Parmi les différents courants de ce que l'on a coutume d'appeler le shivaïsme du Cachemire, la tradition du Kâlîkrama est tenue pour être la plus élevée. Son tantra fondamental est le Jayadrathayâmala qui, en 24 000 stances, expose le culte de différentes variétés de la déesse Kâlî, laquelle n'est autre que la conscience.
Plus tard apparût au Cachemire un culte cyclique de treize aspects de la déesse Kâlî. Une des particularités de cette liturgie est l'absence de visualisations. Dans cette forme épurée, il n'y a plus que des mantras, essence de la vacuité. La source légendaire de cet enseignement est une certaine "Madame M" (Makâradevî), à savoir Mangalâ. On sait par une source tibétaine que sa statue se dressait à l'entrée de la capitale du petit royaume d'Oddiyâna. Celui-ci n'est autre que la vallée du Swat, aujourd'hui située au Nord du Pakistan. Aux abords de la ville, nous dit-on, s'étendait un champ de crémation, le Karavîra, lieu des rencontre avec les yoginîs, celles qui justement révélèrent l'enseignement secret sur Kâlî.
En gros, il y a trois méthodes. Tout d'abord, le culte des Kâlî, assez complexe, mais sans visualisations. Cette liturgie est censé reproduire le cycle naturel de la conscience créant et engloutissant le monde à chaque instant, pour chacun d'entre nous. Cette voie quelque peu artificielle doit déboucher sur une intuition indicible et soudaine (sâhasâ), la révélation de l'espace infini de vacuité qui dépasse tous les contraires.
Pour illustrer les deux autres méthodes, lisons un extrait autobiographique d'un maître ancien de cette lignée, Nishkriyânanda. Il relate sa rencontre avec un "siddha", un être accompli :
"A cause de la majesté de son regard, je m'effondrait à terre en un instant, tel un arbre tranché à la racine. En un instant, j'atteignis cette Terre qui est à nulle autre pareille, affranchie des facultés externes comme internes, qui ne peut être objet de science, sans défauts, au-delà du Temps et de son absence, dont la présence infuse et transcende (tout), sans demeure fixe, ni changeante ni immuable, débordante du flot émerveillé de cette félicité ultime qui ne (résulte) pas d'un contact, au-delà de la félicité elle-même, inpénétrable, libérée des jugement erronés tels que "c'est" et "ce n'est pas", affranchie des pensées comme de leur absence, par nature au-delà de la conscience, dépourvue de toute trace de conditionnement.
Je restait longtemps immobile. Puis soudainement je me réveillais à peine, par la force de sa grâce. Je titubais en me délectant dans la joie de cette expérience sans précédent. Je me tenais stupéfais, réjouis de cette joie éternelle. Je m'étais détourné du bavardage mensonger des traités. L'ego avait disparu. J'interrogeais alors le maître accompli qui se tenait là, un livre à la main. "Cette Terre inaccessible et sans défauts que j'ai expérimenté quelque peu par ta grâce, dis-moi comment je pourrais la reconnaître toujours et en toutes circonstances !"
Alors cette grande âme, qui demeurait silencieuse, fixa son regard débordant d'éternité vers le ciel. Par sa bénédiction surgit alors de l'espace suprême la Parole suprême, inséparable de Shiva, sans demeure fixe, qui transcende le Tout jusqu'à la parole articulée. C'est elle, Bhairavî, affranchie de tout support, dont la forme propre n'est pas localisée. Elle est "la sauvage" (Atavîla), incarnation de l'Espace toujours présent, être suprême, beauté de la fusion de la lumière de cette conscience incomparable, parce qu'elle octroie (-la) à ce moment même, éternellement et sans dualité, la liberté sauvage (atavîm) par-delà les (trois) lumières (du sujet, de la pensée et de l'objet), libre de tous les voiles."
Cette apparition pointe le doigt vers le livre que tient le maître. Ce livre, comme tous les manuscrits indiens, est fait de feuilles enserrées entre deux planchettes qui font office de couverture, le tout étant lié par une ficelle. La déesse explique que les deux plachettes sont les deux souffles, inspire et expire, et tous les couples de contraire. Il faut trancher le lien qui les lie, afin de révéler la grande vacuité absolue qui se trouve entre eux...
La suite au prochain numéro. Le texte ici traduit est publié, en partie, par Alexis Sanderson dans un aticle récent paru dans "Mélanges tantriques à la mémoir d'Hélène Brunner".
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