vendredi 30 mai 2008

Le chemin subtil

Le système contemplatif de la Quintessence de la Grande Complétude (dzogchen nyingthig) est unique dans le bouddhisme tantrique, au motif qu'il s'appuie sur une physiologie subtile différente des autres systèmes tantriques. En particulier, il professe qu'il existe, à l'intérieur du canal (nâdî) central un autre canal, plus subtil encore, le "canal gati doré", ou "canal de cristal". Les spécialistes de ce sujet (Cf. par exemple, D. Germano, Poetic Thought..., p. 727) affirment que le terme gati, qui n'est pas tibétain, n'a aucun sens en sanskrit, et que donc il proviendrait plutôt d'une hypothétique langue d'Oddyâna (dont la capitale est Mingora, martyrisée en ce moment même par les Talibans) ou du royaume de Shang Shoung (autour du Kailash).
Cependant, outre que l'existence même de ces langues n'est pas établie avec certitude, il est un fait admis par tous : le dzogchen a conservé, dans sa terminologie décrivant le corps subtil, des mots sanskrits (citta pour le "coeur", cakshu pour les yeux). L'hypothèse selon laquelle le mot gati serait lui aussi sanskrit me paraît donc plus plausible.

Mais que signifie gati en sanskrit ? Le dictionnaire Monier Williams nous propose "voie", "chemin", "destinée", "cheminnement", "mouvement", voire "transmigration" d'une existence vers une autre. Remarquons, pour commencer, que ces acceptions sont compatibles avec l'idée que ce canal gati est une voie partant du "coeur" vers les yeux. C'est ce chemin qu'empruntent les "corps" (kâya) et les sagesses (jnâna) de notre Nature de Bouddha pour "sortir" par nos yeux et ainsi devenir visibles face à nous, lors de l'expérience post-mortem du bardo ainsi que lors des pratiques yogiques qui sont censées la préparer.

Et ce n'est pas tout. En effet, l'un des plus anciens textes en sanskrit, la Brihad Âranyaka Upanishad, parle à plusieurs reprises du "coeur" en lequel reposent cinq essences (rasa) colorées et dont partent d'innombrables canaux. Tous mènent à des expériences samsâriques. Mais il y a un canal "infime", "subtil" (anu) qui monte vers le haut et qui mène au brahman, c'est-à-dire à la délivrance, décrite comme découverte du Soi et du paradis (svarga) : "Un chemin (panthâ) subtil est tracé depuis toujours. Je l'ai découvert [...]. Par ce chemin les sages qui connaissent le brahman montent d'ici-bas, affranchis, au monde du svarga. On y voit, dit-on, du blanc, du bleu, du jaune, du vert et du rouge. Ce chemin a été trouvé par brahman; par là passe celui qui connaît le brahman, l'homme vertueux et énergique" (BÂ, IV, 4, 8-9, trad. Emile Senart). D'autres passages du même texte (BÂ II, 1, 19; IV, 2, 2; IV, 3, 20) précisent que le lieu d'origine de ce canal est le coeur. Mais une autre Upanishad védique (Chândogya, VIII, 6, 1 et suivants) le dit aussi clairement : "Les canaux subtils (animnah) du coeur sont plein de marron, de blanc, de bleu, de jaune et de rouge", comparables aux rayons du soleil. L'âme traverse les états de veille, de rêve et de sommeil profond selon qu'elle se déplace dans l'un ou l'autre de ces canaux. De même, sa destinée future dépend du canal emprunté au moment de la mort. Le canal qui monte vers le haut est celui du brahman, sorte de guide et de précurseur du chemin de la délivrance, à l'instar du "Bouddha primordial" du dzogchen.

Certes, le mot gati n'apparaît pas dans ces extraits. Mais on y trouve le terme "canal" (nâdî) avec le sens de "chemin" (panthâ). Chandogyâ VIII, 6, 5 emploie gacchati -"il va" - pour designer le mouvement de l'âme dans les canaux. Or gacchati est apparenté par la racine GAM- à gati, qui en est un nom d'action.

Evidemment, ce ne sont pas là des preuves irréfutables. Mais il me semble que ces indices rendent l'hypothèse de l'origine indienne de ce terme bien plus crédible que les hypothèses proposées actuellement par les tibétologues spécialistes du dzogchen.

dimanche 18 mai 2008

Le yogi fait le bonheur du monde




Le début et la fin de toute activité

apparaîssent dans (le Soi).

C'est en lui que le vieillissement des choses limités

et leur transformation se manifeste. 286


La Mâyâ s'écarte de notre essence, le "je",

alors que la Science y retourne.

Par la Sience, tout apparaît comme identique à soi.

Alors que par la connaissance incomplète, notre Soi apparaît comme un "cela". 287


[La "connaissance incomplète" (avidyâ, aparijnâna) est la croyance que nous sommes séparés les uns des autres, et séparés des choses qui sont elles-mêmes séparées les unes des autres. Tel est le royaume de la Mâyâ. Lorsque cette connaissance devient intégrale, on reconnaît que l'on est identique à tout. C'est la Science (vidyâ)]


Je ne conçoit pas le corps comme étant "je"/ je ne fait rien dans le corps/ je ne modifie pas le corps,

car la Mort ne m'éffraie pas.

J'ai fait ce qu'il y avait à faire. Je suis comblé. Il ne me reste rien à atteindre. 288


Le connu est entièrement connu.

La jouissance est consommée.

Que reste t-il,

que je pourrais désirer ? 289


De même qu'un membre peut rester immobile

pendant que d'autres agissent,

de même j'agis dans l'état naturel/ je suis en train d'agir en demeurant dans le Soi,

à travers les prodiges du corps. 290


L'éternité est entière.

Elle apparaît éternellement,

dans l'être comme dans le devenir.

Je suis éternel. Il n'y a que l'éternité.

Rien d'autre ne m'apparaît . 291


Je célèbre le Seigneur, mon propre Soi,

éternel, identique à tout.

Absolument introuvable, je l'ai pourtant trouvé.

Il brille à chaque instant. 292


Je n'ai pas besoin de m'absorber en Shiva,

puisque le Grand Seigneur est notre Soi.

Qui s'absorberait ? En quoi ?

Car notre Soi n'est autre que Shiva en personne. 293


Le yogi, pareil à une pleine lune,

dont le corps est comblé de nectar,

a déraciné la souffrance en lui-même

grâce à la tempête des vagues

nées spontanément de l'océan de la félicité du Soi.

Le yogi, pareil aux doux rayons de la lune,

fait le bonheur du monde. 294


Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2003.




samedi 3 mai 2008

Le Royaume sans demeure

La Déesse du Royaume sans demeure

Est félicité naturelle,

Insondable frémissement.

Je la célèbre, elle, la conscience ! 277


Suprême artisane de la Vie,

Pluie du nectar de la conscience,

Illimitée (même) dans les êtres limités,

Je célèbre celle qui délivre de la peur

des morts et des renaissances ! 278


(Le Soi) s'identifie d'abord au vide,

puis au corps.

Il atteint alors l'état de confusion, l'état d'esclave

qui engendre naissances et morts. 279


Le sage reçoit du maître de connaître son propre Soi,

Shiva, non-duel.

Délaissant l'état de sujet limité,

Il règne sur la citadelle de sa Forme propre. 280


Ici-même, sur terre, Shiva s'adonne aux cinq Actes.

Alors même qu'il est tout en tous,

Auteur de tous les actes,

Celui qui ne nourrit nul désir se met à désirer. 281


(Les cinq Actes - création, existence, résorption, voilement et révélation - sont accomplis aussi par l'individu ordinaire. Voir Au Coeur des tantras, p. 39-40)


Bien qu'il se délecte dans ces cinq Actes, il se révèle sans cesse.

Bien que le Soi de l'homme soit évident, il a pour essence la félicité de la conscience. 282


L'Apparence sans commencement ni fin du Seigneur

N'advient pas par l'apparition d'une pratique (spirituelle).

Bien au contraire, c'est l'apparence d'une pratique qui apparaît grâce au Seigneur ! 283


L'apparence d'une pratique (spirituelle)

est délimitation d'une forme (objective) du type "ceci".

Cette manifestation est donc discontinue.

Mon Apparence créatrice, (au contraire),

est ininterrompue. 284


L'Apparaître "Je" est Apparence

aussi bien de ce qui est "présent"

que de ce qui est "absent".

Il ne connaît donc aucune interruption. 285


Râmeshvar Jhâ, La Liberté de la conscience (Samvitsvâtantryam), Varanasi, 2003.

Portrait de Râmeshvar Jhâ trouvé sur le site de l'Ashrâm du Swâmi Lakshman Joo.