samedi 30 mai 2009

Rituels pour lier et relier

Un rituel d'adoration du plus célèbre des dieux de l'Inde, Ganesh. Il s'agit d'une pûjâ simplifiée, mais qui donne néanmoins une idée de ce qu'est un rituel tantrique. Ce petit film est fait par un américain qui a réalisé de nombreux autres documents sur les rituels de l'"hindouisme":



La puja est un rituel tantrique fondateur de l'hindouisme en général. Dans les rituels védiques, plus anciens, il n'y a pas d'images divines et l'esthétique est assez différente. Dans cet extrait, on voit notamment la technique de mémorisation des textes dans la communauté Nambudiri du Kerala, la préparation d'ustensiles rituels et la confection d'un autel en briques (agnicayanam) :



Le système des castes est un autre aspect, complémentaire, de la liturgie hindoue. Le tantrisme en général, et la communion d'amour (bhakti) en particulier ont cherché a tempérer ce système d'apartheid, mais sans grand succès. Même les Musulmans et les Chrétiens ont leurs castes. Notez les commentaires qui donnent une idée de la violence qui règne entre certaines castes. A la 4ème minute, écoutez ce docte disciple du maître d'Alain Danielou vous expliquer qu'il croit à l'intouchabilité et au système des castes... :



Pour nuancer ce tableau très noir, un petit document pro-brahmanes (la caste la plus haute). C'est en hindi, avec des passages en anglais. Comme dit le brahmane tamoul barbu avec boucles d'oreilles : "80% des brahmanes sont pauvres". Et il est vrai que beaucoup le sont. Par exemple, dans le village "sanskrit" de Matthur que j'ai visité, les brahmanes vivent souvent avec un euro par jour :

Vedânta ou Jîvânta ?

Une multinationale détruit l'une des régions de l'Inde encore préservée. L'entreprise d'extraction de l'aluminium porte le nom de "Vedânta", "fin du savoir"... Normalement, c'est là le nom des Upanishads, textes anciens et magnifiques. Comment en est-on arrivé là ?

Dirty Business - Verdanta, tribal communities and bauxite min...

samedi 23 mai 2009

L'Illumination de l'Esprit - 4



Exemple de rituel tantrique vishnouïte, avec les mantras sanskrits et des explications en tamoul. Notez le rituel d'imposition des mantras sur tout le corps (nyâsa)

(La doctrine sāṃkhya)[1]

Les trois modes de la Nature[2] sont le léger, l’agité et l’opaque.

L’agité est rouge, changeant.

Le léger est blanc et lumineux.

L’opaque est noir et ténébreux[3].

Ils sont respectivement causes

de l’émission, de la subsistance et de la résorption (des choses) :

Ainsi parlent les partisans du Sāṃkhya.

Expliquons leur erreur… 7-8



[1] Une doctrine très importante par son influence sur toutes les religions de l’Inde.

[2] Pradhānasya : le « Principal », le substrat inerte dont toutes les choses sont faites. On l’appelle aussi « Nature » (prakti). Il possède trois qualités ou modes (guṇāḥ) qui, en se combinant, engendrent toutes les expériences que nous connaissons, à la fois sur le plan physique et sur le plan psychologique. La Reconnaissance, comme toutes les formes de tantrisme en général, reprend ces schémas en les réinterprétant. Simplement, la Nature devient la conscience, et ses trois modes deviennent les Puissances de désir, de connaissance et d’activité.

[3] Il enveloppe et occulte (āvarakam).


jeudi 21 mai 2009

L'Illumination de l'Esprit - 3

Durgâ (?), Palais royal de Pâtan, c. XVIème siècle.

Seconde stance : Rectification des thèses partiales et partiellement vraies

(Exposé succinct de la théorie atomiste-réalise-théiste du Nyāya)

Un vase fait d’argile n’apparaît pas du fait du Seigneur !

En effet, le vase apparaît comme constitué d’argile,

(de même que) la cause matérielle de la manifestation

sont les atomes agencés. 1[1]

Les qualités sensibles telles que la couleur, la saveur, etc.,

sont causées par les atomes.

Une qualité spécifique initie

un effet de la même espèce qu’elle. 2[2]

La cause substantielle de l’effet est

celle dans laquelle cet effet existe.

La roue (du potier), etc., sont en revanche

causes extrinsèques du vase. 3[3]

La cause non-substantielle est définie

comme cette cause

dont l’efficience n’existe que

« dans » une cause substantielle

et en dépendance d’elle. 4[4]

Leur cause efficiente

Est le Seigneur,

De même que le potier (est la cause efficiente des vases).

Tout effet existe dans sa cause[5].

Le vase existe « dans » l’argile.

L’étoffe existe « dans » les fils.

L’anneau existe « dans » l’or.

Voilà comment les partisans du Vaiśeika et du Nyāya répondent

(aux questions posées dans l’introduction). 5-6[6]



[1] Ces premiers vers (1-6) exposent la théorie atomiste du Nyāya-Vaiśeika. Cette école, d’origine śivaïte, est théiste. Mais selon elle, le Seigneur n’est pas la cause matérielle de la manifestation (prapañcasya). Il est seulement sa cause efficiente. Il ne crée pas la matière : il se contente de l’agencer et de l’animer. La Reconnaissance critique cette théorie dualiste, qui pose un Seigneur séparé de la matière conçue comme privée de conscience. Pour la Reconnaissance, la matière est le Seigneur lui-même. Mais il choisit librement et par jeu de se prendre pour une masse de matière inerte. Rien n’est en dehors du Seigneur.

[2] Les qualités sensibles (formes, couleurs, sensations tactiles, etc.) sont déterminées par la nature des atomes et par leurs combinaisons. Là encore, le Seigneur ne joue aucun rôle. Selon le Nyāya la vision du rouge est causée par un agrégat d’atomes « rouges ». Pour la Reconnaissance, il n’y a pas d’atomes extérieurs au Soi-Apparaître. Et si le Soi se perçoit sous la forme du rouge, c’est qu’il le désire. Il n’y a pas de réalité en dehors de l’Apparaître. En se percevant de différentes manières il engendre les apparences variées, les uni ou les sépare, tout comme on peut considérer un objet sous différents angles, ce qui donne lieu à des apparences variées. Utpaladeva prend l’exemple d’un vase. Celui qui recherche le profit ne verra que l’or dont il est fait ; celui qui recherche un récipient n’aura d’yeux que pour sa taille, etc.

[3] « Cause substantielle » (samavāyikāraam) : cause intrinsèque inhérente, essentielle. Selon le Vaiśeika, cette cause, ce sont les atomes car le vase, par exemple, n’existe pas en dehors de sa matière. Il est « tissé » d’atomes. L’effet « vase » ne peut subsister sans la cause « atomes », de même que l’étoffe est tissé de fils. Même après la production du vase, les atomes demeurent en lui. Alors que la roue du potier et autres accessoires sont des causes extérieures ou extrinsèques, car une fois leur rôle joué, elle peuvent disparaître sans que l’effet disparaisse. La cause « substantielle » est donc la cause au sens fort, alors que les autres causes sont passagères, accidentelles et secondaires. En ce sens, les atomes sont la cause principale de l’existence de la « réalité » matérielle, alors que le Seigneur, etc. ne sont que des causes secondaires. Nous pouvons comparer cette théorie avec celle de Descartes, pour qui Dieu est seulement la cause du mouvement des atomes : comme le potier met en branle sa roue, Dieu se contente d’une chiquenaude initiale. Ainsi, selon le Nyāya, le Seigneur est nommé « cause efficiente » (nimittakāraam), mais en réalité, il est relégué au rôle de cause secondaire. La Reconnaissance va donc accuser le Nyāya de dénigrer la souveraineté du Seigneur.

[4] Une cause est secondaire lors que son effet n’advient qu’en présence d’une cause substantielle. Selon le Vaiśeika, il y a donc, au total, trois types de causes : 1)la cause substantielle ou cause matérielle (l’argile) ; 2) La ou les causes secondaires, instrumentales (la roue, le bâton, etc.) ; 3) et la cause efficiente (le potier). Ou, si l’on prend l’exemple de l’étoffe : 1) le fil est la cause substantielle ou matérielle, car l’étoffe ne peut subsister sans elle ; 2) l’acte de tisser les fils, ainsi que leur couleur, sont les causes secondaires ; 3) le tisserand est la cause efficiente. Donc le potier, le tisserand et le Seigneur ne sont qu’une cause parmi d’autre de leurs effets. Pour la Reconnaissance, au contraire, il n’y a qu’une seule cause, de nature consciente, qui apparaît sous ces différentes formes. La matière, les atomes, ne peuvent jouer aucun rôle.

[5] Voilà une idée que la Reconnaissance va intégrer : tout ce qui existe, existe dans sa cause, la conscience. La Reconnaissance ne réfute pas les thèses adverses comme étant de pures erreurs. Elle entreprend plutôt de les parfaire en les corrigeant. Toutes ces théories sont donc partiellement vraies, et seule la Reconnaissance permet de les porter à leur perfection.

[6] Autrement dit, la théorie Nyāya de la causation est en partie fausse et en partie vraie. En partie fausse, car ils croient en une réalité extérieure à l’Apparaître et à la conscience. En partie vraie, car il suffit de remplacer la matière par la conscience pour aboutir à la théorie complètement vraie de la Reconnaissance. On passe de « tout existe « dans » la matière » à « tout existe « dans » la conscience ». « Dans » veut dire « en dépendance de ». En effet, sans conscience, rien ne peut exister. Même ce « rien » devient strictement impossible.

L’idée que l’effet existe « dans » sa cause, et que certaines causes n’existent elles-mêmes que « dans » d’autres causes, est juste selon Abhinavagupta. C’est cette idée qui fonde la théorie śivaïte des 36 « principes » (tattvāni) du réel. Le Nyāya, malgré ses erreurs, est donc un « allié » de la Reconnaissance. Voilà pourquoi Utpaladeva a composé une « Démonstration de l’existence de Dieu » (Īśvarasiddhi) à la manière du Nyāya.

samedi 16 mai 2009

L'Illumination de l'Esprit - 2

Première stance : l’essentiel en bref




Hommage à cette forme du maître, à cette forme méridionale.

Au moment de l’éveil

Il réalise intuitivement notre propre Soi[1]

Non duel,

Car il perçoit tout en lui-même, à l’intérieur,

Comme une cité vue dans un miroir.

Ce tout apparaît comme extérieur,

A cause d’une magie qui opère en soi,

Comme dans un rêve. 1




Ces mondes existent dans le (Soi), à l’intérieur.

Cet univers, ce tout est à l’intérieur.

Il apparaît comme extérieur à cause d’une magie[2],

Comme un reflet[3] dans un miroir. 8

De même que dans un rêve

Tout n’existe qu’à l’intérieur de soi

Et semble (pourtant) séparé (de soi),

Il en va exactement de même dans l’état de veille.

On doit percer à jour cette prolifération mensongère. 9

Il est certain que dans un rêve l’existence des choses

N’est rien d’autre que notre propre existence.

En quoi les objets de l’état de veille, inertes[4] et éphémères,

Sont-ils différents ? 10

Dans un rêve, l’apparaître des choses n’est rien d’autre

Qu’un apparaître de soi.

Dans l’état de veille il n’en va pas autrement.

Telle est la certitude des sages. 11

De même que celui qui s’est réveillé ne voit pas

Les choses vues en rêve,

De même après l’apparition de la connaissance parfaite,

Tout ce qui a précédé n’est plus perçu. 12

Quand l’âme endormie

A cause d’une magie sans commencement

Est réveillée,

Alors elle réalise

La non-dualité sans naissance, ni sommeil, ni rêve. 13

Quand l’éveil à soi

Advient par la grâce du maître,

Par la Révélation,

Par la puissance de la pratique du yoga

Et aussi par la grâce du Seigneur,

Alors, de même que la nourriture

N’est pas considérée comme autre que soi

Une fois digérée,

De même le seigneur des yogīs

Perçoit le tout (comme identique à lui)

Une fois celui-ci englouti dans le « je » parfait. 14-15

Dans un rêve

On devient roi,

On goûte aux objets du désir,

On défait l’ennemi sur le champ de bataille

Avec une armée au complet,

On est ensuite défait par un autre (ennemi)

Et on s’adonne alors à l’ascèse

Après avoir pris refuge dans une forêt,

Tout en croyant avoir vécu un siècle

Dans le temps d’une heure.

De même, durant le temps de l’état de veille,

On règne sur des royaumes imaginaires,

Inconscient de la vie qui passe,

Emporté par le puissant fleuve du Temps. 16-18

De même que les nuages

Semblent faire de l’ombre au soleil,

Le Seigneur suprême est considéré

Comme limité dans sa science et sa puissance,

A cause d’une magie, d’un excès de confusion. 19

On est « Seigneur suprême »

« roi » et « savant »

de chaque chose que l’on connaît ou fait.

Parce que c’est notre propre œuvre,

On dit : « Voici le Seigneur (de cette œuvre, de ce savoir) ». 20

(Cette) omniscience, (cette) omnipotence

présente en tous les êtres vivant

leur vient de leur unité avec Śiva.

Parce que les êtres vivants sont doués des Puissances

(d’omniscience et d’omnipotence)

ils sont le Seigneur[5]. 21

La connaissance[6]

Qui apparaît dans les expériences variées du type

« Voici un vase », « Voici un vêtement »,

cette connaissance brille par elle-même,

comme la lumière du soleil. 22

Si la connaissance

N’était pas prouvée/présente[7] par elle-même,

Alors l’univers sombrerait dans les ténèbres.

Et si le (Soi/Seigneur) n’était pas omnipotent/ doué d’action[8], comment le langage/ les transactions quotidiennes[9] seraient-elles possibles ? 23

« L’action » est définie comme transformation et translation[10].

Quand la connaissance « vibre » à l’extérieur

(L’action) apparaît comme la pousse de cette (graine qu’est la connaissance). 24

« L’action » repose sur la production,

l’accomplissement, le perfectionnement et la modification[11].

Elle apparaît respectivement dans les propositions du type

« il fait », « il va », « il peaufine », « il coupe ». 25

En les (dieux) comme Brahmā,

Śiva paraît omniscient.

Dans les (autres) dieux, les animaux et les humains, sa puissance de connaître

Apparaît de plus en plus limitée.

De même, les autres êtres, divisés en quatre genres –

Nés d’une matrice, d’un œuf, de la moisissure et d’une graine –

Sont de plus en plus limités dans leur capacités. 26

Quant on réalise intuitivement

Le Soi suprême,

Apparaître/Lumière ininterrompue,

(Alors tout), depuis Brahmā jusqu’aux piliers,

N’est qu’imagination pareille à un rêve. 27

« Plus petite que l’infime,

plus vaste que le grand »[12] :

Ainsi parle le Veda.

De même, l’Upaniṣad de Rudra célèbre Śiva

L’immanent/l’omniprésent. 28

Hommage à la forme méridionale[13],

Lui qui infuse les corps comme l’espace (pénètre tout),

Lui qui revêt plusieurs formes –

Seigneur, Maître, Soi. 29

Tel est l’essentiel, première illumination dans ce livre intitulé l’Illumination de l’Esprit, qui explique le sens de l’Hymne à Dakṣiṇāmūrti.



[1] Car lui, c’est moi, c’est nous.

[2] Māyayā, par magie. Cette magie est la liberté absolue (svātantryam) du Seigneur.

[3] Variante : « comme notre corps ».

[4] Jāḍānām : ils n’existent que par et pour une conscience, alors que la conscience existe/apparaît/brille par et pour elle-même. Elle est évidente. Elle est à elle-même sa propre preuve.

[5] Quasi-citation des Stances I, 4-5.

[6] Jñāna : désigne ici l’omniscience (sarvajñātṛtvam), synonyme de conscience.

[7] Siddham.

[8] Kriyā : action. Désigne ici l’omnipotence (sarvakartṛtvam).

[9] Vyavahāraḥ.

[10] Parispanda. Encore un terme de la Reconnaissance. Jusqu’ici, c’est un véritable lexique de la Reconnaissance qui nous est offert. Il n’est pas interdit de supposer que l’hymne et son commentaires son un résumé pédagogique des Stances pour la Reconnaissance d’Utpaladeva.

[11] Ce sont les quatre sortes d’action possibles selon la pensée indienne commune, en particulier le Nyāya.

[12] Citation de la Śvetāśvataropaniṣat III, 20. Elle est, parmi les Upaniṣads, le texte le plus proche du śivaïsme et préfigure la philosophie de la Reconnaissance. L’auteur cherche donc à suggérer que la Reconnaissance est l’essence du Veda.

[13] Dakṣiṇāmūrtiḥ.

Le Sanctuaire de la Salvatrice

Une amie qui était à la recherche d'un maître tantrique semble l'avoir trouvé dans l'Assam, à Kâmâkhya. Voici un petit film en hindi où l'on a quelques aperçus de l'ambiance durant la grande fête tantrique annuelle :



Il y a également de nombreux ashrams habités par des yogîs dévoués à la Déesse. En voici un, interrogé durant la grande fête hindoue de Prayâg :



Enfin, digne de mention est le Sanctuaire de la Salvatrice (Târâpîtha) au nord-est de Calcutta :

vendredi 15 mai 2009

L'Illumination de l'Esprit - 1

Statue de Daksinâmûrti, Musée Guimet

Après les vers d’un adepte de la Reconnaissance (pratyabhijñā) originaire de la région du Mahārāṣṭra[1], voici une oeuvre du Sud de l'Inde qui porte témoignange du rayonnement de la même philosophie. Elle est composée d’un Hymne à Dakiṇāmūrti (Dakiṇāmūrtistotram) et d’un commentaire versifié, intitulé l’Illumination de l’Esprit (Mānasollāsa). Attribué à l'illustre Śakara, l’hymne est en réalité composée par un maître de la philosophie de la Reconnaissance et commenté par un admirateur de la pensée de Sureśvara, l’un des disciples de Śaṅkara[2]. Ces attributions erronées s’expliquent aisément par le contexte historique. En effet, suite aux terribles invasions musulmanes du XIIème siècle la religion śivaïte tantrique s’effondre, faute notamment de patronage politique. Elle survit cependant, mais sous des formes édulcorées, détrônée par d’autres religions, en particulier par le brahmanisme smārta. Celui-ci se veut tolérant et inspiré par la figure légendaire de Śaṅkara. Mais il s’agit aussi d’un mouvement puritain qui n’intégrera quelques éléments du śivaïsme tantrique qu’au prix de purges sévères et d’attributions fictives. Notre texte en est un exemple.

L’enseignement de la Reconnaissance, interprété par le grand maître śivaïte Abhinavagupta, se propagea dans le Sud de son vivant même et s’y installa de façon durable comme le prouve le nombre important de manuscrits trouvés dans le Sud. La philosophie de la Reconnaissance fut aussi considérée comme le cœur de la tradition tantrique śākta la plus répandue et la plus prestigieuse de nos jours : la Śrīvidyā. On peut lire, par exemple, la Doctrine secrète de la déesse Tripurā (Tripurārahasyam), traduite en français par Michel Hulin.

Fort de son succès, mais coupée de son terroir d’origine (le śivaïsme), la Reconnaissance dut s’adapter pour survivre. Face à la montée de l’islamisme et du brahmanisme, elle devînt la tradition ésotérique de l’Advaita Vedānta, de même que certaines traditions tantriques bouddhistes furent attribuées au vénérable Nāgārjuna. Voilà pourquoi l’on se retrouve face à une tradition quelque peu étrange, car ignorante de ses propres racines. Il est aisé de rencontrer aujourd’hui des maîtres de la Śrīvidyā, en particulier dans le Sud. Mais le plus souvent ils vous servent un discours bicéphale, avec un tantrisme expurgé d’une part et un Advaita Vedānta perclus de rituels tantriques, de l’autre.

Quoi qu’il en soit, notre présent texte est très clair. Il ne propose nullement un syncrétisme entre Reconnaissance et Vedānta, mais une interprétation originale du corpus de la Reconnaissance (les Stances d’Utpaladeva avec le Commentaire d’Abhinavagupta), interprétation qui est manifestement le fruit d’une longue fréquentation. Nous ne pouvons pas, à ce stade, proposer de dates. Ce qui est certain, c’est que l’Hymne à Dakṣiṇāmūrti et son commentaire sont postérieurs au disciple de Kṣemarāja qui venaient du Sud[3] et par qui la Reconnaissance s’y est propagée.

Dakṣiṇāmūrti est une forme du Seigneur (īśvaraḥ) dont le culte est très répandu parmi les brahmanes smārtas. Madhurājayogī, au XIème siècle, décrivait déjà son maître Abhinavagupta sous les traits de ce jeune homme assis à l’occidentale sous un banian, enseignant la Reconnaissance aux sages brahmanes. Notre hymne se présente comme un hymne d’amour et d’hommage à ce jeune homme. Faut-il y voir un hommage à Abhinavagupta lui-même ? Son enseignement aux sages védiques (ṛṣiḥ) indiquerait alors la supériorité de la Reconnaissance sur la tradition védique, supériorité affirmée par Abhinavagupta lui-même dans sa libre méditation sur le Mālinīvijayatantram. Selon lui, les anciens sages prônaient la renonciation aux plaisirs des sens et la maîtrise des désirs pour parvenir à l’émancipation spirituelle. Mais cela est vain, car plus le désir est réprimé, plus il s’obstine, tel un chameau têtu, selon l’image célèbre proposée dans un poème de l’adepte Saraha. Plus on le force à rester en place, plus il tire sur la corde. Si on la lâche, il reste tranquille. Abhinavagupta ajoute simplement que le Soi-Seigneur se donne au cœur même de tout désir. Rejeter entièrement les émotions, c’est donc rejeter le Seigneur et l’amour salvateur.

Du reste, cet hymne est à la fois emprunt de la beauté de la communion d’amour (bhaktiḥ), mais aussi des enseignements les plus techniques, et les plus rébarbatifs, en apparence, de la Reconnaissance. Car pour Abhinavagupta et Utpaladeva, la philosophie est amour, adoration et hommage.

L’hymne au Seigneur méridional, avec son commentaire Qui illumine l’Esprit

Première illumination[4]

Puisse le Guide[5] nous montrer le Bien.

Puisse Celle qui possède les eaux[6] nous montrer le Bien.

Puisse la Souveraine éminente[7] nous montrer le Bien.

Puisse l’Eternel Śiva[8] nous montrer le Bien. 1

Les sages qui font silence

Savent qu’il n’y a pas de plus haute acquisition que l’acquisition du Soi.

En vue de son acquisition, le poète célèbre notre propre Soi, le Seigneur suprême. 2

Lui qui infuse tout[9] après l’avoir émis

Selon son désir[10],

Lui qui est présent dans l’esprit[11],

Qui est célébré par cet hymne,

C’est lui, le Seigneur suprême. 3

Les questions du disciple

« Cela existe », « cela apparaît[12] », dit-on dans la vie quotidienne.

Mais cette existence et cet apparaître, en quoi[13] sont ils établi ? 4

(Ces expériences) sont-elles établies chacune dans un objet différent ?[14]

Ou bien dans le Seigneur, dans le Soi de tout ?[15]

Et comment définir la souveraineté (du Seigneur),

La vie (de l’âme) et le fait « d’être le Soi de tout » ?[16] 5

Comment l’âme peut-elle savoir cela ?

Y a t-il une preuve de cette connaissance ?

Quel est le fruit de cette connaissance ?

Comment l’unité (de l’âme et du Seigneur) est-elle possible ? 6

Comment le Soi pourrait-il être omniscient et omnipotent ?

Le maître commence à parler pour répondre aux questions du disciple[17]. 7



[1] Amtavāgbhava, auteur du Grand Arcane des Parfaits (Śrīsiddhamahārahasyam) naquit au Mahārāṣṭra, avant d’aller s’installer à Vārānasī.

[2] On peut se demander si les deux textes n’ont pas le même auteur, ou le même groupe de personnes.

[3] Yogarāja, auteur d’un commentaire au Paramārthasāra d’Abhinavagupta. Il y a également Madhurājayogī.

[4] Ullāsa désigne également la joie, la jubilation.

[5] Vināyaka, épithète de Gaṇeśa et du guide spirituel (guruḥ). Le but des vers fastes est d’écarter les obstacles en s’identifiant au maître et à la divinité. Or Gaṇeśa est celui qui écarte les obstacles. Selon Abhinavagupta, celui qui souhaite exposer la Reconnaissance ou n’importe quel enseignement de la « non-dualité intégrale » (paramādvaitam) doit d’abord s’absorber en la parfaite conscience de soi afin d’écarter les obstacles. Comme l’explique Alexis Sanderson dans une magistrale explication de la stance faste qu’Abhinavagupta met en tête de ses œuvres, l’obstacle est la pensée discursive avec ses dilemmes tranchés. Afin de parvenir à communiquer la non dualité intégrale sur le plan de la parole articulée, il faut s’absorber dans l’acte de conscience « je » qui réconcilie « les ennemis que sont la dualité et la non-dualité ».

[6] Sarasvatī. Dans la Reconnaissance, elle est la Suprême (parā), personnification de la pleine et parfaite conscience.

[7] Maheśvarī. La Déesse.

[8] Sadāśiva. Le dieu au dix-huit bras qui est l’objet du culte dans la forme principale et exotérique de la religion śivaïte, le śaivasiddhānta (à ne pas confondre avec le śivaïsme d’expression tamoule, plus tardif).

[9] Viśvam. L’univers, toutes choses, intérieures et extérieures, subjectives et objectives.

[10] Quasi-citation du Pratyabhijñāhṛdayam, sūtra 2 : svecchayā svabhittau viśvam unmīlayati. « (Le Seigneur) fait éclore l’univers en lui-même, selon son désir », et non à cause d’une mystérieuse « ignorance » (avidyā) venue d’on ne sait où.

[11] Manasi. Le Seigneur illumine l’entendement par sa présence, le rendant ainsi apte à le célébrer.

[12] Prakāśate : se manifeste, « brille », se présente, se donne, se met en lumière, se dévoile, etc.

[13] Ou bien : quels objets, quel « référent » (arthe) désignent ces expressions ? Autrement dit, à quoi renvoient les mots « existence » et « apparaître » ?

[14] Y a t-il simplement un objet pour chaque mot ou chaque pensée ? Une existence différente pour chaque chose qui existe ? Comme l’existence du vase, puis l’existence du sol sur lequel elle est posée ? Y a t-il autant d’existences que de choses qui existent ? Autant d’apparaîtres que de choses qui apparaissent et de manières d’apparaître ? Autrement dit, l’être est-il multiple, comme la plupart des gens le croient ?

[15] N’y a t-il pas plutôt une seule et même existence pour tout ce qui existe ? Et cette existence n’est-elle pas le Seigneur ? En effet, Abhinavagupta explique que « ce en quoi tout est établi » est le « Seigneur » de ces choses. Car « être le Seigneur », c’est être ce dont tout dépend. Or rien n’existe en dehors du fait d’exister, d’apparaître. Donc l’Apparaître, le Soi, est le Seigneur suprême. En clair, la conscience est le seul objet digne d’adoration car elle est l’essence de tout. Elle est l’âme de notre âme.

[16] Ce sont les catégories classiques de la théologie en Inde. Mais ces questions, par leur choix de vocabulaire notamment, indiquent que l’auteur a en tête le début des Stances pour la Reconnaissance du Seigneur d’Utpaladeva.

[17] Notons encore une fois que nous avons là une sorte de résumé, sous forme de questions, du premier chapitre des Stances pour la Reconnaissance.

vendredi 8 mai 2009

Le corps est un panthéon

On me demande régulièrement s'il est possible de recevoir "l'initiation shivaïte du Cachemire". La liturgie prescrite par le grand maître de cette tradition, Abhinavagupta, a disparue peu après lui (vers le XIème siècle). Mais sa gnose a survécue jusqu'à nos jours, notamment avec Lakshman Joo de Shrînagara. C'est grâce à sa générosité que nous pouvons aujourd'hui nous délecter du "shivaïsme du Cachemire", même si ce nom est aujourd'hui devenu une façon de donner de l'importance à des idées qui sont très éloignées de celles d'Abhinavagupta.
Quoi qu'il en soit, l'ashrâm de Lakshman Joo existe toujours à Shrînagar, habité par une vraie yoginî en chair et en os, Prabhâ Devî.
Certain des enseignements du maître ont été enregistrés. Voici un extrait d'un enseignement sur le commentaire d'Abhinavagupta à la célèbre Bhagavadgîtâ, à propos de la nature divine du monde sensible. Notez la façon cachemirienne de réciter les vers sanskrits.



Un aperçu du style de rituel pratiqué aujourd'hui par les brahmanes shivaïtes du Cachemire :

samedi 2 mai 2009

Le Grand arcane des Parfaits - XVI




Suite et fin du sixième chapitre :


Celui qui brille à l'intérieur
comme à l'extérieur des cinq enveloppes
est le Puissant, l'Immense.
C'est ainsi que certains l'adorent, à cause de son immensité. 12

"L'Immense" : l'absolu (brahman), ici rapproché de la Puissance, car la racine BRH- ou BRMH-qui veut dire "renforcer", "croître", "grandir". Or la conscience, qui saisit tout mais qui elle-même n'est saisissable par rien d'autre qu'elle-même, est l'essence même de la dilatation, de la transcendance. Les "cinq enveloppes" (kosha) sont cinq strates de l'expérience humaine, décrites dans certaines Upanishads.

Le Puissant est adoré comme Parole,
car bien qu'il soit capable d'énoncer
les quatre modes de la Parole,
il est la Parole transcendante. 13

La Déesse est la Parole (vâc), c'est-à-dire le Mantra parfait qui n'est énoncé qu'une seule fois. Tous les mantras et toutes les langues ne sont que des inflexions de cette Parole originelle. De plus, la Parole enveloppe aussi bien les pensées, les intuitions et, finalement, tous les états de conscience. Les "quatre modes" de la Parole sont quatre étapes de son déploiement à chaque instant : parfaite conscience de soi, intention de parler ou penser, pensée, et enfin parole articulée.

Certains, contemplant ardemment l'Existence,
unissent spontanément
le souffle expiré
qui s'écoule naturellement,
habile à dévorer le souffle inspiré,
à la Puissance. 14

En observant le souffle expiré sans intervenir ("qui s'écoule naturellement"), il ralenti et fini par devenir comme absent, de même que l'inspir. Cette observation se dissout alors dans sa source toujours déjà présente, la conscience.

Certains, amoureux de la Puissance,
se dévouent à la voie du centre en adorant
la Souveraine de la Parole
en forme de Souffle qui s'élance librement. 15

Il s'agit de la même pratique, mais décrite en faisant référence à des images tirées des tantras. "La Souveraine de la Parole en forme de Souffle" est la succession des cycles respiratoires. Son observation est la "récitation de la Déesse Gâyatrî", la récitation suprême, spontanée.

Certains aspirent à la vision de la Puissance
par la pratique de l'énoncé du bourdonnement,
en l'allongeant de plus en plus
depuis la racine du souffle. 16

En récitant "om" ou tout autre équivalent, la conscience s'élève et se dilate pour recouvrer son omniprésence naturelle.

Ceux qui désirent se délecter dans la Puissance
par la pratique "familiale" récitent
Celle qui porte le crâne,
l'Artisane du désir,
avec ou sans parties. 17

Il s'agit d'une pratique érotique de la Shrîvidyâ, fondée à la fois sur la récitation d'un mantra et sur la contemplation du corps féminin. Le disciple de l'auteur propose plusieurs interprétations ésotériques : "Celle qui porte le crâne" (kapâlinîm) est celle qui protège (pâlinîm) ka=l'Immense, le Soi, Shiva. En effet, sans conscience de soi, l'Etre serait moins que rien, comme un corps sans vie. La "pratique familiale" est la pratique ésotérique kaula, c'est-à-dire la pratique de l'union sacrée.

D'autres adeptes kaula
évoquent en leur corps la
Souveraine de la Parole du Tout/du corps/ de l'ensemble des phonèmes,
En réalisant ainsi la Vierge, il contemplent l'Existence, le Puissant. 18

Il s'agit de la fameuse pratique de la kundalinî. Son exposé joue sur les différents sens du mot kula : "corps", "famille", "clan" (des yoginîs), "ensemble" (des phonèmes de l'alphabet sanskrit), "totalités" (des modes de la conscience-parole). Concrètement, la Puissance s'élève de "roue" en "roue", chaque roue rassemblant une partie du "Tout" symbolisée par une partie des lettres de l'alphabet, déployant ainsi tous les modes de la conscience. De A jusqu'à HA, nous avons ainsi AHAM, "je", la complète conscience de soi.

En offrant en oblation
dans le feu de la Puissance
la triade des principes
nommés "Soi", "Science" et "Shiva",
je bois le parfait nectar d'immortalité,
le quatrième Principe. 19

Il s'agit de dépasser, en les intégrant, tous les états possibles, depuis l'inconscience la plus totale jusqu'au Soi lui-même, pour atteindre la quintessence, à savoir la conscience en laquelle dualité et non-dualité coexistent.

En réalisant que l'être, le non être et ce qui les dépasse
sont tous également cette Lumière du Soi,
je me réjouis en mon propre Soi,
Puissance éminente,
Force de toute force. 20

Installé dans la posture du lotus,
le corps égal en chacun de ses membres,
les mains l'une sur l'autre formant une sphère (avec les pouces)
se tenant comme une flamme à l'abri du vent,
désir, perception et activité égales,
sans saisir ni rejeter,
il contemple Shiva, son propre Soi éternel. 21

Il s'agit du "Geste de Shiva", les yeux ouverts, sans dualité entre l'intérieur et l'extérieur. Dans son bref commentaire en hindî, le disciple de l'auteur loue cette pratique d'une façon qui rappelle Dogen : la pratique de zazen est la pratique de l'Eveil de tous les Bouddhas.
Il n'y a pas de doute :
Ce roi des yogas est suprême parmi les yogas suprêmes
pour reconnaître la Lumière du Soi/ l'Evidence,
la Puissance parfaite. 22

Allusion au fameux "yoga royal" (râjayoga).

Fin du sixième chapitre.