mercredi 2 mars 2011

D'où viennent les concepts ?

Voici à nouveau le chapitre 8 du Miroir de la liberté, mais augmenté de quelques vers qui nous expliquent pourquoi le monde n'est ni absolument réel, ni absolument irréel. Attention : il faut prendre garde de ne pas confondre cette position avec une thèse qui lui ressemble, celle du Vedânta, selon laquelle le monde est "inexplicable" (anirvacanîya). Car selon la Pratyabhijnâ, le monde est parfaitement explicable. Et cette explication est, en un mot, la liberté.

Chapitre 8 : la liberté souveraine

Nous avons déjà expliqué

Le sens général du principe de liberté.

Mais à présent, nous développons ce principe en particulier,

Ce qui doit être exposé de manière exhaustive. 1


La liberté[1] absolue du Seigneur Śiva

Lui est innée. Elle est sa nature,

Car il n'a besoin de rien de plus[2]

Pour s'adonner au jeu excellent des cinq actes[3]. 2


Parce qu'il joue spontanément,

Selon son désir, sans la moindre entrave,

Il n'a pas besoin d'atomes, ni de karma[4],

Ni de souvenirs[5], ni de rajas[6],

Ni même d'une "ignorance sans commencement"[7]. 3


Le Grand Seigneur à imaginé tout ceci à partir de lui-même,

Par la majesté de sa liberté souveraine.

Seuls les naïfs - et non les autres -

Affirment que la cause du monde est ceci ou cela[8]. 4


En définitive, (cette cause) n'est autre que le Soi,

En forme de manifestation et animé par la prise de conscience (de cette manifestation)[9]

- "je"-, toujours apparent, réel.

Tout le reste n'est qu'imagination[10]. 5


Ce "soi-même"[11] est évident[12],

(Car) il se présente comme conscience pure, non-duelle[13].

On doit considérer qu'il est sans aucun concept[14],

Parce qu'il est impossible de le concevoir comme une pluralité[15]. 6


L'univers extérieur apparaît objectivement et à la manière d'un voile[16],

Sur le mode du "cela".

On ne peut considérer ni qu'il est absolument réel[17],

Ni qu'il est absolument irréel[18]. 7


Voilà pourquoi il possède une réalité imaginaire.

Il est manifesté par l'intellect discursif[19].

C'est là seulement, au niveau de la dualité,

Que l'exclusion[20] devient possible

Par conceptualisation d'une pluralité. 8


Cette manifestation du "je" dans un (objet) limité[21]

Comme le corps, l'intellect, la sensation interne ou le vide

N'est elle aussi qu'un pur concept, comme (n'importe quel) objet[22],

Car (elle se pose comme) différente de tout ce qui est différencié d'elle. 9


Balajinnātha Paṇḍita, Le Miroir de la liberté (Svātantrya-darpaṇaḥ), Munshiram Manoharlal, Delhi, 1993



[1] "Liberté" traduit svatantratā, svatantratva ou svātantrya, qui désigne littéralement "l'indépendance", le fait d'être à soit même l'instrument de son action. Il ne dépend de rien, pas même de lui-même.

[2] na kimapi param : la liberté est le fait de pouvoir agir sans dépendre de rien. L'expression fait aussi allusion à la thèse de la Pratyabhijñā selon laquelle la liberté absolue de la conscience est la seule explication des phénomènes qui vaille.

[3] Les cinq actes qui définissent l'activité cosmique de Śiva : émanation (des phénomènes), subsistance, résorption, voilement (du Soi) et grâce.

[4] Les conséquences des actes passés (bouddhisme et théisme dualiste).

[5] vāsanā, les "parfums" laissés par les actes antérieurs qui, selon l'idéalisme bouddhique (cittamātra) sont la cause de tout.

[6] L'une des trois modalités de la nature selon le Sāṃkhya. Rajas est cette agitation au sein de la substance originelle qui instaure un déséquilibre, à la faveur duquel surgissent les mondes.

[7] anādi avidyā : position du Vedānta.

[8] Le naïf (bāla, l'enfant) est celui qui croit que le monde a une cause objective qu'il peut pointer du doigt, que cette cause objective (dans la mesure où l'on peut la connaître sur le mode du "cela") soit extérieure (comme la nature ou les atomes) ou bien intérieure (comme les traces inconscientes ou l'ignorance). La liberté de la conscience est absolue précisément parce qu'elle ne dépend d'aucune cause, externe (la réalité "objective") ou interne (l'esprit, les souvenirs, le passé, un état psychologique).

[9] Point essentiel : le Soi n'est pas comme un miroir qui reflète les choses sans s'en trouver affecté, ni comme un espace impassible. Il réagit, sent, éprouve... autant de formes de prise de conscience se ramenant, selon la Pratyabhijñā, à l'émerveillement (camatkāra).

[10] Tout le reste est construit, factice. Notons la distinction entre l'imagination du Seigneur, créatrice et réalisatrice, et celle de l'homme ordinaire, imagination vaine, sans réel pouvoir créateur.

[11] sva-ātman : notre Soi. La Pratyabhijñā parle du sva-ātman plutôt que de l'ātman. Cette redondance apparente suggère que ce Soi est bel et bien conscience, c'est-à-dire pouvoir de prise de conscience, et non un simple pouvoir de manifestation privé de la conscience de cette manifestation.

[12] svataḥ-siddha : "établi à partir de soi". La conscience, en effet, ne peut pas - et n'a pas à - être prouvée. Car elle l'est toujours déjà. En effet, si la conscience n'est pas présente en acte, rien ne peut l'être - et pas même ce "rien". Toute preuve est inutile en ce qui concerne la conscience. Elle précède et rend possible toute preuve. Tout est connu par la conscience et la conscience se connaît elle-même par elle-même. Celui qui nie la conscience l'affirme encore. celui qui en demande une preuve est comme un aliéné mental.

[13] En laquelle le Soi ne s'oppose pas au "non soi".

[14] a-vikalpa. Un vikalpa est un concept qui pose une chose (par exemple une vache) en l'opposant au reste de la manifestation ("non vache"). Mais la conscience est la manifestation consciente. Elle n'a pas de contraire, d'opposé, car rien ne se manifeste en dehors d'elle. Elle n'est donc pas un concept, ni l'objet d'un concept.

[15] Une pluralité, une dualité, se manifeste certes dans la conscience. Mais la conscience ne se laisse pas réduire à cette dualité. Pas plus, d'ailleurs, qu'à une simple unité. La dualité est conscience, mais la conscience ne se réduit pas à cette dualité. Ne voire que la dualité, c'est le mystérieux pouvoir de māyā, ce pouvoir que possède la conscience de se manifester comme objet, tout en oubliant que c'est elle qui se manifeste ainsi.

[16] saṃvṛtyā : "par enveloppement". Terme typiquement bouddhiste pour désigner les apparences par opposition à la réalité, en tant que ces apparences cachent la réalité. Mais l'auteur, dans sa glose en anglais, interprète le terme autrement : pour lui, saṃvṛti désigne l'imagination.

[17] On ne peut considérer que l'univers est absolument réel, car sa réalité dépend de la conscience. Il est réel comme conscience se manifestant à elle-même.

[18] On ne peut considérer que l'univers est absolument irréel, car il se manifeste. Et rien de ce qui se manifeste ne peut est nié absolument. La manifestation est une illusion, si et seulement si, on la considère en oubliant la conscience.

[19] vikalpa-buddhi : l'intellect qui conceptualise. Il faut préciser qu'ici comme ailleurs, le mot vikalpa ne désigne pas la conceptualisation au sens philosophique, et encore moins hégélien. Il s'agit plutôt d'une activité de construction qui produit aussi bien des concepts - des idées générales des choses - que des représentations imaginaires. Le vikalpa n'est pas nécessairement abstrait. Il peut consister en un individu. D'ailleurs le vers suivant va préciser que l'individu est une construction conceptuelle. Il est une construction à partir d'apparences disparates. Enfin, il faut informer nos lecteurs habitués à d'autres systèmes non dualistes que le vikalpa n'est pas le fait de l'ego. L'ego (le moi construit) est un vikalpa. Il ne construit pas de vikalpas. Seule la conscience peut conceptualiser, car conceptualiser est une action, or seule la conscience est capable d'agir. DOnc, dire, comme le fait l'A., que l'univers est manifesté par l'intellect n'est pas le dernier mot de la Pratyabhijñā sur la question. Seule la conscience manifeste les vikalpas, en se manifestant ainsi, parce qu'elle joue à ce jeu, gratuitement. Bien entendu, la plupart des vikalpas sont construits par la conscience s'identifiant à ce moi factice. Mais selon Abhinavagupta, les vikalpas qui surviennent spontanément -même s'ils sont des souvenirs - tels les songes éveillés, les pensées obsédantes, etc. - sont des productions directes de la conscience, du Soi, du Seigneur. Quand "ça" pense, c'est Dieu qui pense...

[20] apoha : autre terme bouddhiste emprunté au système de Dharmakīrti. Il désigne l'acte d'exclusion de non-x qui permet, du même coup, de poser x. Ceci sert à expliquer comment l'on peut former des concept des choses, sans que jamais ces concepts entrent en contact avec les choses (réelles !). Car, selon Dharmakīrti, la connaissance par concept n'a aucun rapport avec le réel.

[21] En fait, il ne s'agit pas d'une manifestation "dans", mais plutôt d'une identification (abhimāna) au corps, etc.

[22] Ce corps est un concept construit comme le vase. L'un comme l'autre se posent par exclusion de ce qui n'est pas eux (anya-apohanāt), par différenciation (bhedāt).

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