vendredi 30 décembre 2011

Un pour tous, chacun pour Soi ?


Sur le chemin du temple, les veuves sont reduites a la mendicite


Les antimodernistes crachent sur la démocratie. C’est presque, pour eux, un signe de ralliement.

L’un de leur arguments consiste à dire que le « plus » ne peut venir du « moins », le parfait de l’imparfait, l’unité de la multitude. Et donc (bien que le lien soit laissé vague), la démocratie ne saurait accoucher de rien de bon. Comme le répète Platon et tous les traditionalistes depuis deux millénaires, accorder le pouvoir à la multitude, c’est de fait renoncer à un pouvoir organisateur, c’est laisser une illusion se donner libre carrière. « Démocratie » est une contradiction dans ses termes. La foule ne saurait détenir aucun pouvoir réel, car elle n’a elle-même aucune réalité.

Cependant, toutes les traditions ne se joignent pas cette condamnation radicale.

Pour commencer, la démocratie grecque ne se présente pas, à l’origine, comme un projet profane, mais comme un don des dieux. Depuis, la Franc-maçonnerie, pour ne prendre que l’exemple le plus célèbre, se veut une tradition d’origine pré-moderne, ésotérique, sacrée, liée aux Mystères, mais résolument vouée à la construction d’un monde démocratique.

En Orient, le bouddhisme instaura d’emblée une rupture avec l’ordre féodal. Le Bouddha affirme que la valeur d’un être ne vient pas de sa naissance, ni de sa place dans un « ordre naturel » parfaitement artificiel, mais qu’elle consiste avant tout dans ses intentions, lesquelles sont libres. Il remplace le dharma cosmique, naturel, impersonnel, à reproduire sans se poser de questions, par un dharma individuel, personnel, inventé en commun (par exemple, dans la saṃgha) et sans cesse renouvelé. De plus, on sait que le Bouddha était issu d’une communauté qui pratiquait une forme de gouvernement démocratique. L’Inde en a conservé quelque chose dans ses conseils de village, malgré les siècles de féodalité.

Mais les non-dualismes, demandera-t-on ? Eh bien, la plupart ont défendu une dualité entre la connaissance de la non-dualité, d’une part, et son éventuelle mise en pratique, de l’autre. L’Eveil doit rester une chose strictement intérieure, privée, individuelle. L’Eveil, pour soi ; aux autres… une indifférence bienveillante. Au mieux, donc, un statu quo, au pire un blanc-seing pour les puissants. Ce qui, en pratique, revient à cautionner les systèmes politiques existants. Qui ne dit mot, consent. Le silence au-delà des concepts peut, n’en déplaise aux esprits confiants mais naïfs, cautionner les pires concepts.

Quand les non-dualismes tantriques – pratiques - arrivaient au pouvoir, ils étaient soutenus par des roitelets. Ils ont donc tous soutenus un ordre féodal sur le modèle du maṇḍala. L’ordre des castes au Népal, par exemple, est l’un des plus rigides, alors même que leurs traditions sont les plus audacieuses du śivaïsme et du bouddhisme. De sorte que la non-dualité du pur et de l’impur est restée confinée dans les cercles d’initiés.

Je ne connais qu’une exception : le dzogchen, la Grande Perfection. Ce système contemplatif a, dans sa forme radicale et la plus ancienne, promu une forme d’accès plus directe à l’Eveil – et donc à l’autorité. Si la Nature de Bouddha, en effet, est également présente en chacun, et si elle est aisément accessible, alors chacun de nous est une autorité potentielle. Ces idées sont, bien sûr, nourries des doctrines des plus beaux soûtras de la Voie Universelle, tels celui de Vimala Kîrti.

Voici un passage ou la Grande Perfection est mise en parallèle avec la démocratie, extrait d’un manuscrit trouvé à Dunhuang, autrefois oasis importante sur la Route de la Soie :

« Quand les accomplissements sont donnés d’en haut, comme quand un roi nomme un ministre, c’est le mode exotérique. Quand la royauté est offerte par le peuple, c’est le mode de la Grande Perfection insurpassable qui se manifeste d’elle-même ».

Questions et réponses sur Vajrasattva



mardi 20 décembre 2011

Deux en Un


Pointe de l'arc, Melkotte, Sud de l'Inde


L’expérience mystique est-elle une union avec Dieu, ou bien la reconnaissance d’une identité avec Dieu ? Le mystique est-il comme fondu en cet océan, ou ne fait-il qu’un avec lui ?

Madame Guyon offre cette réponse :
« Quoiqu’on parle de ‘perte totale’ en Dieu et de stabilité dans cette perte, je ne prétends pas que ce soit une cessation d’être, ni qu’il soit absolument impossible de sortir de là. Il y a une espèce d’impuissance morale, et non physique. Cette impuissance vient de la forte habitude que l’âme a contractée.
Un vase tombé dans la mer est entièrement perdus à notre égard, quoiqu’il ne le soit pas en effet, puisqu’il subsiste dans la même mer, et puisqu’on peut le retrouver par accident imprévu, soit en pêchant, soit par quelque voie indirecte : ainsi quoique le vase soit effectivement perdu, il ne l’est pas absolument : cependant on ne laisse pas de le regarder comme tel, parce qu’il est moralement impossible de le ravoir.
Je n’admets pas non plus un état permanent de lumière passive ; car cela ne peut être : quoiqu’il y ait une certaine permanence de mort d’esprit pour n’user plus de ses propres lumières, et [que] l’habitude de la nudité et du vide rend l’âme continuellement disposée à recevoir la lumière sans mélange parce que tous les fantômes[1] sont évacués et dissipés.
Où je mets la stabilité, c’est dans la volonté, qui a force de se conformer à son divin Objet et de s’y unir, passe en lui et s’écoule tellement dans la volonté de Dieu, que l’âme n’aperçoit plus cette volonté et la compte comme perdue. Elle l’est, non seulement comme le vase tombé dans la mer, mais [encore] comme un fleuve qui après s’y être écoulé, se mélange avec elle : car cette eau est encore plus perdue que le vase ; néanmoins, quoiqu’elle soit véritablement perdue, mélangée et transformée en mer, elle n’est pas absolument perdue, puisqu’un Ange pourrait séparer ces deux eaux. Cependant la difficulté de la chose la fait regarder comme moralement impossible ».

« Moralement », c’est-à-dire pratiquement.
En mentionnant l’Ange, on se demande si la Guyon ne fait pas preuve d’une certaine malice envers ses juges, car le recueil dont est extrait ce texte est une justification de la Théologie Mystique, ou « contemplation sans pensée ». C’est un procès qu’elle perdra, avant de passer sept années à la Bastille.
Quel en est l’intérêt pour nous ?
Elle décrit « l’état d’éveil », ce que les Indiens nomment la liberté-dans-la-vie. Or, l’esprit peut-il vraiment disparaître ? La permanence de l’éveil consiste-t-elle à ne plus avoir de pensées ? Cela est contredit par l’expérience. Mais alors, quelle est cette « stabilité » ?
M. Guyon la met dans la volonté. Qu’est-ce que cette volonté ? C’est l’amour, ou plutôt le sentiment intime d’être, au plus profond de soi, tourné vers notre centre et le centre de toute chose. Ce contact est ressenti comme amour, douceur et félicité sans pareille. Comme elle dit ailleurs, « l’entendement se lasse de ne plus penser ; mais la volonté ne se lasse jamais d’aimer ». La contemplation ne consiste donc pas à supprimer les pensées par un effort délibéré, mais à se tourner vers ce centre dont émane spontanément, gracieusement, ce bien-être. Comme ce contact est suave, il laisse une marque indélébile. Parce qu’il est source de plénitude, on s’y laisse aller sans effort. Les pensées tombent. Ou plutôt, elles ne comptent plus. Fasciné par cette fontaine de vie, on s’y abreuve sans plus se soucier de savoir qui l’on est, à quoi l’on pense. D’où sa permanence, comme un feu qui couve, comme une source intarissable, comme un fond sonore.
Se fondre en cet océan est le but de la vie mystique.


[1] Les phantasmes, les souvenirs et rémanences des impressions des sens.

Une demie-heure


Vishnou a Melkotte


"Que l’âme raisonnable retourne à soi et se recueille en soi, afin que sans les images des corps, elle se puisse considérer soi-même et la nature invisible de Dieu tout-puissant ; et qu’elle rejette les fantômes des images terriennes et tout ce qui se présentera de terrestre à sa pensée. Car lorsque l’âme, par une pure intelligence, aura commencé de s’excéder soi-même et d’entrer toute dans cette clarté de lumière incorporelle, pendant ce temps dans ce transport d’esprit se trouve et s’obtient cette paix qui surpasse tout sens, afin qu’il y ait un silence au ciel l’espace d’une demi-heure (1), de sorte que l’esprit du contemplatif ne soit point troublé du tumulte ni débat des pensées turbulentes : la sensualité n’opère point ici, ni l’imagination. Mais toute la force intérieure de l’âme est pendant ce temps dénuée de son propre office."

Hugue de Saint-Victor, Livre deux de l’âme, chapitre 20, cité dans Justifications, II, p.  123

(1)   Note de Madame Guyon : Par ce silence d’une demi-heure il veut dire, je crois, suivant l’expérience, qu’on ne passe guère plus d’une demi-heure de suite sans qu’il vienne quelques pensées qui ne font que passer : elles ne distraient jamais la volonté, à cause de l’habitude du vide et de la volonté.

Insipide


 Sortant d'un car de nuit (a deconseiller), j'apercois cette lune eclipsee
"De meme que la planete noire Rahou nest visible que quand elle devore la Lune, la Conscience ne devient evidente que quand elle saisi les objets" Abhinavagupta

« Pourra-t-on manger l’insipide, qui n’est point assaisonné de sel ? »
Job, cité par Madame Guyon dans Justifications II, p. 113

« L’âme contemplant son Dieu sans voiles ni images, le voit comme en plein midi, se reposant en elle ainsi qu’en sa propre maison, opérant doucement et familièrement dans son cœur et voyant goûtant et expérimentant comme il est plus près d’elle qu’elle-même ; qu’elle est plus lui qu’elle-même ; et qu’elle le possède, non comme quelque chose, ni comme elle-même, mais plus que toutes choses et plus qu’elle-même. Selon cette lumière elle se comporte de telle façon, que la joie, la vie, la volonté, son amour et ses regards sont plus en lui qu’en elle-même, et ce d’autant plus qu’elle connaît qu’il est meilleur et plus digne qu’elle, et qu’elle a expérimenté qu’il est plus doux et suave qu’elle ; et enfin, qu’elle le voit plus beau et plus glorieux qu’elle. Et même, ayant parfaitement connu qu’il est tout et qu’elle n’est rien, et qu’en lui est toute beauté, bonté, douceur, en elle toute laideur, malice amertume, elle demeure et vit uniquement en lui et rien en elle-même.
D’où s’ensuit qu’elle est toute en Dieu, toute à Dieu, toute pour Dieu, et toute de Dieu, mais rien en elle-même, rien d’elle-même. Elle vit toute en l’esprit, volonté, lumière et force de Dieu, et rien en son esprit, volonté, lumière, force et capacité propre et naturelle. En cette capacité, en cet esprit et en cette lumière elle contemple cette volonté essentielle, à savoir l’essence de Dieu, comme il est écrit : Nous verrons la lumière en votre lumière.
Benoît de Canfield, Règle de la perfection, III, 6, cité dans Justifications, II, p. 120

Sans savoir comment


 Un temple vers le ciel

Les croyants parlent de prier. On croit que prier, ou faire oraison, c’est demander quelque chose à Dieu. Or,

« L’oraison n’est pas parfaite lorsque le solitaire connaît ce qu’il fait quand il prie »

Dit Saint Antoine,
Commenté par Saint Barthélémy des Martyrs :

« L’oraison est une élévation de l’esprit en Dieu : donc la parfaite oraison sera une élévation parfaite. Or celle-ci ne se fait que par la véhémence de l’amour et du désir, encore que celui qui prie n’entende point qu’il demande alors quelque chose. D’où vient que Saint Antoine disait que celui qui prie parfaitement n’entend pas qu’il demande quelque chose : car celui qui prie ne fait pas de réflexion sur soi, il ne compose et ne divise pas, mais d’un simple et pur acte d’amour il s’assoupi avec le prophète, disant : Je dormirais et reposerais en paix en cela même. Et c’est là la pleine paix et le sommet de la félicité de cette vie qui surpasse tous les sens. »

Abrégé spirituel, II, 12, cité dans Justifications, p. 128

jeudi 15 décembre 2011

Quand la non dualité fait peur


Non-dualité. Unité. Soit. Mais qu’est-ce qui n’est pas « deux » ? Qu’est-ce qui est « un » ? 

L’autre jour, je m’avançais vers le temple de Melkotte. Il y avait une barrière en travers de la rue. J’ai donc du m’approcher de la porte du temple, sur le côté de cette barrière, pour continuer mon chemin. Mais, alors que j’approchais de la porte, un policier me siffle et me crie « no, no ! ». Surgit à l’instant un jeune brahmane qui me crie « prohibited ! » en pointant mes sandales. Il est en effet d’usage de retirer ses chaussures lorsque l’on entre dans un temple. Mais là, j’étais toujours sur la chaussée publique. Un peu agacé par cette agressivité injustifiée, je m’approche du brahmane qui continuait à faire les gros yeux et je lui demande, en sanskrit, « Quelle est la preuve de cela ? » (atra kiṃ pramāṇam ?). Interloqué, il me répond que c’est la tradition des maîtres, etc. (ācārya-paraṃparā-āgata… bla bla bla … anusmaraṇīyameva). Voyant qu’il avait mordu à l’hameçon, je réplique « Tout ça, ce ne sont que des constructions imaginaires ! » (sarvaṃ kalpanā-mātram etat). Et là, il s’est carrément énervé. Il s’est mit à parler de plus en plus vite, et j’ai réalisé qu’il était passé à la langue tamoule, la langue régionale des adeptes de la secte. Il s’éloigna en continuant à me chapitrer pour avoir osé mettre en doute la validité des règles imaginées par sa caste. Pourtant, je n’avais fait qu’émettre une opinion. 

Pour comprendre la réaction de ce brahmane, il faut comprendre ce que signifie, pour lui, « non-dualité » - car cet individu appartient bel et bien à une école de pensée qui affirme la non-dualité !
Il faut dire que le lieu, Melkotte, n’est pas anodin. Juché sur un gigantesque monolithe, ce haut lieu de pèlerinage vishnouïte est un petit village brahmanique, comme Mattour (où j’étais il y a un mois) et Gokarna (d’où je viens). Comme à Mattour, le sanskrit occupe une place importante. Mais, alors que Mattour est un bastion de la non-dualité selon Śaṃkara, Melkotte est la Mecque de la « non dualité qualifiée » inventée par Rāmānuja (c. 1100). En fait, il s’agit de la principale secte tantrique vishnouïte (śrī-vaiṣṇava ou pānca-rātra). Chassés autrefois du pays tamoul par leurs camarades shivaïtes, ils se sont exilés ici, au Karṇāṭaka. Krishnamâchârya – le maître de yoga de Jean Klein et de bien d’autres – était de cette communauté. Leur tantrisme est épris de pureté, de purification, de végétarisme et de règles aussi complexes qu’arbitraires. Plus qu’ailleurs, le statut social dépend de cette pureté qu’il est facile de perdre, mais difficile à recouvrer.
Par conséquent, personne ne s’occupe de nettoyer. D’où la crasse, omniprésente en Inde. Voici un homme chargé de ramasser et brûler les détritus, juste à côté du temple de Melkotte :



C’est un intouchable. Même aujourd’hui, son espérance de vie ne dépasse pas quarante années. A quelques pas, des prêtres brahmanes papotent devant l’entrée. Ils ne sont pas beaucoup plus propres sur eux, mais ils s’imaginent qu’ils représentent la pureté divine parmi les hommes. Les brahmanes sont censés incarner le Brahman, l’Immense. Un brahmane, c’est l’absolu sur pattes, dit la « tradition des maîtres ».
Cette dualité du pur et de l’impur est, à mon avis, le problème numéro un de toute l’Inde. Mais il est spécialement évident chez les vishnouïtes. C’est pourquoi ils ont souvent été moqués. Par exemple, par Alan - « Vishnou la paix » - Daniélou. Cela étant, leur obsession de l’ordre (dharma) et de la pureté (śuddhi, śuci, śauca) confère à leur mode de vie une certaine élégance, un sens de l’organisation qui se retrouve dans l’enseignement du yoga de l’école de Mysore (issu de Krishnamâchârya). 

Cela étant, pourquoi cette obsession ?
Car enfin, « non-dualité » ne signifie-t-il pas que tout est égal (sāma-rasya), que toutes les oppositions ne sont que des artifices (kṛtrima), des constructions arbitraires (vikalpa, prapañca), au mieux des conventions (saṃketa) ? Pourquoi alors insister sur cette dualité du pur et de l’impur ?

L’une des raisons est l’oubli du sens des symboles de la non-dualité que sont les actions rituelles. Tout se passe comme, plus ce sens était oublié, plus on donnait de sens aux détails insignifiants, par compensation. L’acte, devenu absurde, ne tire son sens et sa valeur que du fait d’être exécuté scrupuleusement. Le sens de l’acte, c’est de le faire. Ce genre de dérive est commun à toutes les religions, et même à tous les systèmes de signes. Le symbolisme devient ritualisme. Le symbole spirituel devient symbole social.
L’autre raison tient à la peur de la non-dualité (advaita-śaṅkā, dit Abhinavagupta). Les adeptes du Vedānta que sont ces brahmanes de Mattour et Melkotte, sont certes pour la non-dualité, mais pas n’importe laquelle.
De fait, leur non-dualité n’est pas celle du pur et de l’impur. Comme dans toutes les traditions védântiques (même celle de Śaṃkara), la non-dualité est ici celle du Soi individuel et du Soi suprême, celle de l’être individuel et de l’être universel. Mais c’est une compréhension purement théorique. La tradition stipule en effet que cet « éveil » ne doit jamais être mis en pratique. En effet, il ne faut pas mettre en question la dualité pratique, celle du pur et de l’impur, car cela reviendrait à s’attaquer au statut des brahmanes, dont seule la pureté justifie le prestige et le privilège d’accéder au divin directement dans les temples. Pour veiller à ce que cette séparation – cette dualité – soit respectée, la connaissance de cette non-dualité n’est pas rendue publique. Elle est réservée aux hommes, brahmanes, et qui vivent à l’écart de toute vie sociale à travers le rite du « renoncement » (saṃnyāsa) qui est une sorte de mort sociale. Une fois coupé du reste de la société, ils peuvent affirmer « Je suis l’absolu, rien n’est pur, rien n’est impur » sans crainte de menacer « l’ordre naturel des choses ». 

Autrement dit, la raison de cette dualité entre le monde de l’action dans la dualité, et le monde de la contemplation de la non-dualité, est purement politique et social : la dualité est le fondement, la raison d’être du pouvoir brahmanique. La moindre remise en cause de cette dualité aurait, pour eux, des conséquences catastrophiques. Un brahmane ne peut se vendre que si sa clientèle croit à la dualité du pur et de l’impur. La plupart des rites présupposent cette dualité, qui n’est pas simplement une dualité abstraite du genre « sujet et objet », mais quelque chose de concret, un mode de vie entier. 

D’où la réaction du jeune brahmane « non-dualiste » de Melkotte. 

Quelle leçon en tirer ?
A mon sens, la non-dualité implique nécessairement la non-dualité des races, des sexes, des humanités, des dignités, des droits. Bref, la démocratie.
Nous n’avons pas tous les mêmes capacités, certes, mais nous avons tous le même potentiel spirituel (nous sommes tous des « bébés bouddhas ») et la même valeur en droit, car nous sommes tous également doués de libre-arbitre. La seule manière de nier cette évidence est de nier notre propre dignité, de clamer haut et fort que « le libre-arbitre n’est qu’une illusion » (surtout quand « le Destin impersonnel, la danse de la Conscience » nous ont bien doté…). Ainsi, ceux qui font mine de mépriser les idéaux modernes de démocratie, d’égalité, de liberté, de raison, de progrès, d’individualité, ne font que se mépriser eux-mêmes (tout en pratiquant l’individualisme et en profitant de la liberté d’expression qui n’est possible que dans une démocratie). Ils oublient que les traditions pré-modernes n’ont pas le monopole du sens du sacré. A la base de la démocratie, il y a aussi une spiritualité authentique. La non-dualité, c’est celle des hommes et des femmes, des croyants et des athées, des petits et des grands, bref de tous les couples de contraires concrets. Seul le tantrisme non dualiste a exploré cette voie de la pratique de la non-dualité (advaita-ācāra).
La vraie non-dualité peut et doit donc avoir une portée politique, sans quoi elle n’est qu’un instrument au service des puissants. 

Mais sous quelle forme ? A quoi ressemblerait un « programme non dualiste » ? Le problème en serait : Comment assurer l’égalité, tout en respectant les différences ?
Autre problème lié : Comment pratiquer la non dualité sans tomber dans l’immoralisme ? Ou l’indifférence ? Peut-on vivre « par-delà Bien et Mal » tout en conservant un sens moral ? Ou bien y a-t-il un lien entre « pure conscience » et « conscience morale » ?