Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Formation tantra traditionnel.
dimanche 26 septembre 2010
Shivaismes du Nord et du Sud
Il y a des gouffres invisibles. Notamment entre les universitaires et... les universitaires. Et donc, par voie de conséquence, avec le grand public, voire avec les vulgarisateurs.
Prenez l'idée selon laquelle il y aurait d'un côté le "shivaïsme du Cachemire", au Nord donc, et de l'autre, le "Shaiva Siddhânta", tamoulisant, au Sud . On la trouve répétée dans tous les ouvrages sur le shivaïsme depuis un demi-siècle (un exemple sur wikipédia).
Le problème, c'est que les traditions d'Abhinavagupta n'étaient pas les seules traditions shivaïtes au Cachemire Xe siècle. En fait, la principale école shivaïte en termes de placement social était le Shaiva Siddhânta ! Cette école était répandue dans toute l'aire de la civilisation indienne à son apogée vers le Xe siècle, c'est-à-dire depuis l'Afghanistan jusqu'aux plages de la Papouasie. Puis, à cause des razzias islamiques du XIIe siècle, le bouddhisme tantrique disparaît, ainsi que le shivaisme du Shaiva Siddhânta. Une partie cependant a survécu dans le Sud de l'Inde. Mais les textes n'y sont plus transmis. Un certain mouvement dévotionnel tamoul en profita pour réécrire des tantras portants les noms des tantras anciens, mais avec des contenus nouveaux. Une autre tradition shivaïte du Sud qui naît vers le XIIe, le Vîrashaivisme, fît de même. Les Vîrashaivas ont un canon de 28 tantras, mais les contenus sont complètement différents des 28 tantras d'avant le XIIe siècle.
De plus, des textes en langues locales apparaissent (tamoul, kannada). A partir du XIXe siècle se développe le nationalisme tamoul, particulièrement virulent. Apparait alors le "Shaiva Siddhanta tamoul", entité qui qui perdure dans l'esprit de certains, mêmes savants, avec son folklore du "continent lémurien", son Tirumantiram remontant soit-disant au Ve siècle, et autres fariboles colportées par les adeptes du dravidianisme (dont j'ai été durant ma jeunesse). Comme le mot "tantra" sonnait mal désormais, on lui préféra le nom d'âgamas. Voilà pourquoi on parle aujourd'hui encore des "âgamas du Sud", alors que les termes tantra et âgama étaient autrefois utilisés sans distinction. C'est que ce Shaiva Siddhânta tamoul est très influencé par la contre-réforme brahmaniste en même temps que par ce nationalisme féroce qui fît couler tant de sang en Inde et au Shrî Lanka. Enfin, ce Shaiva Siddhanta-bis s'intéresse surtout au culte publique des temples, alors que le Shaiva Siddhânta ancien est un culte privé réservé aux initiés.
Quant aux traditions d'Abhinavagupta, elles ne sont pas exclusivement "cachemiriennes". Le maître principal d'Abhinava était du Penjâb, et son maître était "du Sud", apprend-on en lisant Abhinava lui-même. Le Trika était répandu dans toute l'Inde. De même, la tradition Krama était sans doute du Sud à l'origine. Le professeur Sanderson a apporté des indices intéressants à cet égard dans son dernier article. Il montre que les mantras ésotériques du Krama sont de langues dravidiennes (du Sud donc).
Enfin la tradition philosophique d'Abhinava, la Pratyabhijna, est certes née au Cachemire, mais elle s'est répandue au Sud, à Maduraï, en Andhra et au Kerala, dans les bibliothèques duquel on retrouve des manuscrits de la Pratyabhijna qui ont été perdus au Cachemire.
PS : Dans la même veine, je découvre ces propos de Jean-Marc Vivenza dans son dernier livre Tout est conscience : Une voie d'éveil bouddhiste :
"Les germes contenus dans le savoir des docteurs Yogâcâra, génèreront une féconde postérité de par l’écho qu’ils recevront au sein des diverses branches du Mahâyâna, et iront même jusqu’à pénétrer la métaphysique du Trika, courant védantique fondé sur la théorie de la reconnaissance (Pratyabhijnâ) de ce qui est nécessaire à la délivrance, plus connu sous le nom de Shivaïsme du Cachemire, dont le célèbre représentant n’est autre qu’Abhinavagupta, dont on sait qu’il se distinguera en se faisant l’ardent défenseur, au Xe siècle en Inde du Nord, du monisme radical."
Il y a là plusieurs erreurs graves.
Le Trika n'est pas une métaphysique. Il est d'abord une tradition initiatique fondée sur une liturgie, révélée dans des textes précis. Si métaphysique il y a dans le Trika, c'est Abhinavagupta qui la développe ensuite sur la base de la philosophie de la Pratyabhijna, fondée par Somânanda et Utpaladeva.
Il n'y a pas d'influence bouddhique dans les tantras du Trika. En revanche, on constate un emploi de certains termes-clefs du Yogâcâra dans les tantras du Krama qui, lui, est en effet idéaliste.
Enfin, il est parfaitement inexact d'affirmer que le Trika est un"courant védantique fondé sur la théorie de la reconnaissance (Pratyabhijnâ)".
Car premièrement le Trika n'est pas fondé sur la philosophie de la Pratyabhijna. Le Trika est fondé sur des tantras, pas sur un texte philosophique. De plus, le Trika existait avant la Pratyabhijna, c'est-à-dire avant Somânanda, qui vécut vers la fin du IXe siècle.
Deuxièmement, le Trika n'est pas un "courant védantique". Le Vedânta, les Upanishads, les Brahmasûtra et leurs commentaires n'y tiennent absolument aucune place.
Quant à la philosophie de la Pratyabhijna, elle n'a rien de Védantique. Certains courants védantiques sont mentionnés (Mandana Mishra) dans Les Stances pour la reconnaissance, mais pour être clairement distingués de la Pratyabhijna, puis réfutés en quelques lignes et sans ménagement ! Voir Les Stances pour la reconnaissance, II, 4, 20.
De plus, la Pratyabhijna n'est pas un "monisme". Elle enseigne l'absence de contradiction entre la conscience de la différence et celle de l'identité à travers la notion de Fond (bhitti). De sorte que dualité et unité y sont réconciliées dans une "suprême non-dualité" (paramâdvaita). A ce sujet, voir Les Stances II, 3, 14.
Enfin, la Reconnaissance n'est pas "la reconnaissance de ce qui est nécessaire à la délivrance", mais la reconnaissance de soi comme étant le Seigneur (svâtmani îshvarasya pratyabhijnânam).
Bref, il est temps de mettre à jours nos connaissances sur le "shivaïsme du Cachemire" et sur la philosophie de la Pratyabhijna. Mais il n'y a pas de quoi être optimiste, quand on voit que "trika" est devenu une marque déposée, avec sa page sur Facebook, vantant (vendant) des "stages de méditation Trika"...
A la lecture de ce texte la notion de trika devient encore un peu plus confuse. J'espère pourvoir lire un billet prochainement un billet qui explique un peu ce qu'est la trika.
RépondreSupprimerSinon, comme toujours, beaucoup de plaisir à vous lire.
Le Trika - "triade", désigne une tradition tantrique particulière. Son panthéon est en effet centré sur une triade de yoginîs : Parâ, Parâparâ, Aparâ, incarnées par leur mantra respectif.
RépondreSupprimerLa forme première du Trika est un culte des yoginîs pour obtenir des pouvoirs surnaturels et la délivrance.
Puis apparaît un Trika version 2.0, avec une déesse Kâlî dont la Triade serait l'incarnation. Cette déesse Kâlî, originaire de la tradition Krama, est l'incarnation de la conscience parfaite qui se différencie librement en sujet, pensée et objet ; dualité, unité, et unité-dans-la-dualité, etc.
Puis Abhinavagupta interprète ce panthéon selon les termes de la philosophie Pratyabhijna.
Enfin, Kshemarâja réinterprète la Pratyabhijna selon le panthéon Trika-Krama, avec sa Triade hypostase d'une déesse unique.
Rien de védantique dans tout cela.