samedi 15 janvier 2011

Shiva et Shakti

Chapitre 3 du Miroir de la liberté :

les trente-six tattvas[1]

Ce (Seigneur) débordant de sa propre félicité

Est possédé de fond en comble[2]

Par la volonté de jouer[3] avec lui-même.

En tant que félicité, on le décrit comme Śiva.

En tant que volonté, on le décrit comme Śakti. 1

On le décrit comme Śiva

Parce qu'il est manifestation.

Et comme Śakti parce qu'il prend conscience (de lui-même en tant que se manifestant ainsi).

Cette distinction est purement verbale.

Elle sert à bien faire comprendre (le Soi).

En réalité, (le Soi) n'est pas divisé (en Śiva et Śakti)[4]. 2

Śiva transcende tout.

Śakti est faite de tout[5].

Tout ceci n'est qu'une façon de parler[6]

Car Śakti n'est en rien séparée[7] de Śiva. 3

Śakti n'est rien d'autre que la liberté

Du protecteur Śiva grâce à laquelle

Il engendre l'univers sans aucune matière première.

C'est elle qui fait de lui Śiva[8]. 4

Śakti est ce qui fait que Śiva est Śiva,

Et Śiva est ce qui fait que Śakti est Śakti.

Śiva et Śakti sont toujours identiques,

De même que le feu n'est (rien d'autre)

Que le pouvoir de cuire, etc.[9] 5

La volonté de Śiva de se manifester

Est indivise, mais elle apparaît

D'abord sous deux formes :

Comme connaissance dans le (tattva) "Eternel Śiva"[10],

(Puis) comme activité dans le (tattva) "Seigneur". 6

Le premier état est décrit dans les traités

Comme "fermeture des yeux",

Alors que le suivant est dépeint comme "ouverture des yeux"[11].

La Śakti de Dieu présente en ces deux moments

Est appelée Pure Science. 7

Śiva voit "je (suis je)" en sa perfection

Jusqu'à la fin de Śakti, qui est un état d'indifférenciation.

Juste au-dessous - jusqu'à la fin de la Pure Science -,

C'est un état d'identité dans la diversité. 8

Il descend à cet état où il prend conscience

"cela je le suis"[12].

Alors Śiva, toutes ses facultés déployées,

Manifeste cette vision de la Pure Science,

Qui consiste à voir l'unité dans la diversité. 9

(A suivre : la définition de la Māyā)

Balajinnātha Paṇḍita, Le Miroir de la liberté (Svātantrya-darpaṇam), Munshiram Manoharlal, Delhi, 1993



[1] Ces 36 éléments constituent une sorte de récit intemporelle de toute conscience. Dans la perspective de la Pratyabhijñā, c'est une phénoménologie de la conscience, qui peut se lire aussi bien dans le sens descendant que dans le sens ascendant. De plus selon Abhinavagupta, chacun de ces éléments est constitué par les autres et les constitue, comme le collier de joyaux d'Indra. "Tout est dans tout".

[2] samāviṣta : "complètement absorbé en", "possédé par".

[3] ullāsa : briller, se manifester, se réjouir.

[4] On peut les distinguer : ce sont deux aspects d'une même réalité.

[5] Ou bien elle "constitue tout".

[6] vyavahāra-mātram : un usage, une convention pour communiquer à autrui une intuition.

[7] bhinnā : ce terme, utilisé ici plusieurs fois, est traduit différemment. L'idée est que Śiva et Śakti sont inséparables, "comme le feu et sa lumière".

[8] La déesse est le pouvoir de dieu. Mais ce pouvoir n'est pas un attribut accidentel de l'abslou, comme la Māyā du Brahman. Bien plutôt, elle est son essence, ce sans quoi il ne saurait être ce qu'il est. La Déesse est la déité de Dieu.

[9] Point crucial de la Pratyabhijñā qui lui permet d'échapper aux objections des Bouddhistes : le Soi n'est rien d'autre que l'ensemble de ses pouvoirs. Il est conscience, et la conscience est "sans nature propre" (niḥsvabhāva) au sens où sa nature est justement de n'est pas réductible à une nature fixe. Autrement dit, elle est liberté.

[10] Ces tattvas ont été, à l''époque de leur élaboration, une hiérarchie des éléments métaphysiques constituant toute réalité, mais aussi une hiérarchisation des niveaux d'accomplissement spirituel atteints par les différentes traditions religieuses. Ainsi, el tattva "Eternel Śiva" est le niveau ultime atteint par les adeptes du śivaïsme dualiste du Śaiva-siddhānta, car l'Eternel Śiva est le nom qu'ils donnent à Dieu. De même, Īśvara, "le Seigneur" n'est pas le Dieu suprême de la Pratyabhijñā, mais le nom d'un niveau de réalisation. Chaque tradition ajoutait son niveau afin de justifier sa supériorité, le tout sur la base des 25 tattvas de ce bon vieux Sāṃkhya (25 tattvas qui vont de Puruṣa à Pṛthivī).

[11] Depuis le début, nous avons donc Śiva, Śakti, Sadāśiva, Īśvara et enfin, Śuddha-vidyā. Śakti est volonté, élan, premier ébranlement de la manifestation. Sadāśiva est manifestation en soi-même, comme une intuition de la toute-possibilité. Īśvara est simplement l'éveil de cette manifestation. Ainsi volonté, connaissance et activité sont trois moments d'un même mouvement d'extériorisation. Puis le Soi prend conscience que toute cette manifestation est une manifestation de lui-même en lui-même : c'est la Pure Science. "Pure", car la conscience prend conscience qu'en prenant conscience des objets, elle ne fait que prendre conscience d'elle-même comme objet, sans pour autant cesser d'être une libre conscience. Il y a donc un mouvement d'extériorisation suivi d'une réalisation que tout cet extérieur repose à l'intérieur. L'aventure de la manifestation se termine donc heureusement. Le risque de la manifestation confirme finalement la conscience dans sa liberté.

[12] L'auteur consacre plusieurs stances à définir la Pure Science car, en réalité, elle est l'état que vise la Pratyabhijñā, l'état du "délivré-dès-cette-vie" (jīvan-mukta). La Pure Science est le paradigme de la Reconnaissance, semblable selon Abhinavagupta à la vision globale d'une cité depuis une hauteur. On peut décrire quatre états ainsi, de Śakti à la Pure Science : "je suis je" ; "je suis cela"; "cela je le suis"; "je est cela".

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