samedi 26 juin 2010

Le monde - avec et sans pensées

Abhinavagupta a composé, vers la fin de sa vie (1015), un long commentaire (en sanskrit : brihatîvimarshinî) aux Stances pour reconnaître le Seigneur en soi-même (svâtmani îshvarasya pratyabhijnâ). Concrètement, il s'agit de reconnaître qui nous sommes, notre vraie nature, à la fois sereine et libre.
Dans le dernier chapitre, il part d'une distinction entre deux sortes de créations - deux sortes de mondes - pour éclairer le chemin de cette connaissance de soi : la création divine du Seigneur, Shiva, et celle, privée, individuelle, que lui surajoutent les individus. Ces derniers fabriquent des jugements sur les choses (vikalpa), lesquels les font souffrir en leur faisant croire qu'ils sont un corps limité dans l'espace et le temps, voué à la vieillesse et à la mort.
Pour reconnaître notre vraie nature, il suffit d'anéantir la "création individuelle", c'est-à-dire toute pensée, sauf celles qui nous viennent spontanément, car elles font alors partie de la "création du Seigneur". Cette création, c'est tout simplement le monde tel qu'il s'offre à un regard absolument impartial. Abhinavagupta nous assure que si l'on se contente de contempler cette création divine sans juger, comme un enfant regardant une fresque en toute innocence, alors cette création, au lieu de nous tourmenter, nous révélera notre vraie nature souverainement libre. Abhinava nous invite a rester les yeux grands ouvert - mais immobiles - dans "l'attitude du Seigneur", faite d'émerveillement devant la manifestation infinie, toujours nouvelle, qui est celle de notre libre conscience. La vue d'un simple vase est alors une apparence lumineuse et pleine de la joie de se dire - sans l'articuler - "je suis tout cela".
Mais comment arrêter de juger, de commenter, de fabriquer notre monde privé ? Abhinava ne prône pas la force. Il conseil plutôt de se familiariser peu à peu avec les moments où les pensées se calment naturellement. Ces moments sont les intervalles entre les pensées. Le creux de la vague, silence absolu, est l'instant de la reconnaissance.
Plus profondément, les vagues des pensées sont elles mêmes des manifestations de notre liberté divine, de notre vraie nature de conscience absolument libre :

"Je n'ai rien d'un individu. Bien au contraire, je suis ce Seigneur suprême sans failles en qui se manifestent le sujet et l'objet. C'est lui que je suis, et c'est moi qu'il est, et personne d'autre. La création faite de constructions mentales est donc aussi mon majestueux déploiement de souveraine liberté. Quand cette prise de conscience s'affermit, les constructions mentales elles-mêmes se prosternent devant cette prise de conscience intégrale et deviennent l'état sans pensées. C'est ce que dit La Vision ultime :

Si l'on a pas peur de la peur,
Alors tout ceci (apparaît) clairement,
Sans nulle peur."

Ici "peur" (shankâ) signifie aussi crainte, doute, hésitation et, finalement, pensée (vikalpa).

(extrait traduit de Îshvarapratyabhijnâvivritivimarshinî, vol. 3, p. 393, com. à IV, 12)

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