dimanche 19 novembre 2023

Oublier le monde ?

Brahmâ

Le Livre de la libération, Mokshopâya (qui deviendra plus tard le Yoga-vâsishtha, dont j'ai traduit une version abrégée), résume en un verset l'essence de l'enseignement non-dualiste transmis à l'origine par Brahmâ. La libération, c'est le détachement. Or, ce détachement n'est pas possible tant que l'on croit en la réalité du monde. Le MU, par la bouche de Vasishtha, conseille donc d'oublier le monde :

bhramasya jāgatasyāsya jātasyākāśavarṇavat /
apunaḥsmaraṇam manye sādho vismaraṇaṃ varam // 1,2.2

"Ô toi qui es noble ! Ce monde est une illusion,
il (semble) exister comme la couleur du ciel.
Je recommande de ne plus y penser :
l'oubli (du monde) est excellent."

Mais le commentateur Bhâskara (XVIIème siècle) qui connaît aussi le shivaïsme du Cachemire, critique cette valeur accordée à l'oubli :

he sādho | Ô toi (prince Râma) qui es noble !
aham asya puraḥ sphurataḥ | jāgatasya jagatsambandhinaḥ | Moi, à propos de ce monde qui se présente ici et maintenant,
tadviṣayasyeti yāvat | et des objets qu'il comporte,
tathā ākāśavarṇavat ākāśanīlimavat | (je dis qu'il est) comme la couleur du ciel, comme le bleu du ciel.
jātasya prādurbhūtasya | (Ce monde semble) exister, (semble) réel,
mithyābhātasyeti yāvat | mais (en réalité) il est une apparence illusoire.
bhramasya jagattvajñānarūpasya mithyājñānasya | Cette illusion qu'est la cognition "monde" est une cognition erronée.
apunaḥsmaraṇam punaḥsmṛtiviṣayabhāvānayanam | (Je recommande) de ne plus y penser, de ne plus y prêter attention.
upekṣām iti yāvat | Autrement dit (je recommande) de le regarder de haut.
varam utkṛṣṭaṃ | (Cela) est excellent.
vismaraṇam vismṛtiṃ | L'oubli, c'est le fait de "ne plus penser à".
manye | Je (le) recommande)
upekṣā evātra yuktā | (Mais) ici, seul un regard distancié est adéquat (yuktâ),
na vismṛtiḥ | et non pas l'oubli.
tasyāḥ jāḍyavyāptatvād iti bhāvaḥ || Parce que, en effet, l'oubli relève nécessairement de ce qui est privé de conscience (et inerte, comme les pierres).
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Bhâskara commence par paraphraser. Mais quand l'Auteur du MU prône "l'oubli" (vismarana), il tique. En effet, l'oubli ou amnésie est, par définition, un état inerte, jada, à l'opposé de la conscience, cit. Or, le MU, comme le shivaïsme du Cachemire et le Tantra non-dualiste, enseignement que "tout est conscience" (cinmâtram), et que la conscience est dynamique, créatrice, le contraire même de l'inertie et de l'oubli. L'oubli, c'est l'état d'une pierre, c'est le coma, c'est l'état où la libre conscience se manifeste (librement certes) comme son opposé : comme privée de conscience. Dans cette manifestation de l'opposé de soi, tout en restant soi, la conscience affirme au plus haut point sa souveraine indépendance.
Et donc, Bhâskara propose d'interpréter cet "oubli" en le glosant par "regarder de haut" (upekshâ), ou "ne pas regarder", négliger, mépriser, regarder avec indifférence. Cependant, cela ne fait que repousser le problème, me semble-t-il.

Plus profondément, le message de détachement sur fond de prise de conscience de la nature illusoire de toutes choses est-il compatible avec l'élan absolu valorisé par le Tantra ? N'est-ce pas, en un sens, l'éternelle dispute entre Shiva et Shakti ?

samedi 18 novembre 2023

L'enseignement cosmique de la non-dualité



Selon le Livre est la méthode de libération, Moksha-upâya-shâstra, composé au Cachemire vers 950, Brahmâ, le Rêveur du rêve dans lequel nous rêvons tous, a prodigué un enseignement pour guérir les êtres du mal-être (duhkha) engendré par le mental (manas). 

Il a transmis cette thérapie à son fils spirituel, Vasishtha. Celui-ci l'a transmis à d'autres sages. Et ces sages l'ont transmis à leur tour aux rois de la Terre (bhûpati) qui, après la fin de l'Âge d'or, avaient de plus en plus de mal à éviter les guerres. Cet enseignement devint alors la science royale (râja-vidyâ), le secret royal (râja-guhya) transmis de génération en génération.

Un jour, on demanda au prince Râma d'aller combattre les démons qui perturbaient une grande cérémonie sacrée. Mais le prince, âgé de seize, était en train de réaliser que toute vie est vouée à la mort, que le pouvoir est vain, ainsi que tous les plaisirs. Les êtres sont plein de vices, la vie est une farce. A quoi bon aller se battre contre les démons ? Le roi son père demande alors à son prêtre, Vasishtha, de guérir le prince afin qu'il accomplisse ce qui est juste.

Quel est l'enseignement ?

Il est résumé dans le premier verset du Moksha-upâya :

divi bhūmau tathākāśe bahir antaś ca me vibhuḥ / yo 'vabhāty avabhāsātmā, tasmai viśvātmane namaḥ // 1,1.1

Je traduis littéralement :

"Je salue ce Soi universel qui est le Soi apparent, Seigneur qui m'apparaît à la fois à l'extérieur et à l'intérieur, qui m'apparaît dans le ciel, sur la terre et aussi dans l'espace".

L'accent mis sur le Soi comme Apparence (avabhāsa), comme manifestation de toutes choses, est frappant, car dans la suite de l'enseignement, l'accent est mis sur le fait que "tout est illusion". Ces deux affirmations a priori contradictoires doivent se comprendre ensemble : le Soi, n'étant limité à aucune apparence, se manifeste en toutes. Dépourvu de forme fixe, il apparaît sous toutes les formes. Comme un miroir qui n'a aucune forme propre et qui peut ainsi refléter toutes les formes, le Soi n'est rien et ainsi il est la source de tout.


La tradition de Kâlî, source méconnue ?


Il arrive que des traditions soient méconnues ou que leur influence soit sous-estimée. Par exemple, le gnosticisme, le platonisme, Hadewijch d'Anvers ou encore Jeanne Guyon.

Il en va ainsi du shivaïsme du Cachemire. D'où vient ce courant d'interprétation du Tantra, apparu au Cachemire au Xème siècle ? Quelles sont ses sources ?

Je souhait ici partager avec vous quelques découvertes, notamment grâce à un texte, le Chummâ-sanketa-prakâsha ou Enseignement oral des yoginîs, que j'ai traduit récemment. 

La tradition de Kâlî se présente elle-même comme la révélation ultime. Nombre d'indices tendent à montrer qu'en effet, elle a été considérée comme telle. 

Or, de plus en plus d'indices apparaissent qui montrent que cette tradition est bel et bien la source principale du shivaïsme du Cachemire. Ainsi, des mots qui sont caractéristiques du shivaïsme du Cachemire, comme vimarsha ou svâtantrya, apparaissent des les textes du Kâlî-krama. Son enseignement essentiel, le Quadruple Cycle de Kâlî (catruvidha-kâlî-krama), en a semble-t-il inspiré beaucoup. Notamment, le Yoga selon Vasishta, dérivé du Moksha-upâya, composé vers 950 au Cachemire. 

Ce texte immense (près de 30 000 versets !) s'inspire de toutes les traditions de l'époque, dont le Spanda. Or, le Spanda est clairement inspiré par la tradition de Kâlî. Le mot spanda "vibration" apparaît aussi dans les tantras etc. de la tradition de Kâlî. Le Yoga selon Vasishta est le texte de non-dualité le plus populaire en Inde. Traduit, adapté, recomposé maintes fois, il est la "sagesse royale" (râja-vidyâ), le "secret royal" (râja-guhya) transmis depuis Brahmâ jusqu'aux rois de notre âge sombre, dont Râma, héros du Râmâyana. 

Le Moksha-upâya, dont j'ai traduit l'une des versions abrégées, comprend six "livres" (prakarana). Les deux premiers sont une introduction. Les quatre derniers se nomment : utpatti "création", sthiti "existence", upashânti "résorption" et nirvâna "extinction". Or, on se demande quel est le sens de cette séquence (krama). Je propose ici l'hypothèse qu'elle est inspirée par la Quaduple séquence de Kâlî, quatre étapes du cycle de la conscience (samvit-krama) nommée : srishti "création", sthiti "existence", samhâra "résorption" et anâkhya "l'indicible". Je crois que nous retrouvons aussi ce quadruple cycle dans les versets inauguraux du Moksha-upâya :

yataḥ sarvāṇi bhūtāni pratibhānti sthitāni ca | yatraivopaśamaṃ yānti tasmai satyātmane namaḥ || 1 ||

"Salutation à ce Soi réel en qui tous les êtres apparaissent, en qui ils existent et en qui ils se résorbent !"

Les termes sont en partie (sthiti, upashama) ceux des livres du Moksha-upâya

Le second est construit sur le même modèle :

jñātā jñānaṃ tathā jñeyaṃ draṣṭā darśanadṛśyabhūḥ | kartā hetuḥ kriyā yasmāttasmai jñaptyātmane namaḥ || 2 ||

"Salutation à ce Soi Conscience, source du sujet connaissant, de la connaissance et de l'objet connu, source du sujet percevant, de la perception et de l'objet perçu, source de l'agent, de la cause et de l'action !"

Ici encore, nous retrouvons la même structure quadruple : une trinité dont la source est la conscience. Cet idéalisme est au cœur du Moksha-upâya comme du Kâlî-krama.

De plus, le Moksha-upâya intègre dans son enseignement non-dualiste, les enseignements du Spanda (son premier verset est repris maintes fois dans le MU), mais aussi le Vijnâna-bhairava-tantra et la tradition de Tumburu Bhairava avec les quatre déesses. J'observe, enfin, la présence d'un lexique congruent avec celui du Kâlî-krama : autour de l'espace (âkâsha, vyoman, viyat, nabhas, etc.), de la conscience (samvit, cit, etc.) et de la dynamique psychique (vâsanâ, samskâra, bhâvanâ, kalpanâ, etc.).

Le Kâlî-krama est donc la source principale du shivaïsme du Cachemire et du Moksha-upâya. Je crois que le temps est venu de redécouvrir cet enseignement si inspirant, radical et profond. Cette essence du Tantra transcende le Tantra.

vendredi 10 novembre 2023

"Il n'y a personne"


"Il n'y a personne" 

ici

qui parle, pense, agit.

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A première vue, ces phrases sont absurdes, car elles sont énoncées par des personnes. Quand une personne dit, "il n'y a personne", c'est bien que cette personne est là. Si personne ne parle, rien n'est dit, personne ne peut dire "il n'y a personne".

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Quand je constate cette absurdité, je vais spontanément songer à interpréter ces phrases, car je pars du principe que ce que disent les personnes a du sens. J'essaie donc de penser à des contextes dans lesquels ces énoncés apparemment absurdes, font sens.

Quelles sont les interprétations possibles ?

1) Le matérialisme : "il n'y a personne" car la conscience et le Moi sont des illusions engendrées par le cerveau.

2) Le Sâmkhya : "il n'y a personne" car je suis une pure conscience impersonnel, sans aucun contenu personnel, ni mémoire, ni pensée, ni imagination. Chacun de nous est un atome de pure conscience, identique en nature (pure conscience) et distinct seulement par le nombre, comme des exemplaires d'un modèle identique. Dans ce cas, la personne est matérielle. Le mental et le corps sont matériels. Mais le mental est fait d'une matière si subtile qu'elle en vient à se confondre avec la pure conscience que je suis vraiment, un peu comme une boule de cristal qui se confond avec le ciel, en raison de sa transparence.

3) Le Vedânta : "il n'y a personne", car il n'y a rien d'autre que la pure conscience. Il n'y a pas de personnes, mais il n'y a pas de monde non plus. Il n'y a rien d'autre que la pure conscience. Le "il n'y a personne" serait donc une affirmation incomplète de la vérité selon le Vedânta.

4) Le bouddhisme : "il n'y a personne" car la personne n'est pas ce qu'elle semble être. En réalité, la personne est un flux de cognitions. Il n'y a aucune identité, aucune unité réelle. Tout est fictif.

5) Le Tantra non-dualiste : "il n'y a personne" car je ne suis pas QUE ma personne. Je suis la conscience non-contractée, le Moi universel, qui se manifeste librement en tant que personne.

6) Le stoïcisme : "il n'y a personne" est une invitation à élargir son Moi au-delà des limites de ma personne, jusqu'à inclure tous les êtres raisonnables (dont les humains) et, finalement, le cosmos.

7) Le platonisme : "il n'y a personne" signifie que l'âme que je suis n'a ni forme, ni couleur, qu'elle n'est pas matérielle, ni dans l'espace ni dans le temps. Je dois me détacher du corps et du monde sensible.

8) La mystique chrétienne : "il n'y a personne" exprime le fait que mon âme, ma volonté, mon cœur, sont appelés à s'abandonner à l'action intérieure divine. "Je ne suis rien, Dieu est tout". 

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On remarquera que, plus on descend, plus l'expression "il n'y a personne" doit subir une interprétation éloignée de sa forme littérale. Cependant, il est important de noter que cette expression peut s'interpréter dans un sens cohérent, si on la prend comme une vérité incomplète ou s'insérant dans un contexte qui lui donne sa cohérence, ou comme une expression exagérée d'un sentiment intérieur. 

D'un autre côté, il est aussi important de noter que

a) presque n'importe quelle expression peut s'interpréter de manière charitable, avec un peu d'imagination et d'habileté avec les mots.

b) il est permis de douter que ceux qui emploient cette expression poussent à ce point leur réflexion. Il n'est pas interdit de supposer qu'il s'agit davantage d'un slogan répété pour ses effets sur un public inexpérimenté.

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Donc il est raisonnable de penser que ces phrases sont employées sans y penser.