jeudi 30 septembre 2010

Être et apparaître

Hiérarchie des règnes de la nature selon Charles de Bovelles, inspiré par Nicolas de Cues


La pensée présuppose la distinction entre la réalité et l'apparence.
Le plus souvent, on en vient alors à valoriser l'être, la réalité au-delà des phénomènes et ceci au dépend des apparences. Cette transcendance est sans doute nécessaire, car je suis espace conscient, néant accueillant les formes.
Cependant, l'apparence ne doit-elle pas aussi exprimer l'essence ? Un être sans apparences adéquates n'est-il pas inachevé ? La perfection ne consiste t-elle pas dans une parfaite harmonie de l'être et de l'apparence ?
Grandes questions qui, en Orient comme en Occident, ont engagé bien des pistes de réflexion. Ainsi, le tantrisme, bouddhique ou shivaïte, considère que l'homme n'est pas complet tant que son apparence n'exprime pas son essence, tant que la forme n'incarne pas parfaitement le Sans-formes. Le chemin de la perfection répondrait alors à cette dialectique ternaire : homme identifié au paraître, oublieux de son être ; puis éveil à l'être au-delà de toute apparence, transcendance ; et, enfin, achèvement d'une forme informée par le Sans-formes.
Les "corps formels" du bouddhisme du Grand véhicule répondent à cette exigence. De même les "corps de science" ou corps mantriques du shivaïsme.
En Occident, le Christ n'est-il pas la synthèse de tous les opposés, donc de la réalité et de l'apparence ? Nicolas de Cues et son lecteur Français, Charles de Bovelles, ont improvisés encore et encore sur cet "Art des opposés" :

"Une chose achevée est en effet celle qui est ce qu'elle paraît et qui paraît ce qu'elle est"
(Le Livre du sage, p. 44, trad. P. Magnard, Vrin).

Toutefois, les avis divergent sur la manière d'actualiser cette adéquation. Le tantrisme et l'occultisme sont tentés par le pouvoir de la technique : il existerait une méthode pour réintégrer ou transmuter l'apparence, lui redonnant ainsi le visage vrai de l'être.
D'autres, mystiques quiétistes, ou peut-être encore plus épris de liberté et, par-là, davantage méfiants vis-à-vis de toute dépendance à une technique, croient que l'éveille à l'être est nécessaire et suffisant. L'apparence suivra, aussi naturellement que l'aimant attire le fer.
De fait, l'espace vide que je suis ici, au centre, capacité de toutes les formes, est peut-être le mieux situé pour actualiser tout ce qui doit l'être. En effet, je constate que : 1) il n'existe pas de distance entre les formes et l'espace conscient sans formes ; 2) voir cet espace rend aux formes leur lustre, leurs couleurs et affine leurs contours ; 3) ce qui surgit de cet espace - conscience, sensations, souvenirs, désirs, formes - est imprévisible, et que cela fait tout l'émerveillement de la chose. D'où je conclue pratiquement que toute méthode serait un obstacle à ce jaillissement, à cet art qui, tout en progressant sans doute, est pourtant achevé à chaque instant. Si pratique il y a, c'est d'abandonner toute pratique. Si volonté de progrès il y a, c'est une volonté de s'abandonner. Pourvoir par son entendement à la perfection est peut-être empêcher la Providence.
Et, finalement, je crois que je me méfierais, moi-aussi, de tout art humain qui, telle la grenouille, voudrait se faire plus grosse que le bœuf, alors que, comme Vision, j'embrasse déjà tout ce qui se présente.

mercredi 29 septembre 2010

Espace toujours

Étant éveillés, les bodhisattva montrent l’Enseignement/ le Réel quand ils enseignent que tous les dharma se situent dans l’espace, qu’ils ne sont ni venus ni partis, qu’ils sont tel l’espace qui n’est ni venu ni parti, ni façonné, ni effectué. L’espace ne dure pas…, il n’est ni produit ni arrêté. Ainsi en est-il de toutes choses : point de différenciations en elles, non plus que dans l’espace. Car la vacuité des choses ne va ni ne vient ; toutes choses demeurent dans la vacuité sans jamais la quitter ; elles résident dans le sans signe, sans prise en considération, sans tendances inconscientes, sans production, sans naissance, sans existence.

Mahâprajnâpâramitâsûtra.

Met ta conscience en repos, - connais le Soi ; il n’est ni objet de méditation, ni de concentration, ni de récitation.

Tout ce qui naît de la conscience a même nature que le possesseur de la conscience : les vagues sont-elles autres que l’eau ? La (nature) égale et unie (samatâ) du devenir est essentiellement identique à l’égalité de l’espace.

Dohakosa de Saraha, 62 et 72.

Ce que le sage doit réaliser dans la contemplation, c’est qu’il est en réalité, tel l’espace sans changement, absolu, sans désir, pur, éternel, libre de toute construction mentale.

Anangavajra, Prajnopâyaviviscayasiddhi, IV, La contemplation de la réalité.

O chef des mystiques, il n’y a pas une parcelle de dharma sans l’éveil parfait sans égal et en dehors de toute conception.

Pourquoi cela ? Parce que l’éveil possède la caractéristique de l’espace ; il n’y a pas la moindre parcelle de celui qui éveille ni de celui qui s’éveille.

Pourquoi cela ? Parce que l’éveil est sans caractéristiques. O chef des mystiques, il en est de même pour tous les dharma : ils sont sans caractéristiques et possèdent la caractéristique de l’espace…

…possédant la caractéristique de l’espace, le cœur est au dessus de toutes les conceptions différenciatrices. Pourquoi ? Parce que la nature propre de l’espace est celle du cœur et que la nature propre du cœur est celle de l’éveil. O chef des mystiques, en étant ainsi, le cœur, l’espace et l’éveil ne font qu’un.

Mahâvairocanasûtra.

Espace encore

Comme l’espace illimité est le substrat du (vaste) espace enclot dans une forêt et (des petits espaces délimités par chacun des) arbres, ou encore de l’espace reflété dans un bassin et dans l’eau, de même il y a une Conscience illimitée, substrat des composés et des trois états de veille, rêve et sommeil sans rêve.

Vedântasâra 49.

Quand le pot est brisé, l’espace intérieur se fond en l’espace infini, indifférencié. L’entendement apaisé, limpide, il ne m’apparaît plus de différences.

Il n’y a pas de pot et pas d’espace confiné dans le pot. Il n’y a ni âme ni corps. Comprend le Brahman absolu, libre du sujet-objet.

Lorsque tout ceci est erroné, quand le corps et autres objets sont pareils à l’espace, alors tu comprends le Brahman. Il n’y a plus pour toi de séries sujet-objet .

Le soi naturel lui-même m’apparaît indifférencié du (soi) suprême : semblable au ciel et un, comment y aurait-il un méditant et un méditable ?

Je ne vois ni magie ni ombre ni leur absence. Tout cela est cette réalité une, limpide et semblable au ciel.

Je n’ai ni maître ni instruction, ni qualification ni activité : vois que je suis naturellement limpide, incorporel, semblable au ciel.

Il n’est pas besoin de connaissance, de raisonnement, de circonstances favorables, des instructions d’un maître ou d’union contemplative : je suis par nature Conscience, principe pareil à l’espace, naturel et immuable.

Esprit, mon ami, pourquoi tant de discours ? Mon ami, tout n’est que conjecture. Je t’ai dite l’essence de toutes choses : toi-même est le principe pareil à l’espace.

Où que meure le yogi, quel que soit son état, là il se dissout, comme l’espace d’une jarre dans le ciel.

Ce qui a été déclaré pareil à l’espace n’est autre que cette Conscience pareille à l’espace, parfaite, complète et omnisciente.

Elle pénètre complètement l’espace mais rien ne la pénètre. Elle se tient à l’extérieur et à l’intérieur, indivise et ininterrompue.

Je suis dépourvu de cause et toujours présent. Je suis sans opacité ni transparence et toujours présent. Je suis sans lumière ni ténèbres, je suis toujours présent. Je suis le nectar de la connaissance, la saveur égale (en toutes choses contraires), semblable au ciel.

L’absolu n’est pas libre par libération des liens. L’absolu n’est pas libre par purification de ce qui est (déjà) pur. L’absolu n’est pas libre par union ou séparation. En vérité, je suis libéré, pareil à l’espace.

Avadhûta Gîtâ .

Si le Soi n’est pas organiquement lié au corps mais seulement surimposé à lui, on est fondé à le considérer comme réellement absent de ce corps, lequel, de son côté sera comme « privé de soi ». L’on retombe ainsi dans la position nihiliste !

- Non, car le Soi, semblable en cela à l’espace cosmique, n’est pas organiquement lié à quoi que ce soit. Mais le corps est, de ce fait, aussi peu « privé de soi » que les objets deviennent inétendus à cause de leur absence de relation réelle avec l’espace. On ne retombe donc en aucune manière dans le nihilisme (I, 2, 58).

Comment donc est-il possible de surimposer le corps à un Soi inaccessible à la perception et aux autres (moyens de connaissance) ? Et comment s’opérera la surimposition inverse ?

- Il n’y a aucune difficulté à cela car les Soi nous est bien connu de par sa nature propre. Par ailleurs, il n’existe aucune règle prescrivant que la surimposition peut s’exercer seulement sur quelque chose d’accidentellement présent et non sur quelque chose de constamment présent. Ne projetons-nous pas sans cesse les aspects de « voûte » et d’«azuré » sur le pur espace cosmique ?(I, 2, 61)

Je suis toujours simple Conscience non duelle, omniprésente comme l’espace omniprésent (kham sarvagatam), antérieur à la naissance des quatre éléments (IX, 3).

Le même en tous les êtres et indépendant, je suis omniprésent (sarvagatam) comme l’espace (kham), impérissable, bienfaisant, homogène (nirantaram), sans parties et sans actions, je n’ai par conséquent aucun résultat à obtenir par tes efforts (Ô mon esprit !) (VIII, 3).

Upadesha Sahasrî II, 11, 3.

Râma : Comment l’univers peut-il se résoudre en la simple Conscience et comment celle-ci peut-elle produire celui-là ?

Vâsishta : En vérité, seul l’espace de la Conscience - qui seul perdure quand a lieu la dissolution du cosmos - existe même maintenant, parfaitement vide de tout objet. Les concepts et notions mis en lumière par la Conscience en elle-même apparaissent sous la forme de cette création, à cause du mouvement des souffles au sein de cette Conscience, de même que les rêves qui surgissent au sein du sommeil. Autrement, il est absolument impossible pour une apparence d’apparaître hors de l’espace de la Conscience.

L’univers entier, toutes ces montagnes, le firmament, les âmes et les quatre éléments, tous ne sont que Conscience. Avant cette apparente création, quand seule la Conscience était, où étaient toutes ces apparences ? Espace, espace ultime, espace de Brahman, création, Conscience – tous ces termes sont synonymes. De même que la dualité (d’un sujet et d’un objet séparés et autonomes) expérimentée dans un rêve est illusoire, la dualité implicite dans la (notion de) création est-elle aussi illusoire. De même que les choses semblent exister et fonctionner au sein de la Conscience au moment du rêve, de même les choses semblent exister à l’extérieur de la Conscience durant la veille. Aucun de ces deux états ne se produit en réalité. De même que seule la Conscience est la réalité (permanente) du rêve, de même la Conscience seule est la réalité de l’état de veille. C’est elle « Dieu », la vérité ultime, c’est elle que tu es, que je suis et qui est tout.

Râma : Comment tout cela a-t-il prit place dans la limpidité de la Conscience infinie ? Comment est-il possible que l’esprit, ce mélange d’être et de non-être, apparaisse en elle ?

Vâsishta : Râma, l’espace est triple : espace infini de la Conscience indivise (cit), espace fini de la conscience individualisée (citta) et espace sensible. L’espace infini de la Conscience indivise est en tout, au-dedans comme au dehors, en tant que simple témoin des apparences. L’espace de l’âme crée les divisions temporelles, englobe tous les êtres de sa créativité. L’espace sensible est le lieu où existent les quatre éléments. Ces deux derniers ne sont pas indépendants du premier, l’espace infini de la Conscience. En vérité, ils n’existent pas, cette tripartition n’ayant d’autre raison d’être que de suggérer la réalité à qui ne l’a pas comprise. Ce qui est compris alors, c’est précisément que seul existe l’espace de la Conscience.

Râma, quand cette Conscience semble penser « je suis doué de pensée » ou « je suis ce corps (perçu) », cela est l’âme. C’est à partir de cette notion erronée que tout le reste est forgé par l’imagination.

L’espace de la Conscience est Shiva Bhairava. Inséparable de lui est l’énergie de vibration, toute spirituelle. Parce que l’espace est leur forme véritable, elle et Shiva ont un corps bleu. De même que l’on prend conscience du mouvement de notre corps dans l’espace par le contact avec l’air, de même on prend conscience de l’énergie de la Conscience par le mouvement de cette énergie dans l’espace de la Conscience. Mais l’espace demeure immobile. L’espace de la Conscience est le « Je ». Il est identique au monde et à toi. Sans l’espace de la Conscience, le corps n’est qu’un cadavre.

Yoga Vâsishta Râmâyana

Un miroir reflète en lui l’espace et des images. Comment peuvent-ils être contenu dans le miroir ?

- Les objets demeurent dans l’espace (ils ne sont pas « dans » le miroir). Les objets et l’espace sont tous deux reflétés dans le miroir. La disposition des objets reflétés dans le miroir correspond à celle des objets dans l’espace. (Mais) le miroir n’ayant que deux dimensions, comment l’espace et les objets peuvent-ils exister en lui ?

Comment la métaphore de « l’espace dans les pots (flottants dans un bassin) » illustre t-elle ceci ?

- Il n’a pas de reflet dans l’espace confiné dans le pot. Le reflet n’apparaît que sur la surface d’eau enclose par le pot. Dans ces différents pots, l’espace est reflété également dans l’eau de chacun des pots et dans l’eau du bassin. De même l’univers se reflète en chaque individu.

L’ouverture des pots doit pouvoir dépasser la surface de l’eau du bassin.

- Certes. Si ils étaient immergés comment les distinguerait-on ?

Comment les reflets apparaissent en eux ?

- L’espace seul ne peut refléter. Seul l’espace de la surface de l’eau peut le faire. (Par exemple) le verre ne peut refléter des objets ; seule une plaque de verre teinté peut refléter. De même la simple Conscience ne contient pas d’objet ni ne les reflète. C’est seulement adjointe à l’esprit qu’elle reflète le monde. Ni dans le samâdhi ni dans le sommeil sans rêve le monde ne subsiste. Il ne peut y avoir de faux-semblant en pleine lumière ni dans l’obscurité totale. C’est seulement dans une demi obscurité que l’on peut prendre une corde pour un serpent. De même la pure Conscience n’est que lumière ; elle est pure connaissance. L’esprit surgissant en elle s’imagine à tort que les objets sont indépendants.

Donc l’esprit est le miroir.

- Esprit, esprit… qu’est-ce-que l’esprit ? C’est un mélange de Conscience (percevante) et de pensées (perçues). Par conséquent il est tout cela : le miroir, la lumière, l’obscurité et les reflets.

Mais je ne le vois pas…

- L’espace de la Conscience n’est que connaissance (: n’est jamais objet connu). Il est la source de l’esprit (: l’objet connu). A l’instant précis où il surgit, l’esprit n’est que lumière ; ensuite seulement la pensée « je suis cela » s’élève ; une telle représentation constitue l’âme et le monde. La première lumière est simple esprit, l’espace de l’esprit ou « Seigneur ». Il se manifeste en tant qu’objets. Parce qu’il contient tous ces objets en lui-même on le nomme « espace de l’esprit ». Pourquoi « espace » ? Comme l’espace contient les objets il contient les pensées, on l’appelle donc l’espace de l’esprit. En outre, de même que l’espace sensible englobe tous les objets sensibles, il est lui-même un contenu de l’espace de l’esprit, de même que celui-ci est contenu dans l’espace de la Conscience. L’espace ultime est donc la Conscience. Celle-ci ne contient rien. (Elle ne devient jamais elle-même objet de la connaissance d’un autre,)elle est toujours simple connaissance.

Pourquoi parler d’espace ? L’espace n’est pas conscient.

- « Espace » n’indique pas seulement l’espace sensible inconscient mais aussi la pure connaissance. La connaissance n’est point uniquement connaissance des objets : cela est la connaissance relative. La simple connaissance est absolue, une, lumière transcendante !

Eh bien, devrait-on la visualiser durant notre méditation ?

- Pourquoi visualiser ? Nous pouvons penser à un autre seulement si nous sommes indépendant de lui, alors que nous ne pouvons être indépendamment de cette connaissance. Bien plutôt, elle seule est ! Comment peut-on l’imaginer être telle ou telle ?

Comment devons nous procéder ?

- Simplement délaisser ce qui est autre que soi ( :ce qui est connu).

Soit. Mais par la suite, j’oublie tout cela.

- Ton oubli implique la connaissance, parce que tu est conscient de cet oubli. Autrement, comment pourrais-tu le mentionner ? Par conséquent l’oubli n’est lui aussi que l’espace de la Conscience.

Pourquoi alors cela ne m’est-il pas clair ?

- La Conscience est pure et simple connaissance. L’esprit en procède. L’esprit est constitué de pensées. L’obscurité ou l’ignorance s’interposant, la simple connaissance apparaît autre que ce qu’elle est réellement. C’est elle qui est alors perçue en tant que « moi », « monde », remplis d’attachement et de haine. C’est pourquoi on dit qu’ils voilent la réalité.

Talks With Ramana Maharishi.


Objection (bouddhiste):

Qu’importe le soleil ou la pluie à l’espace : ils agissent seulement sur la peau. Si le soi est comme la peau, il est non éternel ; s’il est comme l’espace, il est comme non existant.

Et à l’apparition d’une pensée chez l’homme si (le soi) est modifié, il n’est pas éternel. S’il n’est pas modifié, on ne peut dire qu’il est le connaisseur.

Réponse :

Lorsqu’une fumée monte/s’élève dans l’espace, le fend-elle ou non ? Si elle ne le fend/repousse pas, la fumée est stationnaire. Si elle le fend, quelle sorte de fissure est-ce ?

De même que dans l’espace pur un cercle de nuages après s’être formé se dissipe tout à coups, de même ici dans le soi, tout cet univers.

De même qu’à la production, au maintien et à la destruction d’un pot, l’espace ne subit pas de production, maintien ni destruction, de même le je non plus dans le cas d’une pensée.

Naishkarmyasiddhi, II, 60,61,68,79.


dimanche 26 septembre 2010

Shivaismes du Nord et du Sud

Bhaktapur, noël 2008


Il y a des gouffres invisibles. Notamment entre les universitaires et... les universitaires. Et donc, par voie de conséquence, avec le grand public, voire avec les vulgarisateurs.
Prenez l'idée selon laquelle il y aurait d'un côté le "shivaïsme du Cachemire", au Nord donc, et de l'autre, le "Shaiva Siddhânta", tamoulisant, au Sud . On la trouve répétée dans tous les ouvrages sur le shivaïsme depuis un demi-siècle (un exemple sur wikipédia).

Le problème, c'est que les traditions d'Abhinavagupta n'étaient pas les seules traditions shivaïtes au Cachemire Xe siècle. En fait, la principale école shivaïte en termes de placement social était le Shaiva Siddhânta ! Cette école était répandue dans toute l'aire de la civilisation indienne à son apogée vers le Xe siècle, c'est-à-dire depuis l'Afghanistan jusqu'aux plages de la Papouasie. Puis, à cause des razzias islamiques du XIIe siècle, le bouddhisme tantrique disparaît, ainsi que le shivaisme du Shaiva Siddhânta. Une partie cependant a survécu dans le Sud de l'Inde. Mais les textes n'y sont plus transmis. Un certain mouvement dévotionnel tamoul en profita pour réécrire des tantras portants les noms des tantras anciens, mais avec des contenus nouveaux. Une autre tradition shivaïte du Sud qui naît vers le XIIe, le Vîrashaivisme, fît de même. Les Vîrashaivas ont un canon de 28 tantras, mais les contenus sont complètement différents des 28 tantras d'avant le XIIe siècle.
De plus, des textes en langues locales apparaissent (tamoul, kannada). A partir du XIXe siècle se développe le nationalisme tamoul, particulièrement virulent. Apparait alors le "Shaiva Siddhanta tamoul", entité qui qui perdure dans l'esprit de certains, mêmes savants, avec son folklore du "continent lémurien", son Tirumantiram remontant soit-disant au Ve siècle, et autres fariboles colportées par les adeptes du dravidianisme (dont j'ai été durant ma jeunesse). Comme le mot "tantra" sonnait mal désormais, on lui préféra le nom d'âgamas. Voilà pourquoi on parle aujourd'hui encore des "âgamas du Sud", alors que les termes tantra et âgama étaient autrefois utilisés sans distinction. C'est que ce Shaiva Siddhânta tamoul est très influencé par la contre-réforme brahmaniste en même temps que par ce nationalisme féroce qui fît couler tant de sang en Inde et au Shrî Lanka. Enfin, ce Shaiva Siddhanta-bis s'intéresse surtout au culte publique des temples, alors que le Shaiva Siddhânta ancien est un culte privé réservé aux initiés.


Quant aux traditions d'Abhinavagupta, elles ne sont pas exclusivement "cachemiriennes". Le maître principal d'Abhinava était du Penjâb, et son maître était "du Sud", apprend-on en lisant Abhinava lui-même. Le Trika était répandu dans toute l'Inde. De même, la tradition Krama était sans doute du Sud à l'origine. Le professeur Sanderson a apporté des indices intéressants à cet égard dans son dernier article. Il montre que les mantras ésotériques du Krama sont de langues dravidiennes (du Sud donc).

Enfin la tradition philosophique d'Abhinava, la Pratyabhijna, est certes née au Cachemire, mais elle s'est répandue au Sud, à Maduraï, en Andhra et au Kerala, dans les bibliothèques duquel on retrouve des manuscrits de la Pratyabhijna qui ont été perdus au Cachemire.

PS : Dans la même veine, je découvre ces propos de Jean-Marc Vivenza dans son dernier livre Tout est conscience : Une voie d'éveil bouddhiste :

"Les germes contenus dans le savoir des docteurs Yogâcâra, génèreront une féconde postérité de par l’écho qu’ils recevront au sein des diverses branches du Mahâyâna, et iront même jusqu’à pénétrer la métaphysique du Trika, courant védantique fondé sur la théorie de la reconnaissance (Pratyabhijnâ) de ce qui est nécessaire à la délivrance, plus connu sous le nom de Shivaïsme du Cachemire, dont le célèbre représentant n’est autre qu’Abhinavagupta, dont on sait qu’il se distinguera en se faisant l’ardent défenseur, au Xe siècle en Inde du Nord, du monisme radical."

Il y a là plusieurs erreurs graves.

Le Trika n'est pas une métaphysique. Il est d'abord une tradition initiatique fondée sur une liturgie, révélée dans des textes précis. Si métaphysique il y a dans le Trika, c'est Abhinavagupta qui la développe ensuite sur la base de la philosophie de la Pratyabhijna, fondée par Somânanda et Utpaladeva.

Il n'y a pas d'influence bouddhique dans les tantras du Trika. En revanche, on constate un emploi de certains termes-clefs du Yogâcâra dans les tantras du Krama qui, lui, est en effet idéaliste.

Enfin, il est parfaitement inexact d'affirmer que le Trika est un"courant védantique fondé sur la théorie de la reconnaissance (Pratyabhijnâ)".
Car premièrement le Trika n'est pas fondé sur la philosophie de la Pratyabhijna. Le Trika est fondé sur des tantras, pas sur un texte philosophique. De plus, le Trika existait avant la Pratyabhijna, c'est-à-dire avant Somânanda, qui vécut vers la fin du IXe siècle.
Deuxièmement, le Trika n'est pas un "courant védantique". Le Vedânta, les Upanishads, les Brahmasûtra et leurs commentaires n'y tiennent absolument aucune place.

Quant à la philosophie de la Pratyabhijna, elle n'a rien de Védantique. Certains courants védantiques sont mentionnés (Mandana Mishra) dans Les Stances pour la reconnaissance, mais pour être clairement distingués de la Pratyabhijna, puis réfutés en quelques lignes et sans ménagement ! Voir Les Stances pour la reconnaissance, II, 4, 20.

De plus, la Pratyabhijna n'est pas un "monisme". Elle enseigne l'absence de contradiction entre la conscience de la différence et celle de l'identité à travers la notion de Fond (bhitti). De sorte que dualité et unité y sont réconciliées dans une "suprême non-dualité" (paramâdvaita). A ce sujet, voir Les Stances II, 3, 14.

Enfin, la Reconnaissance n'est pas "la reconnaissance de ce qui est nécessaire à la délivrance", mais la reconnaissance de soi comme étant le Seigneur (svâtmani îshvarasya pratyabhijnânam).


Bref, il est temps de mettre à jours nos connaissances sur le "shivaïsme du Cachemire" et sur la philosophie de la Pratyabhijna. Mais il n'y a pas de quoi être optimiste, quand on voit que "trika" est devenu une marque déposée, avec sa page sur Facebook, vantant (vendant) des "stages de méditation Trika"...

My dog, my master

Le monde fabuleux du yoga... Ses millions (milliards ?) de dollars de profits annuels, ses stars, ses studios, ses pubs, ses produits, ses dérivés, ses salons, ses restos... Et ça continue à Paris ! Heureusement, il y a parfois un peu d'humour. C'est Yoga Dawg.

Sva-ha ha ha ho !

J'ai toujours pensé que les sûtras avaient comme un air de famille avec le rap. Pas vous ?


samedi 25 septembre 2010

Espace

Quelques citations des Upanishads sur l'espace :



Om . L’espace est Brahman,

l’espace originel,

l’espace contenant les souffles.

Brihadâranyaka Upanishad, v, 1.

Quel est le support de ce monde ?

L’espace,

car tous ces êtres naissent en vérité de l’espace, se meuvent dans l’espace et meurent dans l’espace. Puisque le plus grand est l’espace, il est le fondement suprême.

Chândogya Upanishad, I, 9,1.

Ce Brahman en vérité, est l’espace à l’extérieur de l’esprit. Cet espace à l’extérieur de l’esprit est en vérité cet espace qui est à l’intérieur de l’esprit. Cet espace à l’intérieur de l’esprit est en vérité cet espace qui est à l’extérieur de l’esprit. C’est l’espace à l’intérieur du cœur, complet et immuable. Celui qui voit ainsi atteint une gloire complète et immuable.

Ch. Up. III, 12,7-9.

Ce cœur a cinq ouvertures divines…Maintenant, cette ouverture vers le haut, c’est (le souffle) ascendant. C’est le vent, c’est l’espace. Cet (aspect du Brahman évoqué) ainsi est médité comme vigueur et grandeur. Celui qui voit ainsi devient grand et vigoureux.

Ch.Up. III,14,3.

Tout cela est Brahman : naissant de cela, vivant en cela, mourant en cela… Cela semble fait d’esprit, constitué de sensations, doué de conscience, doté d’une volonté efficiente, d’une nature semblable à l’espace, accomplissant toutes les actions, doué de tous les désirs, de toutes les senteurs, de toutes les saveurs, infus en tout ceci, sans parole, libre d’envie.

Ch.Up.III,14,2.

« L’esprit est Brahman » : telle est (la méditation) relative à soi-même. Puis (la méditation) relative aux dieux : « l’espace est Brahman ».

Ch.Up.III,17,8.

Le souffle vital (dans l’espace du cœur) est Brahman. La félicité (de l’espace du cœur) est Brahman. L’espace (de félicité) est Brahman.

Ch.Up.IV,1,5.

En vérité, ce qu’on appelle « espace » est le créateur des noms et des formes. Ce à l’intérieur de quoi ils existent est Brahman. Cela est immortel.

Ch.Up.VIII,14,1.

C’est seulement en acceptant Brahman comme témoin de toutes les cognitions que peut être établie sa nature de témoin non sujet à la croissance et au déclin, éternel, essentiellement pur, le soi, inconditionné et le même dans tous les êtres (car ce qui semble différencier les êtres sont les différences dont ils sont les témoins et non le témoin de ces différences), de même que l’espace, dont les caractéristiques (unité, homogénéité, transparence) sont indifférentes à la présence de petits pots, de vastes grottes et autres (réceptacles de l’espace).

Kena Upanishad II,14.

Brahman est le plus étendu, le plus plein, comme l’espace.

Aitareya Upanishad I, iii ,14.

Lui qui connaît toutes choses en leur essence et en leurs détails, dont la grandeur est en ce monde, il est l’espace dans la lumineuse cité de Brahman… Celle-ci est le lieu où Brahman est toujours lumineux; c’est la Conscience, le lotus du cœur. Brahman est aperçu « comme si » il se tenait au sein de cet espace dans le lotus du cœur, car toute allée, venue ou arrêt sont autrement impossibles pour lui qui est universellement infus comme l’espace.

Mundaka Upanishad II, II, 8.

De même que lorsqu’un pot est déplacé, c’est le pot qui bouge et non l’espace enclôt en lui, de même pour l’âme, semblable à l’espace.

(Mais) quand diverses formes telles que des pots sont brisées encore et encore, l’espace n’en a point conscience ; (alors que Brahman) est éternellement conscient.

Enveloppé par la magie des mots (qui font croire à des substances solides là où il n’y a qu’espace), par inertie il n’aperçoit pas l’espace (de félicité). Quand cesse cette inertie, lui-même un, il ne perçoit que l’un.

Amritabindu Upanishad v.13-15.

Relativement au fait que les choses semblent naître (et donc exister), l’illustration est la suivante : le soi semble être l’âme de la même manière que l’espace semble aussi exister sous la forme de l’espace confiné dans des pots. Et le soi apparaît sous forme de composés, de même que l’espace sous forme de pots.

Tout comme l’espace confiné dans les pots se fond entièrement (dans l’espace extérieur) lors de la décomposition des pots, de même (lors de la mort) les âmes se fondent dans le soi.

De même que les espaces confinés dans les divers pots ne sont pas obscurcis quand l’un de ces espaces est envahi par de la poussière, de même quant aux âmes affectées par le bonheur, le malheur etc…

Bien que les formes, les activités et les noms diffèrent si l’on considère les différences (entre les espaces confinés dans les pots), cependant il n’y a dans l’espace nulle différence. De même si l’on considère les âmes.

De même que l’espace à l’intérieur d’un pot n’est ni une transformation ni une partie de l’espace, de même une âme n’est jamais une transformation ni une partie du soi.

De même que le ciel (lui-même) est obscurci par la poussière aux yeux de l’ignorant, de même pour qui n’a pas compris, le soi apparaît couvert d’impuretés.

Le soi est semblable à l’espace quant à sa naissance, sa mort, ses allées et venues et sa présence dans tous les corps.

Les composés sont tous projetés tels un rêve par la magie du soi. Que certains (comme les corps subtils des dieux) soient supérieurs ou qu’ils soient tous égaux entre eux, on aperçoit nulle part leur production ( : leur naissance et existence).

A travers cette illustration de l’espace et des pots se trouve élucidé le fait que l’âme constituée de nourriture etc. ne soit autre que le soi ultime.

De même qu’a été mise en lumière l'identité de l’espace à l’intérieur de réceptacles de différentes tailles et matières, de même dans la Brihadaranyaka Upanishad, l’égalité du Brahman (: le témoin) est montrée dans différents contextes antagonistes (: les êtres corporels grossiers et les êtres divins au corps subtil).

Mândûkya Upanishad III, 3-12.


Mise en perspective : un beau poème de... l'espace ? ou de Rupert Spira ?

"A chaque fois que j'ouvre les yeux,

J'invite le monde à prendre forme.

Et à chaque fois que le monde prend forme,

Je suis invité à ouvrir les yeux..."