mercredi 29 juin 2011

Ce qui ne dépend de rien

Kâlî sur Bhairava, très rare représentation de cette déesse
Musée de Pattan



Dans
la tradition de Kâlî (kâlînaya, kâlîkrama), Shiva interroge la Déesse :

Ô Śaṅkarī !

Révèle ce qui est dans le cœur des yoginī, ce qui est indépendant des jours lunaires et des heures fastes, ce qui ne requiert pas de lieux, ni de moments (particuliers), etc.,

Révèle ce qui est affranchi des signes conventionnels des (différents) sites (sacrés), avec (leur) constellations et leurs planètes,

Révèle ce qui ne dépend pas des gestes sacrés ni des formules, ni des couleurs comme le rouge, etc., Révèle ce qui ne dépend pas d'un rituel quotidien, ni d'une offrande au feu, ni (de l'offrande) d'eau parfumée de fleurs, ni de l'offrande d'huile,

Révèle ce qui ne dépend pas du rituel d'invocation (d'une divinité), ni de vœux quand à la manière de se conduire,

Révèle ce qui ne dépend pas des (techniques) spéciales comme les remplissages, les vidages ou les rétentions (du souffle)!


Kramasadbhāvatantra, 1, 69-72


Vous remarquerez que ce discours est en grande partie une déconstruction du tantrisme. C'est un des points que cette tradition ultra-secrète a en commun avec des traditions bouddhistes comme la mahâmudrâ et le dzogchen. D'ailleurs, ces trois courants donnent le pays d'Oddiyâna (la vallée du Swat au Pakistan) comme lieu de révélation de leurs enseignements essentiels. Au sujet de la mahâmudrâ, voyez cet excellent billet. L'une des thèses de l'auteur de ce billet - thèse que je partage - est la tension entre la voie de la connaissance et la voie des techniques. On retrouve cet antagonisme dans la tradition kagyu de Gampopa, mais aussi dans l'histoire du (des ?) dzogchen. Comme j'ai essayé de le montrer dans plusieurs billets, le dzogchen tel qu'on le présente aujourd'hui est le résultat de luttes entre différents points de vue.
N.B. : cette Kâlî-là n'a rien à voir avec la Kâlî du Bengale. De plus, pour être précis, je dois ajouter que la déesse sur la photo n'est pas exactement la Kâlî du Kâlîkrama, appelée Kâlasamkarshanî "Celle qui met le temps en pièces", mais Siddhilakshmî. Toutefois, leur iconographie (dhyânashloka) est identique. Autrement dit, cette Siddhilakshmî est un clone népalais de Kâlî.

dimanche 26 juin 2011

Tout est souffrance



Le Yogavasistha est à la non dualité ce que les Mille et une nuits sont à la littérature : un océan de près de 30 000 vers rempli d'histoires dans les histoires. Le récit-cadre est la dépression du prince Râma. Or ce prince est un avatar de Dieu, l'Omniprésent (Vishnu) qui s'est fait homme pour... sauver tous les hommes de leur propre folie. Mais il s'enfonce dans une terrible dépression. On a peur de le comprendre. Quoi qu'il en soit, le Yogavasistha prétend donc être une thérapie capable de guérir Dieu lui-même ! Le satsang ultime.

Le récit s'ouvre sur les raisons de la mélancolie du prince. A seize ans - l'apogée de la vie selon la sagesse indienne - il réalise que tout est souffrance : duh-kha en sanskrit. Duh comme dans dys-fonctionnement; et kha est le moyeu, l'axe de la roue. Bref, quelque chose ne tourne pas rond dans le samsâra. Voici un bref extrait :

Le prince Rāma dit :

C'est parce que je me livre à la réflexion que je dis ces choses, même si je suis ignorant. Les gens naissent pour mourir et meurent pour naître. Tout ceci est éphémère, le vivant comme l'inerte. A quoi bon la royauté à mes yeux ? A quoi bon les jouissances. Qui suis-je ? Comment tout ceci est-il arrivé ? En méditant ainsi, un puissant dégoût surgit en moi à l'égard de toutes les choses, comme il arrive à un voyageur dans un lieu désert. Comment guérir de ce mal être ? Cette pensée me brûle. Ô toi qui es silencieux ! La richesse[1] elle-même ne mène qu'à encore plus de confusion. C'est clair et net.


Un homme riche que personne ne méprise;

Un homme courageux qui n'est pas mythomane;

Un chef qui voit tout d'un regard égal :

Ces trois hommes-là sont bien difficiles à trouver !


L'espérance de vie est fragile comme une goutte d'eau posée sur le bout d'un brin d'herbe. On peut bien capturer le vent, briser l'espace ou enfiler les vagues de l'océan : mais la vie ne peut durer. Car les arbres aussi vivent, ainsi que les animaux et les oiseaux... (mais) seul vit (vraiment) celui dont l'esprit vit par son activité mentale. Seuls les êtres qui vivent une vie droite[2] en ce monde ne renaissent plus ici-bas. Les autres ne sont que des ânes dégénérés !


Un enseignement n'est qu'un boulet pour qui est dépourvu de finesse;

La connaissance est un boulet pour qui est attaché aux émotions;

L'esprit est un boulet pour qui ne tient pas en place;

Le corps est un boulet pour qui ne se connaît pas lui-même.


Sous l'emprise de l'ego, le désastre.

A cause de l'ego, l'angoisse.

Sous l'emprise de l'ego, l'attente.

Pas d'autre ennemi que l'ego.


Le cœur s'élance de-ci de-là, surexcité, en pure perte, comme un chien de campagne s'élance de loin en loin. Il ne trouve rien, nulle part, même s'il trouve d'immenses richesses, tout comme une passoire qui n'est jamais vraiment pleine, même plongée dans l'eau. Ô vous qui êtes sincères ! contrôler l'esprit inconstant est plus difficile que boire l'océan, que déraciner l'Everest, que manger du feu. De toutes les imperfections du sasāra, il y en a une qui se distingue par les souffrances interminables qu'elle procure : c'est la soif.


Ni le tranchant d'une épée,

Ni l'éclat de la foudre,

Ni l'étincelle du métal en fusion

Ne sont aussi mortels que cette soif enracinée dans le cœur, Ô brahmanes !


En un clin d'œil, la soif suffit

A transformer le meilleur des hommes en un fétu de paille,

Fût-il aussi élevé en sagesse que l'Everest,

Et aussi courageux que ferme.



[1] "Celle qui procure le confort".

[2] "bonne, authentique" (sādhu).

Un poème de Kabir - "Ô Mâyâ, grande magicienne, je te connais" - chanté par le plus grand chanteur actuel à Bénares, Channulal Mishra :