Suite à des réactions de lecteurs à propos de la critique que j'avais faite sur le livre magnifque d'Eric Baret Corps de vibration, corps de silence, je tiens à préciser dans un post scriptum à ce billet que cette critique ne concerne pas le yoga du Cachemire lui-même. Cette approche me paraît profondément fidèle à l'esprit du shivaisme du Cachemire, du moins à partir du peu d'expérience que j'en ai. De plus, il n' y a là aucune attaque contre la personne même d'Eric Baret, qui me semble parfaitement honnête et sincère. Si donc des personnes se sont senties blessées, je m'en excuse. Quoi qu'il en soit, comment pourrait-on agresser quelqu'un qui ne se prend pour personne ? Eric Baret est visiblement tombé amoureux d'une tradition sans représentants, d'un courant sans forme, d'une sensibilité gratuite. Puissions-nous le suivre dans sa chute !
Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Formation tantra traditionnel.
dimanche 30 novembre 2008
jeudi 27 novembre 2008
Le Grand Arcane des Parfaits - IV
(suite du Siddhamahârahasyam)
Deuxième jour,
en forme d'hommage auspicieux
[Un chapitre est souvent appelé "jour".]
Puissance écarlate, énergie de Vie illimitée,
Suprême séductrice, tu es une pluie de nectar d'immortalité
Qui se déverse
En moi, dans le lac aux mille pétales.
Assise sur un cygne, tu es la Puissance du maître
Que je célèbre !
[Les stances d'hommage sont censées contenir la totalité de l'enseignement. Cette stance pleine de suggestions est expliquée par l'auteur dans une annexe en langue hindie.]
Les maîtres divins, parfaits et humains
Forment la lignée traditionnelle.
Avec mon corps, ma parole et mon esprit,
Je salue leurs empreintes.
["L'empreinte des pieds du maître" est le principal support de la dévotion dans les traditions tantriques kaula.]
Au commencement de toute entreprise,
Le plus important est de se remémorer
Le dieu au beau visage,
Destructeur de tous les obstacles.
Je rend hommage au maître
De toutes les apparences et de toutes les pensées,
Au Soi, au "Je',
Au Fils de grand secours,
Toi qui est la Parole présente sous la forme du bourdonnement originel.
Puisse le Seigneur des démons anéantir l'armée des obtacles,
A l'image de la lune qui,
Surgissant de l'océan de lait,
A réjouit le monde !
[Ganesha, le dieu au visage d'éléphant, est le fils de Shiva. Il est le Seigneur des démons qui entourent son père. Ces démons, les ganas, symbolisent ici les phénomènes et les réactions correspondantes, tandis que Ganesh est "leur maître", car il symbolise le "bourdonnement originel", c'est-à-dire la parfaite conscience de soi - "je suis je". Cette conscience de soi est incarnée par Om dans les rituels védiques. Ici, elle est la Déesse, Hrîm. Ce bourdonnement est "originel" car il est énoncé au commencement de tous les textes qui forment le corps visible de la Parole, de la Déesse.]
Portant un crâne, des boucles d'oreille et le bâton,
Puisse le seigneur Vatuka
Au corps rouge comme le sindoura
Nous préserver des malheurs !
[Vatuka est un autre fils de Shiva selon la mythologie classique.]
Il porte la déesse en forme de croissant sur sa tête,
Sa peau se pare de cendre pâle,
Ses yeux sont de lune, de soleil et de feu :
Puisse Shiva nous protéger !
["La déesse en forme de croissant" : Shiva porte le croissant lunaire sur sa chevelure. Le vers dit littéralement, "la déesse ayant la forme de la lettre Aim", c'est-à-dire triangulaire. Aim est un mantra important dans la tradition de l'auteur, la Shrîvidyâ, et c'est aussi le mantra de la déesse Kubjikâ, particulièrement vénérée au Népal.]
Puissent les sanctuaires sacrés nous protéger !
Là où les pélerins peuvent discuter
Chemin faisant, jusqu'au terme du voyage
Quand les prêtres rasent leur cheveux.
[L'usage veut que les pélerins offrent leur chevelure au dieu à la fin de leur pélerinage. Mais le disciple de l'auteur suggère qu'il y a un second sens - et nous n'avons guère de peine à le croire ! : les sanctuaires sont les textes sacrés. En les interprétant mots à mots, ceux qui les méditent acquièrent le discernement qui permet de distinguer l'essentiel et sont ainsi initiés par les maîtres.]
Le maître qui inclut tous les autres, Krishna,
Accompagné de la meilleure des artistes,
est le bien aimé de Râdhâ et Rukminî :
Hommage à celui dont l'essence est Shiva !
["La meilleure des artistes" est la Déesse. Selon le Mahâbhârata, Krishna est un grand dévot de Shiva. Il est aussi une incarnation de la déesse Kâlî.]
Hommage au royaume éternel, sans défauts,
Evident, au seigneur Shiva que nulle parole,
Que nulle pensée ne peuvent atteindre.
["évident" : prouvé par soi, sans qu'il soit besoin de preuves, car il est à lui-même sa propre preuve. Le disciple de l'auteur suggère que cette stance peut également s'adresser à la déesse.]
Amritavâgbhava, Le Grand Arcane des Parfaits (Siddhamahârahasyam), Jammû, 1983.
dimanche 9 novembre 2008
Le Grand Arcane des Parfaits - III
Cette prolifération de phénomènes est le comble de la félicité : voilà ce que l'on doit imaginer [à travers le rituel tantrique]. De fait, même si [tout n'est qu'imagination], la doctrine parfaite des Parfaits, c'est que [l'on doit réaliser que tout est félicité parfaite]. Comme [je l'ai déclaré] dans le second chapitre de [mon poème] Le jeu du Soi (Âtmavilâsa) :
La conviction finale
de ceux qui méditent l'expérience du Soi est que
la finalité du bonheur et de la souffrance - qui sont interdépendants -
est la [parfaite] félicité.
Ainsi, la finalité vers laquelle tend spontanément [toute vie] est le repos intime dans la contemplation du Soi qui est toujours et partout pleinement manifeste. Voilà qui est parfaitement établi. De plus, nous avons défini le Soi de façon exaustive dans notre composition Le jeu du Soi. Dès lors, on doit s'y exercer avec habileté. Aussi le propos du présent ouvrage, intitulé Le Grand Arcane des Parfaits conformément à son contenu, est-il d'exposer en particulier l'ensemble des méthodes les plus secrètes pour réaliser la doctrine [de la non dualité intégrale] qui avait été exposée dans Le jeu du Soi. Mais il ne faut jamais perdre de vue que toutes ces méthodes sont forgées par notre propre imagination, c'est-à-dire par notre propre félicité !
Tout, sans exception, existe seulement dans le Seigneur suprême parfait à tous égards, le Bienheureux qui constitue le fondement de la dualité comme de la non dualité, enseigné par sa propre nature qui se manifeste spontanément(1), démontré sans contradiction aucune(2).
[(1) Tout concourt à "démontrer" l'existence du Soi, puisque le Soi est l'existence des choses, sans aucune dualité. Les phénomènes sont un enseignement, une révélation perpétuelle. (2) Le Soi est l'Être qui englobe à la fois l'être et le non être, le soi et le non-soi. Il n'a pas d'opposé. Rien ne le contredit. Et lui ne "réfute" rien : les reflets ne cachent pas le miroir, la pureté du miroir ne fait pas disparaître les reflets. Contrairement à ce qui se passe dans l'Advaita de Shankara, la non dualité n'est pas réalisée grâce à l'exclusion de la dualité. C'est pourquoi c'est une non dualité "intégrale".]
Les questions et les réponses ne peuvent apparaître qu'en ce Seigneur, car lui seul est ininterrompu.
[Si la conscience de soi était discontinue, comme le croient les Bouddhistes, aucun dialogue, même imaginaire, ne serait possible. Si le Soi était impermanent, il ne pourrait y avoir de souvenirs, même erronés. Pas de rêves évanescents sans une conscience permanente. L'enseignement - bouddhiste ou autre - sous forme de questions et de réponses, serait lui-même impossible ! Comme le démontre Bergson en un autre temps et un autre lieu, pas de conscience sans mémoire. Et donc, ajouteraient les philosophes tantriques, pas de mémoire sans conscience. Le Soi n'est pas une chose, une entité, mais l'activité qui relie des choses ou les sépare.]
(1) Car : rien d'autre n'existe, puisque rien n'apparaît hors de cette incompréhensible [Manifestation].
[En effet, rien n'apparaît en dehors du fait d'apparaître. Rien n'est perçu en dehors de la perception. Il n'y a que perception. C'est à l'intérieur de cet Acte de perception que le Seigneur se perçoit comme une réalité "autre", "étrangère", "séparée", "réelle", "objective", "illusoire", etc. L'argument est analogue à celui des Bouddhistes idéalistes (yogâcârin), mais il n'y a qu'une seule conscience, une conscience reconnue comme absolument libre jusque dans ses égarements les plus tragiques. Ce passage montre que l'auteur maîtrise parfaitement la doctrine de la reconnaissance (Pratyabhijnâ). Il n'y a que la Présence qui se présente et se représente comme autre qu'elle-même. C'est le "jeu du Soi".]
(2) Car le couple "être/non être" n'existe que dans l'Être intégral et en dépendance de lui.
(3) Car la vérité vraie est que toutes les prescriptions et les interdictions contenues dans les traités [des diverses traditions spirituelles et religieuses] sont englobées dans le Rituel intégral.
[Le "Rituel intégral" (mahâvidhi), c'est ce qui se présente dans l'instant. Tous les rituels sont des imitations plus ou moins conscientes du grand rituel du cosmos.]
Soit. Voilà ce qu'il faut comprendre :
Notre propre Soi/soi-même apparaît
sous la forme des univers en manière de jeu/de séduction avec soi/spontanée.
[Est-ce une sorte de narcissisme cosmique ou la sublime célébration d'une liberté vertigineuse ?]
Ce dieu incompréhensible, toujours présent,
est le Soi, le vrai Shiva. Lui seul l'emporte.
Nous avons expliqué cela brièvement dans deux commentaires, Le parfum salutaire de l'Ambroisie de la Déesse [encore un jeu de mots pour désigner Lalitâ Tripurâsundarî, la Vidyâ, la déesse en quinze ou seize syllabes.] et La réjuvénation de la Lumière nationale [titre original !]. A présent, je révèle sous forme de doctrine Le Grand Arcane des Parfaits pour éclairer les disciples.
Fin du chapitre d'introduction.
Amritavâgbhâva, Le Grand Arcane des Parfaits (Shrîsiddhamahârahasyam), Jammû, 1983.
La conviction finale
de ceux qui méditent l'expérience du Soi est que
la finalité du bonheur et de la souffrance - qui sont interdépendants -
est la [parfaite] félicité.
Ainsi, la finalité vers laquelle tend spontanément [toute vie] est le repos intime dans la contemplation du Soi qui est toujours et partout pleinement manifeste. Voilà qui est parfaitement établi. De plus, nous avons défini le Soi de façon exaustive dans notre composition Le jeu du Soi. Dès lors, on doit s'y exercer avec habileté. Aussi le propos du présent ouvrage, intitulé Le Grand Arcane des Parfaits conformément à son contenu, est-il d'exposer en particulier l'ensemble des méthodes les plus secrètes pour réaliser la doctrine [de la non dualité intégrale] qui avait été exposée dans Le jeu du Soi. Mais il ne faut jamais perdre de vue que toutes ces méthodes sont forgées par notre propre imagination, c'est-à-dire par notre propre félicité !
Tout, sans exception, existe seulement dans le Seigneur suprême parfait à tous égards, le Bienheureux qui constitue le fondement de la dualité comme de la non dualité, enseigné par sa propre nature qui se manifeste spontanément(1), démontré sans contradiction aucune(2).
[(1) Tout concourt à "démontrer" l'existence du Soi, puisque le Soi est l'existence des choses, sans aucune dualité. Les phénomènes sont un enseignement, une révélation perpétuelle. (2) Le Soi est l'Être qui englobe à la fois l'être et le non être, le soi et le non-soi. Il n'a pas d'opposé. Rien ne le contredit. Et lui ne "réfute" rien : les reflets ne cachent pas le miroir, la pureté du miroir ne fait pas disparaître les reflets. Contrairement à ce qui se passe dans l'Advaita de Shankara, la non dualité n'est pas réalisée grâce à l'exclusion de la dualité. C'est pourquoi c'est une non dualité "intégrale".]
Les questions et les réponses ne peuvent apparaître qu'en ce Seigneur, car lui seul est ininterrompu.
[Si la conscience de soi était discontinue, comme le croient les Bouddhistes, aucun dialogue, même imaginaire, ne serait possible. Si le Soi était impermanent, il ne pourrait y avoir de souvenirs, même erronés. Pas de rêves évanescents sans une conscience permanente. L'enseignement - bouddhiste ou autre - sous forme de questions et de réponses, serait lui-même impossible ! Comme le démontre Bergson en un autre temps et un autre lieu, pas de conscience sans mémoire. Et donc, ajouteraient les philosophes tantriques, pas de mémoire sans conscience. Le Soi n'est pas une chose, une entité, mais l'activité qui relie des choses ou les sépare.]
(1) Car : rien d'autre n'existe, puisque rien n'apparaît hors de cette incompréhensible [Manifestation].
[En effet, rien n'apparaît en dehors du fait d'apparaître. Rien n'est perçu en dehors de la perception. Il n'y a que perception. C'est à l'intérieur de cet Acte de perception que le Seigneur se perçoit comme une réalité "autre", "étrangère", "séparée", "réelle", "objective", "illusoire", etc. L'argument est analogue à celui des Bouddhistes idéalistes (yogâcârin), mais il n'y a qu'une seule conscience, une conscience reconnue comme absolument libre jusque dans ses égarements les plus tragiques. Ce passage montre que l'auteur maîtrise parfaitement la doctrine de la reconnaissance (Pratyabhijnâ). Il n'y a que la Présence qui se présente et se représente comme autre qu'elle-même. C'est le "jeu du Soi".]
(2) Car le couple "être/non être" n'existe que dans l'Être intégral et en dépendance de lui.
(3) Car la vérité vraie est que toutes les prescriptions et les interdictions contenues dans les traités [des diverses traditions spirituelles et religieuses] sont englobées dans le Rituel intégral.
[Le "Rituel intégral" (mahâvidhi), c'est ce qui se présente dans l'instant. Tous les rituels sont des imitations plus ou moins conscientes du grand rituel du cosmos.]
Soit. Voilà ce qu'il faut comprendre :
Notre propre Soi/soi-même apparaît
sous la forme des univers en manière de jeu/de séduction avec soi/spontanée.
[Est-ce une sorte de narcissisme cosmique ou la sublime célébration d'une liberté vertigineuse ?]
Ce dieu incompréhensible, toujours présent,
est le Soi, le vrai Shiva. Lui seul l'emporte.
Nous avons expliqué cela brièvement dans deux commentaires, Le parfum salutaire de l'Ambroisie de la Déesse [encore un jeu de mots pour désigner Lalitâ Tripurâsundarî, la Vidyâ, la déesse en quinze ou seize syllabes.] et La réjuvénation de la Lumière nationale [titre original !]. A présent, je révèle sous forme de doctrine Le Grand Arcane des Parfaits pour éclairer les disciples.
Fin du chapitre d'introduction.
Amritavâgbhâva, Le Grand Arcane des Parfaits (Shrîsiddhamahârahasyam), Jammû, 1983.
mardi 4 novembre 2008
Le Grand Arcane des Parfaits - II
Ici-bas, en vérité, en cet univers débordant de réalités innombrables et variées, en ce mandala en forme d'univers, tout ce qui est engendré par la Puissance créatrice, naturelle et innée, tout cela repose entièrement et sans différenciation dans la Grande Sphère du suprême Shiva. Bien que tout cela soit engendré, cela n'est absolument rien d'autre que le suprême Shiva.
[Longue phrase caractéristique des textes cachemiriens. La première phrase fait souvent un paragraphe, voire plus !]
Toute apparence de la dualité, en effet, est imaginaire. Voilà pourquoi on doit comprendre que l'état de non-dualité, définit par opposition à la dualité, est aussi imaginaire. Ainsi, en effet, le suprême Shiva, le grand maître est la Cause ultime de tous les phénomènes. Ils sont une prolifération inconstante sous la quintuple forme de l'émission, de la subsistance, de la résorption, du voilement et de la grâce.
Par conséquent, qui pourrait aspirer à un tel état intégral - ce grand Être, cette Présence qui embrasse toutes les autres, en forme de maître ultime -, au moyen du rejet et de l'acceptation ? Ou bien même, qui donc peut s'empêcher de le désirer au moyen du rejet et de l'acceptation ? Dès lors, qui pourrait réaliser cet état intégral, qu'il soit connaissable ou non à travers rejet et acceptation ? Et pourtant, il relève aussi du domaine du rituel !
["Rejet et acceptation" désigne les règles éthiques, les prescriptions et les interdictions qui régulent la pratique traditionnelle. Tout ce passage ne peut se comprendre que dans le contexte du rituel tantrique qui fait le quotidien des adeptes, du réveil au coucher. L'idée, exprimée aussi par Abhinavagupta dans le Tantrâloka, chapitre IV, est que le Soi est au-delà de toute pratique comme du rejet de toute pratique. La pratique, rituelle ou yogique, ne sert à rien, mais l'homme ne peut s'empêcher de pratiquer. Contrairement à ce qui se passe dans l'Advaita de Shankara, les pratiques ne sont pas abandonnées, mais plutôt transfigurées au sein d'une perspective non utilitaire : la pratique est l'action du Soi se savourant lui-même, gratuitement. Le contexte rituel est ici plus spécialement celui de la déesse Tripurâ, alias Shrîvidyâ, mais ce qui est dit ici vaut pour tous les systèmes tantriques, et même pour les autres !]
[Longue phrase caractéristique des textes cachemiriens. La première phrase fait souvent un paragraphe, voire plus !]
Toute apparence de la dualité, en effet, est imaginaire. Voilà pourquoi on doit comprendre que l'état de non-dualité, définit par opposition à la dualité, est aussi imaginaire. Ainsi, en effet, le suprême Shiva, le grand maître est la Cause ultime de tous les phénomènes. Ils sont une prolifération inconstante sous la quintuple forme de l'émission, de la subsistance, de la résorption, du voilement et de la grâce.
Par conséquent, qui pourrait aspirer à un tel état intégral - ce grand Être, cette Présence qui embrasse toutes les autres, en forme de maître ultime -, au moyen du rejet et de l'acceptation ? Ou bien même, qui donc peut s'empêcher de le désirer au moyen du rejet et de l'acceptation ? Dès lors, qui pourrait réaliser cet état intégral, qu'il soit connaissable ou non à travers rejet et acceptation ? Et pourtant, il relève aussi du domaine du rituel !
["Rejet et acceptation" désigne les règles éthiques, les prescriptions et les interdictions qui régulent la pratique traditionnelle. Tout ce passage ne peut se comprendre que dans le contexte du rituel tantrique qui fait le quotidien des adeptes, du réveil au coucher. L'idée, exprimée aussi par Abhinavagupta dans le Tantrâloka, chapitre IV, est que le Soi est au-delà de toute pratique comme du rejet de toute pratique. La pratique, rituelle ou yogique, ne sert à rien, mais l'homme ne peut s'empêcher de pratiquer. Contrairement à ce qui se passe dans l'Advaita de Shankara, les pratiques ne sont pas abandonnées, mais plutôt transfigurées au sein d'une perspective non utilitaire : la pratique est l'action du Soi se savourant lui-même, gratuitement. Le contexte rituel est ici plus spécialement celui de la déesse Tripurâ, alias Shrîvidyâ, mais ce qui est dit ici vaut pour tous les systèmes tantriques, et même pour les autres !]
Amrita Vâgbhâva, Le Grand Arcane des Parfaits (Siddhamahârahasyam), Jammû, 1983.