samedi 18 juin 2011

Après comme avant ?

Nord de Bali


Est-ce que l’Éveil en cette vie-ci est identique à l’Éveil après la mort ?
Notre vraie nature étant, par définition, immuable, la réponse est oui. Mais il est intéressant de noter que la plupart des philosophes non-dualistes maintiennent qu'il existe une différence. Première illustration, tirée du Commentaire d'Abhinavagupta aux Stances pour la Reconnaissance (Vimarśinī, II, 3, 17). Il confirme d'abord que "l'éveillé" (buddha) n'est plus dupe de l'illusion de la dualité, laquelle lui apparaît désormais comme manifestation de la conscience une. Puis il précise que le "parfaitement éveillé" (suprabuddha) perçoit toute chose en sa plénitude, et cela grâce à une longue pratique de l'absorption en sa vraie nature. Mais il distingue ensuite cet éveil de l'expérience de la plénitude que seule la disparition du corps peut faire vivre... en sa plénitude :

"Celui qui a reconnu dans le Soi (divin) sa vraie nature n’est point réellement égaré, tout comme celui qui contemple un tour de magie tout en connaissant ses ressorts, quand bien même l’égarement persisterait, porté simplement par l’habitude de cet (égarement formée antérieurement à la reconnaissance), quand bien même il continuerai de croire qu’il est le corps, etc. (durant sa vie quotidienne[1]) et simultanément qu’il n’est pas (le corps, etc. durant l’absorption mystique[2]) ; et quand bien même le pot, etc. continuerait aussi de se manifester conformément à la croyance (erronée) selon laquelle ce pot, etc. n’est pas le Soi. Ensuite, quand la dernière heure du corps est arrivée, il atteint la condition de Seigneur Suprême au sens stricte du terme[3].

Mais celui qui est complètement absorbé dans l’état de Seigneur Suprême et qui perçoit même le corps, le pot, etc. (comme absorbés en cet état) parce qu’il a été instruit de l’enseignement de śiva et (aussi) par la force de la pratique répétée de la contemplation (bhāvanā), celui-là voit ici-bas, en cette vie-même et dans ce corps, la manifestation partielle des attributs du Seigneur Suprême.

Cependant, il n’est pas complet au vrai sens du terme (vastutaḥ). Car il n’atteindra l’identité avec toutes choses telles qu’elles sont vraiment qu’à la disparition de l’incarnation contractée par le souffle vital."



[1] Bh : vyutthāne.

[2] Bh : samādhi-kāle.

[3] Eva.

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On voit bien, ici, que la "contraction", ayant sa cause permanente dans le corps, ne peut définitivement disparaître qu'à la disparition du corps.
Deuxième illustration : un mystique chrétien - un exemple parmi des dizaines au XVIIe siècle - établi la même distinction après avoir décrit l'âme parfaite à l'image d'un miroir :


"On peut comparer ces âmes à la glace d'un miroir qui, étant exposée aux rayons du soleil, en conçoit une si parfaite image et le représente si naïvement en soi-même qu'il semble que le miroir ait en soi le soleil même avec toute sa lumière et ses perfections.

Mais quoique dans cet état il semble que la félicité soit pleinement accomplie de tout point, elle est pourtant bien différente de celle de la gloire [après la mort], à cause que les voiles ne sont pas tout à fait ôtés d'entre la face de Dieu et celle de son épouse [l'âme], et que la condition de voyageurs est telle qu'il faut maintenant être en paix et tantôt en guerre, souvent en privation et nudité d'esprit, et une autre fois en la jouissance de tous les délices du Paradis.


Cependant parmi toutes ces vicissitudes et ces changements l'âme est immobilement et éternellement unie et collée à son centre, sans en pouvoir être détournée par quoi que ce soit, si ce n'est qu'elle voulût quitter son état; car comme elle vit seulement de ce que Dieu est, rien ne la peut troubler ni changer, parce que l'Être de Dieu est immortel et immuable."


Maur de l'Enfant-Jésus, Exposition des communications divines dans tous les états et degrés de la vie mystique et spirituelle pp. 171-172 de l'édition par D. Tronc

8 commentaires:

  1. Il me semble que c'est une question de définition. Soit (1) le terme d'éveil qualifie un acte (celui de s'éveiller) soit (2) il qualifie un état (l'état d'éveil), soit (3) il qualifie les deux, soit (4) aucun des deux.

    Si l'acte d'éveil est identique à l'état d'éveil (3) et que ce dernier est un, forcément le premier sera un lui aussi. En mathématique c'est une simple transitivité (si x=1 et que x=y, alors y=1). L'argument ressemble à une tautologie.

    Maintenant si on considère que l'éveil est un acte (1), peut-on conclure à une identité par le simple fait d'aboutir à un même résultat ? Ou le résultat est-il effectivement le même ?
    Le fait d'entendre un son suffira pour dire que nous entendons, entendre c'est entendre quelque chose qui est un son, de la même manière on pourra dire que s'éveiller c'est s'éveiller à "notre vraie nature". Mais entendre un son c'est pouvoir l'entendre avec plus ou moins d'intensité ou de richesses harmoniques en raison de la proximité de la source sonore et de la qualité de son ouïe. (Le son émis reste le même mais l'écoute ou le son entendu varie). On peut donc imaginer que l'on puisse s'éveiller de manière plus ou moins entière ou définitive, en ce cas on pourra distinguer plusieurs sortes d'éveil. Le corps étant la première et dernière condition limitante, son abolition permettra un éveil plus - ou totalement - complet.
    Et c'est précisément ce que laisse entendre ceux qui répondent non à la question.

    Mais est-ce le point de vue "non dualiste" (entre guillemets car tout point de vue est par définition dualiste) ?
    Il me semble que ce serait davantage le quatrième cas de figure. L'éveil n'est ni un acte, ni un état, ni un acte et un état : ce n'est qu'un mot - faisant partie d'un vaste jeu de mots. Se demander si l'éveil avant ou après la mort est le même est un non sens. C'est d'abord présupposer qu'il y a quelque chose qui s'appelle un éveil et quelqu'un pour s'éveiller.
    La réponse à la question sera donc "mu" (comme dirait les discordiens).

    On peut aussi ne pas choisir et cumuler les réponses (oui, non, mu, ...).
    Amicalement.

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  2. Bonjour Space,

    Oui, tout ça c'est que des mots. Mais dire que c'est que des mots, c'est aussi que des mots... et alors ?
    Cette histoire d'avant et après "présuppose" des choses, certes. Mais dire que tout ça n'est que dualité, des mots, que personne n'existe pour s'éveiller, etc. ce sont autant de présuppositions, non ?
    Pourquoi ne pas assumer, pourquoi ne pas accueillir la dualité, les mots, les nuances, la diversité ?
    Autrement, on s'enferme dans la dualité qui oppose le monde des mots, des personnes, etc. d'un côté, et le monde de l'au-delà des mots, de l'impersonnel, de l'autre.
    Amicalement

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  3. P.S. :
    Euh, tout compte fait, Space, j'ai un peu du mal à dire que tout ça, c'est QUE des mots.
    Non, ce sont aussi des expériences, sublimes, sacrées. Même plus : C'est l’Expérience, le Mystère, l'Abîme de joie, de paix, de lumière, d'amour.
    Pas seulement impersonnel, du type "Non", "non", du type "il n'y a que l'Être impersonnel". Pas seulement un "éveil". Non, c'est un tsunami, une Vague, un océan.
    Je suis d'accord avec Joaquim, là :
    http://www.cafe-eveil.org/forum/viewtopic.php?t=1056

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  4. Je n'ai pas voulu dire que tout cela ne sont que des mots, du moins pas au sens où vous l'entendez.
    (Car la double négation ouvre sur bien autre chose - aussi bien en orient qu'en occident).

    Ce que je trouve intéressant c'est de voir les différentes possibilités non pas pour en exclure mais pour en jouer.

    J'aime bien citer cette phrase de Platon disant qu'il faut faire comme les enfants qui confronté à un choix le refuse et veulent tout.
    Pourquoi choisir entre voir les formes vide et voir le vide en tant que forme ? Ne faut-il pas les deux ? Si on oublie de voir le vide en tant que forme on tombe dans un pseudo advaita, et si on oublie de voir les formes en tant que vide on tombe dans un pseudo tantrisme, tout aussi stérile.

    Donc je ne suis pas en désaccord avec ce que vous dites.
    J'ai réagi parce que je ne comprenais pas l'argument qui vous faisait conclure à une réponse affirmative.
    Amicalement.

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  5. Aaahhh !

    Voilà, oui, tout à fait d'accord.
    Désolé de vous avoir mal compris. Les mots divisent, le silence réunit, et la conscience donne lieu à tout cela. Inclure, embrasser, accueillir - même les confrontations : conscience.

    Amicalement

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  6. Hi. This post is old, but it seems quite appropriate to me to ask my question here, if you permit. To make my commentary more to the point, though, I will then ask an additional question.

    Svacchanda Tantra and Malini Vijayottara Tantra introduced the distinction between aprabudda, prabuddha, and supprabuddha yogins. Then, this distinction reappeared in the Spanda Karika. Neither it nor its commentaries refer to the above tantras, though. Besides, they sometimes equate supprabuddha with prabuddha. However, that is not the main point of my concern. What is more interesting is that this distinction reappeared once again in the Virupaksapancasika but became fivefold. It seems that the supprabuddha category was there divided into three subcategories, perhaps inspired by the Tantraloka. The most interesting point is that in the commentary to the Virupaksapancasika, the prabuddha subject was identified with the Vidyesvara (see verse 41). More precisely, it is there called not prabuddha but prabuddhakalpaḥ, which is something like "almost enlightened". In turn, "prabuddha" of the Spanda Karika is usually translated as "partially enlightened". Accordingly, the question is as follows: can we say that the prabuddha yogin of the Spanda Karika is precisely the Vidyesvara, the aprabuddha yogin belongs to one of the three lower statuses of the subject, and the supprabuddha yogins are among the three highest statuses of the subject? After all, the verbal difference between "partially enlightened" and "almost enlightened" is slight.

    As for the additional question, the quote from Abhinavatupta indicates that even the supprabuddha subjects are not completely full simply because thay can retain their body. Doesn't that suggest that there is still a kind of anava-mala even at the parapara/para levels? See also: Tantraloka 9.93c–96.

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    Réponses
    1. Tantra is fond of nuances. It stresses continuities over differences. That is why there are so many layers and states. The masters often use expressions like "îshat" and so on. And when they use several such scales and want to make them correspond, it can become quite complex. Therefore, there are some discussions. But the point is that there are stages, but that also, at any stage, it is possible to transcend. Yes, the prabuddha is a rudra or a mantra. Maybe not a mantreshvara. And that, mostly after death. For, the corresponding powers are not always manifested when in a body. The question of the presence of the malas at different levels is a controverted point. Every one agrees that karma must disappear. As for mâyâ and ânava, the answer is less clear. For, after all, if there is a liberated one, there must be some degree of individuality and a world in which to be free, isn't it so ?

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    2. Interestingly, your answer has fused two of my concerns. I personally believe that there must be malas of some sort even at the parapara/para levels because there are too many reasons for and textual hints of it. Thus, Utpaladeva claims that mayiya mala must presuppose anava mala. But after that, he seemingly says that it can exist independently of it. By the way, if we take the karika and the vritti only, we can notice that they do not deny anava mala at the parapara level but are just silent about that. However, Abhinavagupta says that there is a level where mayiya mala can be considered in isolation ("adhunā punarāṇavakārmamaladvayābhāve'pi
      śuddho'stimāyākhyasya malasya viṣayaḥ"), and the thesis that there is no anava mala at the parapara level has become commonplace. But if Utpaladeva indeed agreed with the latter, he may be considered quite unorthodox regarding the issue of the malas.

      Curiously enough, Debabrata SenSharma claims that there must be a kind of anava mala similar to the one peculiar to the Vijnanalakas at the parapara level and refers to the same ĪPV.

      Now, what is especially noteworthy is that Utpaladeva considers those very Vidyesvaras we are discussing as limited and calls them anutvam. But given that he seemingly admits that they have mayiya mala only, we can guess that it is this mala that is responsible for limitation. However, that would be quite odd, considering that this function is usually performed by anava mala. Wouldn't it be more reasonable to admit that the Vidyesvaras have both anava and mayiya malas?

      Finally, turning back to the prabuddha subjects, I am interested precisely in the typology present in the Spanda Karika because it is somewhat simplified, and it is not that easy to trace it to other typologies. Even though Ksemaraja composed a commentary to the Svacchanda Tantra, he does not refer to it in his Spanda Nirnaya. However, it is clear that it concerns not prabuddha beings in general but prabuddha yogins. It can even be said that it is written to help the latter to become suprabuddha. This means that if it is true that a prabuddha yogin must be at the Vidyesvara level, he cannot be a mantra or a rudra, who are divinities, but still a human being, who must reach a more elevated status not after death but while still alive, which, again, brings us back to the body-mala issue at the parapara level.

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