vendredi 15 mai 2009

L'Illumination de l'Esprit - 1

Statue de Daksinâmûrti, Musée Guimet

Après les vers d’un adepte de la Reconnaissance (pratyabhijñā) originaire de la région du Mahārāṣṭra[1], voici une oeuvre du Sud de l'Inde qui porte témoignange du rayonnement de la même philosophie. Elle est composée d’un Hymne à Dakiṇāmūrti (Dakiṇāmūrtistotram) et d’un commentaire versifié, intitulé l’Illumination de l’Esprit (Mānasollāsa). Attribué à l'illustre Śakara, l’hymne est en réalité composée par un maître de la philosophie de la Reconnaissance et commenté par un admirateur de la pensée de Sureśvara, l’un des disciples de Śaṅkara[2]. Ces attributions erronées s’expliquent aisément par le contexte historique. En effet, suite aux terribles invasions musulmanes du XIIème siècle la religion śivaïte tantrique s’effondre, faute notamment de patronage politique. Elle survit cependant, mais sous des formes édulcorées, détrônée par d’autres religions, en particulier par le brahmanisme smārta. Celui-ci se veut tolérant et inspiré par la figure légendaire de Śaṅkara. Mais il s’agit aussi d’un mouvement puritain qui n’intégrera quelques éléments du śivaïsme tantrique qu’au prix de purges sévères et d’attributions fictives. Notre texte en est un exemple.

L’enseignement de la Reconnaissance, interprété par le grand maître śivaïte Abhinavagupta, se propagea dans le Sud de son vivant même et s’y installa de façon durable comme le prouve le nombre important de manuscrits trouvés dans le Sud. La philosophie de la Reconnaissance fut aussi considérée comme le cœur de la tradition tantrique śākta la plus répandue et la plus prestigieuse de nos jours : la Śrīvidyā. On peut lire, par exemple, la Doctrine secrète de la déesse Tripurā (Tripurārahasyam), traduite en français par Michel Hulin.

Fort de son succès, mais coupée de son terroir d’origine (le śivaïsme), la Reconnaissance dut s’adapter pour survivre. Face à la montée de l’islamisme et du brahmanisme, elle devînt la tradition ésotérique de l’Advaita Vedānta, de même que certaines traditions tantriques bouddhistes furent attribuées au vénérable Nāgārjuna. Voilà pourquoi l’on se retrouve face à une tradition quelque peu étrange, car ignorante de ses propres racines. Il est aisé de rencontrer aujourd’hui des maîtres de la Śrīvidyā, en particulier dans le Sud. Mais le plus souvent ils vous servent un discours bicéphale, avec un tantrisme expurgé d’une part et un Advaita Vedānta perclus de rituels tantriques, de l’autre.

Quoi qu’il en soit, notre présent texte est très clair. Il ne propose nullement un syncrétisme entre Reconnaissance et Vedānta, mais une interprétation originale du corpus de la Reconnaissance (les Stances d’Utpaladeva avec le Commentaire d’Abhinavagupta), interprétation qui est manifestement le fruit d’une longue fréquentation. Nous ne pouvons pas, à ce stade, proposer de dates. Ce qui est certain, c’est que l’Hymne à Dakṣiṇāmūrti et son commentaire sont postérieurs au disciple de Kṣemarāja qui venaient du Sud[3] et par qui la Reconnaissance s’y est propagée.

Dakṣiṇāmūrti est une forme du Seigneur (īśvaraḥ) dont le culte est très répandu parmi les brahmanes smārtas. Madhurājayogī, au XIème siècle, décrivait déjà son maître Abhinavagupta sous les traits de ce jeune homme assis à l’occidentale sous un banian, enseignant la Reconnaissance aux sages brahmanes. Notre hymne se présente comme un hymne d’amour et d’hommage à ce jeune homme. Faut-il y voir un hommage à Abhinavagupta lui-même ? Son enseignement aux sages védiques (ṛṣiḥ) indiquerait alors la supériorité de la Reconnaissance sur la tradition védique, supériorité affirmée par Abhinavagupta lui-même dans sa libre méditation sur le Mālinīvijayatantram. Selon lui, les anciens sages prônaient la renonciation aux plaisirs des sens et la maîtrise des désirs pour parvenir à l’émancipation spirituelle. Mais cela est vain, car plus le désir est réprimé, plus il s’obstine, tel un chameau têtu, selon l’image célèbre proposée dans un poème de l’adepte Saraha. Plus on le force à rester en place, plus il tire sur la corde. Si on la lâche, il reste tranquille. Abhinavagupta ajoute simplement que le Soi-Seigneur se donne au cœur même de tout désir. Rejeter entièrement les émotions, c’est donc rejeter le Seigneur et l’amour salvateur.

Du reste, cet hymne est à la fois emprunt de la beauté de la communion d’amour (bhaktiḥ), mais aussi des enseignements les plus techniques, et les plus rébarbatifs, en apparence, de la Reconnaissance. Car pour Abhinavagupta et Utpaladeva, la philosophie est amour, adoration et hommage.

L’hymne au Seigneur méridional, avec son commentaire Qui illumine l’Esprit

Première illumination[4]

Puisse le Guide[5] nous montrer le Bien.

Puisse Celle qui possède les eaux[6] nous montrer le Bien.

Puisse la Souveraine éminente[7] nous montrer le Bien.

Puisse l’Eternel Śiva[8] nous montrer le Bien. 1

Les sages qui font silence

Savent qu’il n’y a pas de plus haute acquisition que l’acquisition du Soi.

En vue de son acquisition, le poète célèbre notre propre Soi, le Seigneur suprême. 2

Lui qui infuse tout[9] après l’avoir émis

Selon son désir[10],

Lui qui est présent dans l’esprit[11],

Qui est célébré par cet hymne,

C’est lui, le Seigneur suprême. 3

Les questions du disciple

« Cela existe », « cela apparaît[12] », dit-on dans la vie quotidienne.

Mais cette existence et cet apparaître, en quoi[13] sont ils établi ? 4

(Ces expériences) sont-elles établies chacune dans un objet différent ?[14]

Ou bien dans le Seigneur, dans le Soi de tout ?[15]

Et comment définir la souveraineté (du Seigneur),

La vie (de l’âme) et le fait « d’être le Soi de tout » ?[16] 5

Comment l’âme peut-elle savoir cela ?

Y a t-il une preuve de cette connaissance ?

Quel est le fruit de cette connaissance ?

Comment l’unité (de l’âme et du Seigneur) est-elle possible ? 6

Comment le Soi pourrait-il être omniscient et omnipotent ?

Le maître commence à parler pour répondre aux questions du disciple[17]. 7



[1] Amtavāgbhava, auteur du Grand Arcane des Parfaits (Śrīsiddhamahārahasyam) naquit au Mahārāṣṭra, avant d’aller s’installer à Vārānasī.

[2] On peut se demander si les deux textes n’ont pas le même auteur, ou le même groupe de personnes.

[3] Yogarāja, auteur d’un commentaire au Paramārthasāra d’Abhinavagupta. Il y a également Madhurājayogī.

[4] Ullāsa désigne également la joie, la jubilation.

[5] Vināyaka, épithète de Gaṇeśa et du guide spirituel (guruḥ). Le but des vers fastes est d’écarter les obstacles en s’identifiant au maître et à la divinité. Or Gaṇeśa est celui qui écarte les obstacles. Selon Abhinavagupta, celui qui souhaite exposer la Reconnaissance ou n’importe quel enseignement de la « non-dualité intégrale » (paramādvaitam) doit d’abord s’absorber en la parfaite conscience de soi afin d’écarter les obstacles. Comme l’explique Alexis Sanderson dans une magistrale explication de la stance faste qu’Abhinavagupta met en tête de ses œuvres, l’obstacle est la pensée discursive avec ses dilemmes tranchés. Afin de parvenir à communiquer la non dualité intégrale sur le plan de la parole articulée, il faut s’absorber dans l’acte de conscience « je » qui réconcilie « les ennemis que sont la dualité et la non-dualité ».

[6] Sarasvatī. Dans la Reconnaissance, elle est la Suprême (parā), personnification de la pleine et parfaite conscience.

[7] Maheśvarī. La Déesse.

[8] Sadāśiva. Le dieu au dix-huit bras qui est l’objet du culte dans la forme principale et exotérique de la religion śivaïte, le śaivasiddhānta (à ne pas confondre avec le śivaïsme d’expression tamoule, plus tardif).

[9] Viśvam. L’univers, toutes choses, intérieures et extérieures, subjectives et objectives.

[10] Quasi-citation du Pratyabhijñāhṛdayam, sūtra 2 : svecchayā svabhittau viśvam unmīlayati. « (Le Seigneur) fait éclore l’univers en lui-même, selon son désir », et non à cause d’une mystérieuse « ignorance » (avidyā) venue d’on ne sait où.

[11] Manasi. Le Seigneur illumine l’entendement par sa présence, le rendant ainsi apte à le célébrer.

[12] Prakāśate : se manifeste, « brille », se présente, se donne, se met en lumière, se dévoile, etc.

[13] Ou bien : quels objets, quel « référent » (arthe) désignent ces expressions ? Autrement dit, à quoi renvoient les mots « existence » et « apparaître » ?

[14] Y a t-il simplement un objet pour chaque mot ou chaque pensée ? Une existence différente pour chaque chose qui existe ? Comme l’existence du vase, puis l’existence du sol sur lequel elle est posée ? Y a t-il autant d’existences que de choses qui existent ? Autant d’apparaîtres que de choses qui apparaissent et de manières d’apparaître ? Autrement dit, l’être est-il multiple, comme la plupart des gens le croient ?

[15] N’y a t-il pas plutôt une seule et même existence pour tout ce qui existe ? Et cette existence n’est-elle pas le Seigneur ? En effet, Abhinavagupta explique que « ce en quoi tout est établi » est le « Seigneur » de ces choses. Car « être le Seigneur », c’est être ce dont tout dépend. Or rien n’existe en dehors du fait d’exister, d’apparaître. Donc l’Apparaître, le Soi, est le Seigneur suprême. En clair, la conscience est le seul objet digne d’adoration car elle est l’essence de tout. Elle est l’âme de notre âme.

[16] Ce sont les catégories classiques de la théologie en Inde. Mais ces questions, par leur choix de vocabulaire notamment, indiquent que l’auteur a en tête le début des Stances pour la Reconnaissance du Seigneur d’Utpaladeva.

[17] Notons encore une fois que nous avons là une sorte de résumé, sous forme de questions, du premier chapitre des Stances pour la Reconnaissance.

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