de l'expérience intérieure se prouve par des changements de vie extérieurs qui vont à l'encontre des conventions sociales. La liberté spirituelle se paie par l'exclusion sociale.

Abhinavagupta propose une troisième voie pour sortir de ce dilemme.

Il prône une expérience intérieure intense, mais sans mettre en danger la vie sociale. Comment est-ce possible ?

C'est possible parce qu'il existe un genre d'expérience très intense et pourtant socialement acceptable. La tradition kaula reproche à l'approche tantrique "classique" son ritualisme et son absence d'engagement intérieur. La tradition kaula exalte au contraire l'intensité de l'expérience, en utilisant des termes comme "possession" (âvesha) ou "transmutation" (vedha) et en décrivant des signes précis et spectaculaires. Tout cela vient de l'ancienne tradition des Kâpâlikas, ces "porteurs de crânes" qui vivent en marge de la société indienne avec leur partenaire spirituelle et se livrent à des pratiques qui les excluent de cette société, comme celle de boire de l'alcool ou de vivre dans des champs de crémation.

Abhinavagupta décrit, dans le chapitre IV de son Tantrâloka, ces différents points de vue et leur éthique respective. Il conclue que la tradition qu'il considère comme "ultime" n'enjoint ni n'interdit rien. Le seul critère est l'efficacité, la capacité à émouvoir. 

Mais concrètement, que suggère-t-il ?

Eh bien il ne dit pas clairement les choses, en dehors de ce critère de l'efficacité qu'il répète sans cesse. Cependant, il suggère fortement ceci : Entre la voie du conformisme et la voie de la transgression, il existe une autre possibilité. Cette troisième voie est celle de l'expérience esthétique. Par exemple, le théâtre, la danse et la musique. Et, bien sûr, la poésie.

En effet, ces pratiques artistiques sont socialement acceptables et, en même temps, elles provoquent de puissantes expériences intérieures. 

La "lumière des tantras" (tantra-âloka, le titre de son "manuel"), est donc la lumière de l'art. La poésie est la voie. La musique est la voie. En un sens, tout rituel est déjà une représentation artistique, mais souvent dépourvue d'émotion. L'art, au contraire, permet de chercher des émotions, toutes les émotions, et même des états modifiés de conscience, des formes de transe, des états d'hypnose, avec des manifestations correspondantes : larmes, rires, mouvements spontanés, etc. L'art est, par excellence, le lieu de la manifestation de la nature sauvage qui habite les humains civilisés, mais en accord avec les mœurs et leurs règles. 

Bien sûr, l'art est parfois rejeté et certains religions le rejettent presque entièrement. Mais ce sont des cas extrêmes. La culture est la manière dont nous exprimons notre nature, mais de manière socialement acceptable. L'art est au cœur de ce processus de sublimation. Le théâtre en est l'un des exemples parmi les plus anciens. Le lien entre théâtre et religion est d'ailleurs bien connu.

Je pense donc que le message profond du "shivaïsme du Cachemire" est de proposer l'art, en particulier les arts libéraux, comme troisième voie spirituelle, comme modèle de l'expérience spirituelle la plus radicale et la plus profonde au sein du monde. 

Dès lors, l'intérêt d'Abhinavagupta et de la plupart des maîtres du Tantra pour la poésie, la musique, etc., prend tout son sens. L'art est le lieu d'expression le plus adéquat de la transgression spirituelle dans un cadre socialement acceptable, en raison de la sublimation qu'il permet. Dans l'art, je peux m'exprimer sans limites et sans craindre d'être mis au ban de la société. Voilà pourquoi le "shivaïsme du Cachemire" accorde tant d'importance à l'art.