mercredi 29 février 2012

Il en faut peu pour être heureux

Sarko the Psycho veut nous faire travailler plus pour gagner plus... ou moins ? Peu importe, voici la réponse qui me vient à l'esprit :

mardi 28 février 2012

En quel sens peut-on dire que la conscience est libre ?


Je parcours avec attention et délectation le livre d'Isabelle Ratié sur la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijñā). Dans sa conclusion, elle constate que tout tient dans la liberté :

"A l'issue de cette exploration des textes d'Utpaladeva et d'Abhinavagupta consacrés à l'identité, à la différence et à l'altérité, force est de constater qu'à tous ces problèmes sans exception, la Pratyabhijñā n'apporte, au fond, c'est-à-dire en dépit de la complexité des controverses dans lesquelles elle se glisse, qu'une seule et unique solution : la liberté (svātantrya) de la conscience.
(...)
la conscience est svatantra, autonome, en ce premier sens qu'elle ne dépend pas de l'Autre, puisque, selon le principe même des bouddhistes, elle est ce qui se manifeste par soi et prend conscience de soi par soi - c'est pourquoi la liberté de la conscience est "absence d'expectative vis-à-vis de l'Autre" (ananyamukhaprekṣitva) ; mais elle est aussi libre à l'égard de sa propre identité. Son dynamisme ou son "être-agent" (kartṛtā), en effet, c'est précisément le fait que son existence n'est confinée à aucune essence qui lui préexisterait, car si les objets son déterminés une fois pour toutes à avoir une forme particulière qui leur est propre et dont ils ne peuvent s'écarter sans s'abolir, la conscience est capable d'assumer toutes les formes, y compris celle de l'Autre, et peut s'apparaître comme limitée ou contractée alors qu'elle ne l'est pas. Sa liberté n'est donc pas seulement une indépendance vis-à-vis de l'autre, mais encore une indépendance vis-à-vis de soi qu'Abhinavagupta décrit comme "le fait de ne pas reposer seulement dans une adéquation exclusive à soi, contrairement à une entité inerte" (ātmamātratāyām eva jaḍavad aviśrāntatvam) : selon la Pratyabhijñā, le Soi, c'est précisément ce qui est sans sans être confiné à un "être-seulement-soi" (ātmamātratā)." (pp. 714-715)

Ainsi, la Reconnaissance n'est pas un non-dualisme de l'être pur (sanmātratā), mais bien de la liberté, y compris par rapport à l'être, pur ou différencié, donné ou construit. La synthèse d'Isabelle Ratié prend ici des accents sartrien, comme en plusieurs autres endroits de son travail. Car c'est là, en effet, un point essentiel aussi bien de la Reconnaissance que de l'existentialisme.

A sa façon, la Reconnaissance célèbre la vacuité d'existence propre, condition de la liberté. Il ne saurait donc être question d'aspirer à perdre toute identification pour simplement "être". Le propre de la conscience, c'est au contraire ce pouvoir de s'arracher à l'être, qui s'exprime aussi bien dans la réflexion que dans la distraction la plus banale.

Dès lors, il devient impossible d'enfermer une conscience - la conscience telle qu'elle s'identifie librement à telle ou telle individualité - dans l'être, dans un concept, dans une nature, dans une forme, dans une essence.
D'où cette question : la Reconnaissance ne formule-t-elle pas l'Idée (tātparya) du dharma du Bouddha ? Je veux dire, la liberté n'est-elle pas le concept abouti de la vacuité ?

dimanche 26 février 2012

La cité de la vision

Sur un temple de Vishnou à Melkote

Un jour, dans une cité de l'Inde, une princesse éveilla son époux à sa vraie nature, la déesse-conscience que chacun adore déjà sans le savoir. Si bien que tous les habitants de cette ville, s'éveillant mutuellement à leur vraie nature, en firent la "ville de la vision" (vidyā, apparenté au latin video). On pouvait y entendre les menâtes chanter ainsi :

Célébrez votre propre Soi,
Conscience sans objets !
Aucun objet n'existe en dehors de la conscience,
Tout comme aucun reflet n'apparaît en dehors d'un miroir.
L'objet est conscience.
Je suis conscience.
Toute chose, vivante ou non, est conscience,
Car toute chose apparaît selon la conscience,
Alors qu'elle se manifeste librement par elle-même !
Hommes ! Célébrez donc la conscience qui manifeste toute chose,
Qui est le fondement de toute chose.
Et, après avoir abandonné l'illusion,
Voyez en toute évidence la seule conscience.

Extrait de la Section de la gnose dans l'Arcane de Tripurā (Tripurā-rahasya), I, stances 99-101



Homme VS animal, ou conscient VS inerte ?

La nature ne peut être le fondement de la morale, car la nature, comme ordre naturel, n'est qu'une construction au service des intérêts de ceux qui dominent cet "ordre naturel".

Mais ceci n'implique pas que la contemplation de la réalité ne soit pas une source d'inspiration morale. La beauté du réel, sa cruauté, son indifférence, sa démesure, son absence d'essence, de fondement et de centre sont des expériences puissantes, capables, à tout le moins, de remettre en question nos préjugés. En particulier, la contemplation des formes de la nature peuvent inspirer la découvertes d'objets mathématiques d'une beauté troublante. Un exemple qui donne le vertige est le fractal de Mandelbrot, merveilleusement expliqué par Arthur C. Clarke dans ce documentaire. Les fourmis ne sont pas des triangles, mais les triangles sont aussi sources d'émerveillements. Cette gravure d'Escher allie la géométrie, la perception et la relativité pour ébranler nos repères - tout se déploie dans l'espace de conscience :



L'œuvre d'Escher est un exemple frappant, auquel ce petit film rend hommage :

INSPIRATIONS from Cristóbal Vila on Vimeo.



Autre remarque : Le bouddhisme et l'hindouisme d'un côté, platonisme et religions abrahamiques de l'autre. De part et d'autre, les lignes d'opposition ne passent pas au même endroit. En Inde (pour faire simple), on n'oppose pas l'homme à l'animal, la nature à la culture, l'intellect au corps, mais la conscience à l'inerte, le vivant à l'inerte, le sujet à l'objet, la conscience à l'objet. C'est pourquoi, bien que les mathématiques s'y soient développées comme en Grèce, l'intellect n'y a pas été divinisé. Telle est la grande, l'immense différence entre les non-dualismes indiens et le platonisme et les spiritualités d'Occident. Bâties sur la divinisation de l'intellect et des mathématiques, ces dernières fondent la dignité de l'homme sur la bêtise des animaux. Alors que la philosophie de la Reconnaissance comme le bouddhisme fondent la morale sur la capacité à sentir, sur la conscience. La conscience n'est pas moindre dans le chien que dans l'homme, même si ses pouvoirs sont actualisés différemment.

"Cet être qui a pour attribut la conscience est présent en tous les corps.
Il n’y a nulle part de différence."

Ce vers extrait du Tantra de la Reconnaissance de Bhairava, est ainsi commenté dans le Clair de lune de la reconnaissance :

"Dieux, démons, hommes, animaux, plantes, êtres mobiles ou immobiles, tous ont en commun la conscience. Il n'y a là aucune différence. Le corps, (le souffle, l'intellect) et autres (attributs) ne font aucune différence quant à la la conscience. Méditer cette (vérité), c'est faire l'expérience irrévocable que "partout et en tout, c'est seulement la conscience qui se déploie"."
Vijñāna-kaumudī ad Vijñāna-bhairava, 100

Un maître dzogchen confirme :

"Le terme 'conscience ordinaire' est le plus proche, le plus adéquat pour décrire la nature de l'esprit... 'Ordinaire' veut dire que cette conscience continue est présente en tous les êtres, depuis Samantabhadra jusqu'au plus petit insecte. C'est elle, le vrai Samantabhadra".

Tulkou Orgyen, Vajra Speech, p. 107

Samantabhadra est le Bouddha primordial, l’incarnation de notre vraie nature introuvable et toujours-déjà donnée, sans effort ni artifice. "Ordinaire" se dit en sanskrit prâkrita, qui signifie aussi "naturelle", non produite par une technique, et commune à tous les êtres, universelle donc.

vendredi 24 février 2012

Les fourmis ne sont pas des triangles - nature, morale et liberté



"C'est naturel", "c'est notre vraie nature", "c'est l'état naturel", "vivre en accord avec la nature", "retourner à la nature", "mais c'est la nature qui le veut ainsi", "il ne faut pas aller contre la/sa nature", "c'est contre-nature"...

Les non-dualistes se réfèrent souvent à l'idée de nature : ils emploient certaines des expressions listées ci-dessus. Essayons de voir ce que cela veut dire.

De fait, pour les tenants de la Tradition ou du Védânta brahmaniste, le fondement de l'éthique est la nature. L'absolu est au-delà des concepts. Mais l'éthique est, elle, fondée sur la nature, reflet divin de l'absolu. C'est-à-dire, sur l'ordre naturel des choses, le dharma. "Chacun à sa place" : telle est la justice selon les traditions naturalistes, dualistes ou non, qui entendent justifier leur vision du juste et de l'injuste par l'appel à la nature. La morale est comme la santé du corps. Une main bonne, c'est une main qui fait ce pour quoi la nature l'a faite, qui rempli sa fonction. Un corps sain, c'est un corps en harmonie avec la nature, où chaque organe obéit à l'organisme. Quoi de plus naturel, en effet ?

Sauf que les lois naturelles sont de simples régularités que l'on constate. De là, les naturalistes, les traditionalistes et certains non-dualistes passent à l'idée de loi morale, comme si les lois morales étaient les lois physiques. "Telle est la loi de la nature", disent-ils. Puisque cela est, cela doit être. C'est l'harmonie naturelle, le cosmos, le Tout à l'écoute duquel on doit se mettre sans cesse pour vivre bien. 

Mais est-il légitime de déduire ainsi ce qui doit être (la morale) de ce qui est (la nature) ? La morale dérive-t-elle de la physique ? Suffit-il d'observer la nature pour savoir ce qui est bien ou mal ? d'observer le passé et le présent pour décider de l'avenir ?

Si l'on a le droit de faire quelque chose parce que cela se fait depuis toujours, alors le meurtre, le vol et le viol sont moralement acceptables ! 

Mais la nature ? - me dira-t-on, n'est-elle pas vénérable par sa puissance qui nous dépasse ?

Non. Car la nature n'a rien à voir avec la morale. Cela, nous le savons aujourd'hui grâce aux progrès spectaculaires de la connaissance, en particulier scientifique. Elle peut inspirer, calmer, être l'objet de mille contemplations, mais elle ne peut fonder notre savoir de ce qui est juste.

Aristote l'Ancien pensait que la liberté et la vie bonne consistent, pour un être vivant, à agir selon sa nature. L'œil est fait pour voir. Les femmes sont faites pour avoir des enfants. Les Noirs sont faits pour être esclaves, et les Grecs, pour être libres. De même, les religions abrahamiques se réclament de l'idée de nature pour fonder la morale, puisque la nature est l'ordre voulu par Dieu. Et encore aujourd'hui, l'on entend dire que l'homme et la femme "ont vocation" à procréer. C'est leur nature, à eux fragments de la Nature, de l'ordre des choses voulu par Dieu. "La Nature ne fait jamais rien en vain", car elle, ou son divin créateur, l'ont ainsi voulu. Même l'humanisme est fondé sur l'idée de nature humaine, définie par opposition à la nature, à la nature animale, fixe, interchangeable, dépourvue d'âme, d'intelligence et donc, de dignité. L'idée de nature sert ici de repoussoir à l'idée de dignité humaine (voyez les discours limpides de Luc Ferry à ce sujet). Ce discours est encore une façon de fonder, indirectement, la morale sur la nature.

Mais les fondateurs de religion et les philosophes anciens n'avaient pas les connaissances que nous avons. Le premier chimpanzé est arrivé en France vers 1630. Ces progrès nous ont appris que la Nature est cruelle, indifférente, et surtout incroyablement diverse. Ainsi, elle ne peut servir de modèle. De même, l'idée que le Mal est du à la Chute d'Adam (via Ève et l'odieux Serpent, il est vrai) ne tient plus : le lion dévore la gazelle, la gazelle souffre, génération après génération. Comment admettre qu'un Dieu d'amour ait pu concevoir une telle horreur ? De plus, ceux qui se réclament de la nature quand ils clament que la liberté consiste à être soldat quand on a une nature de soldat, etc., se désavouent dès qu'ils sont malades : ils courent chez le médecin pour lutter contre la nature, et contre leur nature si imparfaite !

Cette idée de nature a ainsi justifié toutes sortes d'inégalités "traditionnelles" et qui continuent de faire rêver les nostalgiques de l'Âge d'or. Elle fonde aussi le totalitarisme. L'important, c'est en effet d'être un rouage dans le Grand Tout impersonnel. Fi de votre petite histoire personnelle, de vos souffrances. Vous n'avez qu'à vous abandonner au Grand Tout ! Même le taoïsme est tombé dans ce travers. Pas Zhuang Zi, sans doute. Mais lisez le Huai Nan Zi et d'autres ouvrages holistes d'inspiration laozienne[1] : cela fait froid dans le dos. Voyez aussi Le zen en guerre. Toujours la même justification : conformez-vous à la nature ! Stoïcisme, aristotélisme, taoïsme, confucianisme, brahmanisme, judaïsme, islam, christianisme, humanisme : tous ont fondé leurs prescriptions et leurs interdits sur l'idée de nature, classant ainsi les êtres en les enfermant dans leur prétendue nature.

Or il n'y a pas de nature prise en ce sens. Toute nature n'est qu'une seconde nature, acquise, une habitude dont on a oublié les origines et que l'on prend pour une entité éternelle, donnée alors qu'elle est construite.

A ma connaissance, la seule grande religion et le seul courant philosophique à avoir défendu d'emblée cette vérité, c'est le bouddhisme. En remplaçant la nature par la réalité, l'essence par l'interdépendance et les grands principes (dignité, humanité, respect, sainteté, etc.) par une morale des conséquences, le dharma du Bouddha s'oppose radicalement au dharma des brahmanes, de même que l'éthique de réciprocité ("Traite les autres comme toi-même") s'oppose radicalement à l'éthique de la vengeance, ou loi du talion ("Traite les autres comme ils t'ont traité"). N'oublions pas, non plus les jaïns. Mais, comme par hasard, on a dans leur théorie de la connaissance l'idée que les choses et les êtres ont plusieurs aspects contradictoires, en fonction du point de vue auquel on se place. Pas de "nature" fixe, pas d'ordre impersonnel, donc.

On retrouve des idées analogues en Occident quand on a dit que la liberté consistait à n'être rien, à pouvoir s'arracher à sa nature et à agir, pour le meilleur et pour le pire, contre elle. Cette idée se rencontre chez Aristote, chez les platoniciens, les Pères de l’Église, les humanistes renaissants (par exemple le "lieu de nulle chose" de Charles de Bovelles) et modernes, chez Rousseau, Kant et chez Sartre, pour ne citer que les plus célèbres. Mais pour eux, cette liberté comme absence de nature est l'apanage de l'homme. L'homme n'a pas de nature propre - ou, du moins, il ne se réduit par à elle et peut se définir contre elle - mais les animaux, si. "Leur nature leur tient lieu de culture" comme dit joliment Ferry. La tradition philosophique occidentale a ainsi découvert un espace de liberté, mais sans voir que c'est l'idée de nature elle-même qu'il fallait remettre en question.

En Occident, l'utilitarisme et le pragmatisme ont également pris cette voie : au lieu de chercher des règles, une valeur absolue, on part de la capacité à souffrir. La règle de l'action devient donc : "Traite les autres de manière à diminuer la souffrance et augmenter le bien-être". 

L'idée de nature est ainsi inutile et nuisible. Il n'y a pas de liberté possible en elle. Car, à mon sens, la morale repose non seulement sur la capacité à souffrir, mais aussi sur la liberté comme pouvoir de se constituer en opposition à un environnement. Les animaux non-humains ont ce pouvoir : ils modifient le réel d'une manière moins prévisible que l'eau ou le vent. Il y a, dans leurs actions, la marque d'un pouvoir d'arrachement à ce qui est. Les animaux sont plein de surprises ! Pour le meilleur et pour le pire, comme les humains. Ils n'ont donc pas de "nature propre", car il n'existe rien de tel qu'une nature, propre ou universelle.

Dès lors, plus d'essentialisme : plus de racisme, plus de sexisme, plus d'ethnocentrisme, mais aussi, plus d'anthropocentrisme, plus de spécisme possibles ! Tous les êtres sensibles doivent être traités comme des sujets moraux, car capables, à des degrés divers, de souffrir. Dieux ou fourmis, tous ont des droits. La liberté au sens kantien, oui, mais cette liberté se retrouve, à des degrés divers, dans tous les êtres. "A des degrés divers" : différences de degré, donc, et non de nature. Continuité et non pas rupture.

Et la philosophie de la Reconnaissance ? Que dit-elle ? Ou du moins, qu'en dirait Abhinavagupta ? Eh bien, l'une des raisons de son anti-brahmanisme, de son opposition à l'ordre "naturel" des castes, c'est justement qu'il ne croit pas à l'idée de nature propre (sva-bhāva, sva-dharma) ! Les choses n'ont pas de nature fixe, de définition unique, de concept, d'essence qui va décider de leur sort. Lisons cet extrait d'un texte de Kṣemarāja, élève d'Abhinavagupta :

"Selon notre point de vue, c'est Śiva et lui seul (qui se manifeste en toute chose) parce qu'il est autonome. Dès lors, chaque chose, unique, admet une multiplicité (d'aspects contradictoires). Selon les autres (doctrines), au contraire, les choses ont une essence déterminée (pratiniyata)."[2]
 
L'autonomie, c'est le fait que la conscience ne se manifeste pas selon une essence ou une nature préétablie : tout est possible. Et cette liberté souveraine se retrouve dans les manifestations de la conscience, car c'est la conscience qui se manifeste comme objet inerte et comme être vivant tout à la fois. Ainsi, les choses ne sont pas délimitées par une essence telle ou telle, "masculine" ou "féminine". Pour Abhinavagupta, le seul usage légitime du terme "nature propre" sert à désigner l'individualité ou les traits qui permettent, pratiquement, de distinguer une chose d'une autre. Mais tout cela est subordonné à la liberté souveraine qu'est l'activité consciente, laquelle est aussi bien présente dans une fourmi. Comment le sait-on ? Parce que la fourmi fuit lorsque l'on essaie de l'écraser, et parce que le comportement de la fourmi n'est pas entièrement prévisible. On ne peut déduire la vie de la fourmi de son concept, alors que l'on peut déduire les propriétés d'un triangle du concept de ce triangle.

La conscience ne fonde pas d'ordre. Elle crée bien une apparence d''ordre, mais ce sont plutôt des ordres, qui changent sans cesse, comme en témoigne l'expérience commune. C'est un ordre qui est une création, un jeu (sauvage, pas nécessairement bon). Croire à un ordre, c'est précisément la dualité, l'illusion d'une nature fixe et soi-disant donnée (māyā). Cette croyance en l'existence d'une nature ordonnée fonde, à son tour, la croyance en la dualité du bien et du mal (karman). Cependant, on ne tombe pas dans l'extrême du relativisme puisque, même si le bon et le mauvais sont relatifs, il y a tout de même une règle universelle qui permet de trancher dans chaque cas particulier : choisir ce qui entraîne le moins de souffrance et ce qui entraîne le plus de plaisir. Ce n'est pas un critère parfait (c'est une construction mentale), mais elle à le mérite d'être fondée sur un fait : la souffrance.

Les fourmis ne sont pas des triangles.


[1] Comme les Canons de l'empereur jaune, traduits par Jean Lévi avec une nouvelle version du Lao Zi, chez Albin Michel.
[2] Spanda-sadoha, éd. KSS, page 10.

mardi 21 février 2012

L'intuition de l'espace est-elle libératrice ?


L'espace est la métaphore de la vraie nature des choses et de l'esprit, tant dans le bouddhisme que dans le Vedânta. L'espace, en effet, est insaisissable, inconcevable, infini. Ne rien trouver quand on cherche un "Soi", une essence, c'est trouver l'essence des choses, pareille à l'espace. On reconnaît ainsi l'espace infini, sans formes. La seule différence entre l'espace et la nature de l'esprit tiendrait à l'absence de conscience. La conscience pure, ou nature de l'esprit, serait donc un espace infini, mais conscient. Et la reconnaissance de cet espace serait la clef de la liberté intérieure, spirituelle.

Mais en va-t-il toujours ainsi ? 

De fait, l'espace a été découvert par d'autres, mais ils n'en n'ont pas toujours tiré les mêmes conséquences que le Vedânta et le bouddhisme.

Ainsi, l'Illimité est pour Platon le Mal, la cause de tout désordre, de toute injustice, de toute maladie. Alors que le Bien est la Limite qui agence harmonieusement. Vive la Forme ! A bas l'informe ! D'où l'image rassurante d'un monde clôt, proportionné à l'homme, hiérarchisé, modèle de l'action humaine, individuelle ou collective.

Plus tard, Pascal sera de même effrayé par l'infini, par le silence des espaces infinis, par l'infiniment grand, l'infiniment petit, l'infini de l'espace, l'infini du temps. C'est la contingence et la relativité. Face à l'infini, aucun repère ne tient. Cette perte lui fait peur. Le passage, via la Révolution copernicienne, d'un monde clôt à un univers infini, n'est pas vécut comme une libération, mais comme une angoisse. Peut-être la liberté est-elle source d'angoisse ?

Pourtant, tout partait d'une idée simple, énoncée par Giordano Bruno : "La nature est une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence, nulle part". Elle est la transposition de l'une des définitions de Dieu donnée dans le Livre des XXIV philosophes, lui-même situé dans la tradition néoplatonicienne. 

Plus tard encore, certains vont développer une image plus positive de l'espace infini. Ainsi Newton est célèbre pour avoir affirmé que l'espace était "l'organe tactile", la "main" de Dieu. Ou son corps. Il y a là la possibilité d'une expérience spirituelle mais, à ma connaissance, Newton ne l'a pas explorée (?).

Autrement dit, pour Newton, l'espace n'est pas une construction mentale, une entité imaginaire produire à partir des relations observées entres les corps. Contrairement à ce que soutien Leibniz, l'espace est un absolu : même si l'on vidait l'espace de tous les corps, il resterait là, infini, immédiatement donné à notre intuition.
Kant a très bien vu cela, comme en témoigne l'extrait suivant :

"L'espace n'est pas un concept discursif (...) En effet, d'abord on ne peut se représenter qu'un seul espace, et quand on parle de plusieurs espaces, on n'entend par là que les parties d'un seul et même espace. Ces parties ne sauraient non plus être antérieures à cet espace unique qui comprend tout, comme si elles en étaient les éléments (et qu'elles puissent le constituer par leur assemblage"[1].

La première affirmation est remarquable : l'espace, infini, indépendant des corps, n'est pas le résultat d'une élaboration conceptuelle. Autrement dit, il est donné, immédiatement, intuitivement. Kant pourrait ajouter que, logiquement, l'espace est plus immédiatement donné que mon corps, puisqu'il reconnaît que l'espace est antérieur aux corps. Et que donc, la finitude n'est pas le fait primitif. Mais non, il ne voit pas cette conséquence. Pour des motifs que j'ignore, il préfère partir du fait que "je suis un corps, une sensibilité, limitée dans et par l'espace et le temps". C'est étrange, car dans cet extrait il est véritablement très près de l'intuition du Soi comme espace illimité de conscience contenant tous les objets. C'est presque du Gauḍapāda !

Même chez les disciples de Kant, la chose n'a pas été souvent vue. Franklin Merrell-Wolff est une exception.
Ainsi Kant a eu l'intuition de l'espace infini de la conscience, mais sa vie n'en n'a pas été bouleversée.

D'où ma question : l'infini donné comme espace est-il un facteur de libération spirituelle ? Et à quelles conditions ? L'espace est un fait, un donné. Mais un fait peut-il, en lui-même et à lui seul, bouleverser notre existence ? La variété des réactions à l'intuition de l'espace infini suggère une réponse négative, malgré la place éminente de la métaphore de l'espace dans les traditions non-dualistes. L'intuition de l'espace n'est pas suffisante. Aucun fait n'est suffisant. Tout apparaît dans l'infini. Soit. Mais c'est un fait qui, en tant que tel, peut fort bien me laisser indifférent. Car je n'aspire pas à un simple fait, fût-il infini. J'aspire à une valeur. Le fait est froid, stérile, impersonnel. La valeur est chaleureuse, féconde, vivante.

A moins d'approcher l'espace sous un angle tactile. Comme le propose Abhinavagupta. Dans cette forme de non-dualisme très particulière, la métaphore de l'espace (comme celle du miroir) a, en effet, un rôle beaucoup plus restreint que dans le bouddhisme et le Vedânta. Le temps tient ainsi une place plus importante. Et le souffle, donc. Car le souffle est le temps. Et la sensation tactile. Dans ce ressenti, je ressens l'espace inséparable de la conscience, je me ressaisi comme un gant retourné, par-delà le dogme sacrosaint du Vedânta : "Le Sujet ne peut jamais se connaître comme un objet" ou encore cet autre : "L'esprit ne peut se connaître lui-même, de même qu'une épée ne peut se trancher elle-même" . Car dans ce bain tactile, en effet, le sentant et le senti se mêlent comme l'eau dans l'eau - une eau vive, traversée de courants, de dépressions, de tourbillons, de frémissements et de chocs. C'est un espace, une vacuité, dynamique. L'espace n'est pas vécu comme un "être" statique, comme un fait donné-là, tel une enclume, mais comme une enveloppe liquide, animée d'ondes, parcourue de caresses de lumière, de vagues de félicité. Ce n'est pas un "ceci", un objet sans forme, infini et distant, mais un visage ouvert à tous les orients, un dialogue, un échange, une main touchée-touchante, ni objet, ni sujet.

Cet espace-là est libérateur.


[1] Voir la Critique de la raison pure, "Esthétique transcendantale", I, 4.

La France foutue


Le végétarisme est éthiquement préférable. Mais je ferais toutefois une exception, au vu des conséquences : la sarcophagie (n'en déplaise à M. Bouchart d'Orval). Soyons tous des sarkophages !


lundi 20 février 2012

Le végétarisme, bientôt illégal ?


Je suis bien placé pour savoir que les cantines offrent des menus "sans porc". Comprenez : pour les Musulmans. Que ceux-ci - des enfants pour la plupart - aient choisi de l'être où qu'ils obéissent par peur des représailles ou par bourrage de crâne, la question ne semble pas préoccuper l'Administration.

Par contre, comme nous en informe cet article qui examine les nouvelles dispositions en matière de nutrition publique, "une cantine qui accepterait un enfant végétarien sans l'obliger à manger la viande serait dans l'illégalité et risquerait des sanctions."

En effet, le végétarisme est à l'origine de la mort, de la souffrance et de l'oppression de millions de personnes, c'est un fait avéré...  Par contre, le fanatisme est un facteur de santé publique ! Enfin quoi, c'est évident, non ?

dimanche 19 février 2012

Peut-on se libérer du mental par le ressenti ?

 Saint Ganesh, priez pour nous !

L'expérience de l'absolu, mystique, est souvent décrite comme étant dépourvue de différentiation, comme étant vide de pensées, de réflexions, d'objets, voire vide de tout.

Or, il est clair que cet état de vide ressemble - à s'y méprendre - à un état de sommeil profond.

Mais si cet état de vide si difficile à produire ou à recevoir (par grâce) est pareil à l'état que chacun traverse naturellement chaque jour, à quoi bon ? Cela en vaut-il la peine ? Dès lors, pourquoi méditer, contempler, prier, s'exercer ?

Chaque nuit, nous vivons tous un état de vide profond, sans ego, sans mémoire, sans nul soucis, par-delà "le vieil homme" et autres voiles.

Pourquoi donc pratiquer pour produire un état inévitable ?

C'est pourquoi la plupart des traditions prennent soin de distinguer entre ces deux états si proches :

Dans le bouddhisme ancien, on distingue l'état "sans perception ni absence de perception" de l'Extinction (nirvâna).
Dans le Grand Véhicule du bouddhisme, on distingue la "conscience de tréfonds" (âlaya-vijnâna) de la "conscience immaculée" (amala-jnâna).
Dans la méditation bouddhiste en général, on distingue l'état neutre de l'état de présence alerte.
Dans le dzogchen, on distingue l'esprit de la nature de l'esprit, ou pure présence (rigpa). Or, un esprit en méditation, sans pensées, peut aisément être confondu avec la pure présence.
Le Védânta distingue le sommeil profond de la pure conscience.
La Reconnaissance (pratyabhijnâ) distingue l'état de résorption dans la pure conscience, de l'état de conscience reconnue en sa liberté.
Le Kâlîkrama distingue entre un vide inerte et un vide dynamique.
Dans la tradition chrétienne, un Ruysbroeck distingue, encore et encore, la simplicité "naturelle", sans pensées, de la simplicité "surnaturelle", sans pensées elle aussi.
Le dzogchen, en particulier, en a fait un point essentiel. De sorte que, pour un Patrul Rinpoché - entre mille autres témoignages - la méditation est une méthode à double tranchant. Comment distinguer l'état neutre et sans pensées, de la pure présence ? Comment ne pas confondre les expériences d'absence de pensées, et la reconnaissance de la nature de l'esprit ?

De plus, même si l'on atteint cet état par la méditation ou par je ne sais quelle grâce, comment le distinguer d'un état d'inconscience, d'une simple fabrication mentale ?

Et - question subsidiaire - si l'absence de pensées n'est pas la garantie qui permet de reconnaître à coup sûr l'état juste, pourquoi dit-on que la pensée, ou les pensées, sont des voiles ? Pourquoi ce torrent anti-intellectuel si le silence de la pensée ne révèle pas notre vraie nature ?

Qu'en pensez-vous ? Y a-t-il un ou des critères dans l'expérience de méditation elle-même ? Ou bien doit-on se contenter de reconnaître l'arbre à ses fruits, durant l'état qui suit une séance de méditation ?

Pour le moment, je répondrais juste - mais cette réponse ne vaut que pour les traditions issues de l'Inde - qu'une partie de la difficulté tient au malentendu sur le mot sanskrit vikalpa. On le traduit presque toujours par "concept" ou "pensée". Du coup, l'on se dit que ces traditions aspirent seulement à supprimer ou calmer les pensées, et que ce sont les concepts (l'intellect) qui nous empêchent de savourer le réel. Mais cette traduction induit en erreur. Car vikalpa désigne, littéralement, une construction qui s'élabore par opposition et par exclusion des contraires. Il est vrai que cela englobe les concepts - je produis le concept de table en excluant les différences, en faisant abstraction des différences entre les tables particulières, pour ne conserver que l'essence invariable et générale de toutes les tables. Mais ce mot, ainsi compris comme construction par exclusion et opposition, a une extension bien plus vaste. Il englobe aussi bien l'imagination et même la perception.

Dès lors, je puis penser que l'état sans pensée est une construction mentale, même s'il est "sans concepts". Car il est le contrecoup de l'état de veille, et il se définit par opposition et exclusion des caractéristiques de l'état de veille - dont la pensée discursive, le bavardage intérieur. De même, l'indifférence émotionnelle, ou torpeur, est encore une émotion pour la psychologie indienne, car elle est le contrecoup de l'attachement passionné et de la haine. Plus on a été excité, plus profonde est l'inconscience dans laquelle on sombre. L'esprit est, par nature, cyclothymique. Et l'inertie inconsciente fait partie de ce cycle, comme la nuit se définit par rapport au jour. D'où le problème de la méditation, en particulier dans le bouddhisme : comment éviter la distraction (l'état de veille, les pensées) ET la torpeur (l'inconscience du sommeil profond).

On pourrait alors dire que le critère qui distingue l'état de vide inerte de l'état de vide dynamique est le suivant : dans le vide inerte, l'activité des sens est bloquée. Il n'y a ni pensées, ni perceptions. Alors que dans l'état de vide dynamique, les perceptions ne sont pas bloquées. Il y a vision, olfaction, grattage, etc. Ce serait la solution miracle, la voie royale. L'absence de pensées me sauve du mental, des distractions. L'absence de blocage des perceptions me sauve d'un vide inconscient et vain.

Mais est-ce bien le cas ?

Car, de ce que nous avons dit plus haut sur le vikalpa, l'activité de construction mentale, il s'ensuit tout de même que la perception elle-même n'est qu'une construction mentale, ou du moins, qu'elle est contaminée par les consciences mentales et émotionnelles passionnées (les habitués du yogâcâra comprendront : mano- et klishtamanovijnâna - désolé pour les autres !). Dès lors, l'instruction de méditation qui consiste à dire "Restez dans la perception sans juger ce qui apparaît clairement aux cinq sens, et ce sera l'état de pure présence libérateur ou naturellement libre", semble devoir être remise en cause. Car si la perception brute elle-même est construite (kalpita), se contenter d'elle ne nous fera pas sortir du cercle des constructions mentales (kalpanâ-vritti, vikalpa-vartana, le tourbillon des constructions, du factice). Mais pourquoi, me demanderez-vous, la perception serait-elle une construction mentale ? Ne serait-elle pas plutôt en prise directe avec le réel, attendu qu'elle n'est pas élaborée, mais donnée immédiatement ? 

Eh bien, la réponse me semble évidente, du moins dans un cadre idéaliste, lequel est celui de la plupart des traditions non-dualistes. Si, en effet, tout est une production de l'esprit, alors la perception l'est aussi - ni plus, ni moins que les concepts. Les idéalismes indiens (yogâcâra, pratyabhijnâ, Yogavâsistha) tiennent que nos réactions, nos jugements face aux perceptions laissent des empreintes inconscientes, des traces résiduelles. Or, notez que ce sont ces traces qui, en "mûrissant", vont donner naissance aux perceptions à venir ! N'est-il pas alors raisonnable de penser que les voiles émotionnels et conceptuels présents dans les jugements conceptuels vont se retrouver jusque dans les perceptions qui dérivent toutes de ces jugements ? La nature de l'esprit ordinaire est en effet circulaire : perceptions - jugements - traces résiduelles - nouvelles perceptions - nouveaux jugements - nouvelle traces, et ainsi de suite. 

Donc la thèse - prédominante aujourd'hui - selon laquelle il suffit de "penser moins pour sentir plus" est peut-être inefficace en pratique. Se familiariser avec un état de perception pure, sans jugements ni réactions discursives, a-t-il un sens si il n'existe rien de tel qu'une perception pure, si toute perception est déjà contaminée par les concepts et les perturbations émotionnelles, si les percepts ne sont que d'anciens concepts ?

Voici une réponse de Joy Vriens (trop longue pour apparaître dans les "commentaires") :

Bonjour David et merci pour tes débats utiles. Voici quelques uns de mes points de vue.

Pour ce qui est du bouddhisme, les idées au sujet de « l’expérience de l’absolu » différent selon les époques, les écoles, les régions géographiques. Mais déjà à partir de Nāgārjuna, et plus particulièrement, des traités de Maitreya et les traditions qui s’en réclament, l’état de vide ne ressemble pas à un état de sommeil profond. L’image que l’on voit dans la tradition de la Mahāmudrā est celle d’un demi-sommeil, ni sommeil profond, ni état de veille ordinaire. Et cet état est notre état par défaut, donc pas besoin de le produire ou de le recevoir. Il a déjà été donné, si on veut utiliser l’idée de grâce. Et c’est là, que l’approche négative entre en jeu, pour déconstruire ou neutraliser ce qui empêche cet état de luire comme la lune. Pas la lumière aveuglante du soleil, ni l’obscurité totale. Un moment donné, au moment de grâce, cet « état » est évident par lui-même. Quand le bruit s’arrête, le calme « est entendu ».

Les différentes méthodes nous tiennent en alerte, mais peuvent aussi de leurs bruits (y compris l’approche négative) couvrir le silence, qui n’est pas une absence de bruit, mais le silence derrière le bruit. Il faut entendre le silence dans les bruits même. Quand on cherche une maison dans une ville sans connaître l’adresse, on circule (la méditation, la contemplation, la prière, l'ascèse) jusqu’à ce que d’une façon ou d’une autre on la distingue. Les textes bouddhistes donnent quelquefois l’image du visage d’une personne de notre connaissance au milieu d’une foule. On regarde, on regarde et d’un coup, comment ? pourquoi ? on voit et on reconnaît le visage et à partir de ce moment, on peut le voir et suivre même au plein milieu de l’agitation. Ce ne sont que des exemples inadéquates, et qui s’appuient sur des perceptions sensorielles, mais c’est peut-être plutôt une question de volonté, de discipline de volonté, voire d’involonté sans discipline. C’est subtil, et c’est pourquoi c’est difficile à saisir « binairement » avec des 0 pour vikalpa et des 1 pour kalpana. Un madhyamika éviterait sans doute les deux.

Oui, la traduction « pensée » pour vikalpa est à éviter. L’éveil est aussi défini comme la fin de l’erreur ou de la méprise. S’il n’y a pas de méprise tout va, bruits, images, pensées, actes. La perception seule ou même le ressenti seul ne sert pas à grand-chose. Un bouddha (qui par ailleurs n’est peut-être pas plus qu’un modèle ou un idéal irréalisable mais utile) serait alors l’équivalent d’une caméra de surveillance vidéo. Le mental a un fonctionnement sain où il connaît simplement les dharma, les idées générales et particulières. De manière non-dualiste ou plus modestement (mais certainement pas plus facilement) sans méprise, convoitise ni aversion.

On sait maintenant que la perception est une construction mentale, mais au Tibet (et sans doute ailleurs) elle était considérée comme passive. On perçoit une qualité sensorielle que l’on/le mental connaît ensuite à travers une représentation (ākāra). Tout va bien jusque-là. Mais pour connaître une représentation, il faut la re-connaître et c’est là que la mémoire entre en action qui avec les images stockées et appropriées fournit tout leur contexte émotionnel prêt à être réactivé. C’est là qu’il faut rester vigilant, et c’est là que la méchante con-struction mentale (sam-kalpa) a lieu. Avec des logiciels audio on peut filtrer les parasites pour ne garder que le son pur. Les vikalpas sont les pensées parasites à effet négatif qu’il faut filtrer. Du moins, dans le bouddhisme ancien et universaliste. Dans le tantrisme, on prétend pouvoir rester dans le silence tout en surfant sur les vagues des émotions, voire en perdant contrôle, puisque les émotions et le silence partagent la même essence. L’idée est intéressante. Personnellement, je trouve cela intéressant, inspirant mais peut-être aussi irréalisable que l’idéal du bouddha ancien. Je reste donc prudent vis-à-vis des deux approches tout en m’inspirant des deux, ce qui m’empêchera sans doute de les réaliser complètement l’une ou l’autre… Malheur aux tièdes !

Bernie Simon, en réagissant au blog de Glen Wallis avait écrit « The author's point is fierce emotions are good. I've got nothing to say to that but suit yourself, go ahead and smash your furniture », ce qui m’avait fait sourire.
Joy


P.S. : comme souvent dans ce blog, les réponses apparaissent avant les questions. A mon sens, la réponse à la question posé plus haut sur le rapport entre vide et conscience est formulée ici.
D.D.

jeudi 16 février 2012

La culture générale ? C'est du racisme !

La culture générale ? C'est du racisme !

C'est du moins, ce que semblent croire ceux qui ont supprimé la culture générale des concours de l'administration et de Science-po, tout comme l'histoire disparaît de l'enseignement des séries scientifiques, tout comme les terminales littéraires se vident chaque année un peu plus...

Ainsi se réalise l'idéal relativiste : "Toute les cultures se valent". En effet, il n'y a plus de culture. La culture, avec un grand "c" (eh oui), serait non pas un outil pour affuter notre faculté de discernement, mais un instrument de discrimination ! Le temps est proche ou l'intelligence sera prise pour une forme d'élitisme. "Hep vous ! Arrêtez de discerner, c'est de la discrimination. Rejoignez le troupeau ! Vous êtes contre l'amitié entre les peuples ou quoi ?" 

Du coup l'ignorance - notre état naturel - s'installe dans la joie générale, sous les applaudissements du public (oups - "des clients", excusez-moi, j'ai de vieux restes républicains).

Écoutez par exemple cet aigrefin expliquer (mal) que le libre-arbitre est le fondement de la morale. Jusqu'ici, on l'enseignait en terminale. Or voici venu le temps où les gourous narcissiques passent pour des génies en présentant ces éléments du patrimoine humaniste comme s'il s'agissait d'idées nouvelles, de leurs découvertes !

mercredi 15 février 2012

L'absolu est-il le Neutre ou le Bon ?

L'expérience mystique est celle de l'absolu tel qu'il rayonne à travers nous.

Mais quel est le rapport de cette expérience avec la morale ?

Pour de nombreux mystiques, en particulier dans les traditions non-dualistes, la morale est une construction imaginaire, sans contrepartie réelle. Dans l'expérience de la non-dualité, on n'en trouve pas trace. L'absolu, disent-ils, est au-delà du bien et du mal. Le bien n'est tel que relativement au mal, etc. De plus, les valeurs morales ne sont que des conventions, des consensus entre êtres ignorants de cette expérience de l'absolu, perdus dans l'imagination. Donc nulles et non avenues.

Ce qui reste alors, c'est le ressenti pur, pur de tout concept, de toute imagination, donc de toute morale. Voilà pourquoi les "éveillés" affirment souvent qu'ils sont au-delà de la morale, comme le corbeau au-dessus de la mêlée. Et souvent, ils semblent, en effet, agir sans tenir compte d'aucun souci moral, bienheureux qu'ils sont. 

Or, ceci soulève plusieurs questions. Dont celle-ci :

L'expérience de l'absolu est-elle neutre sur le plan moral ?

Si l'expérience de l'absolu est moralement neutre, alors elle n'est pas pour autant sans conséquences morales. En effet, on peut penser qu'une expérience neutre invite, par exemple, à l'indifférence. De l'indifférenciation à l'indifférence ? N'est-ce pas très souvent le cas ? Imaginons que je fais une retraite de méditation. On m'a dit que l'absolu était "sans imagination", sans pensées. Donc je m'arrange pour faire cette expérience. Je reste sans penser, à force d'efforts "sans effort", etc. Et puis, je recommence à penser, à imaginer. Je quitte l'espace du ressenti pour poursuivre mes activités. Or, qu'est-ce que je constate ? Je constate que, de fait, je ne suis pas moins égoïste qu'avant. Dès lors, il est tentant de croire que j'ai fait l'expérience de l'absolu, que l'absolu est neutre, et que, tout simplement, l'absolu n'a rien à voir avec les jugements moraux, qui ne sont que des constructions imaginaires. Il est vrai que je tire de cette retraite un autre bienfait : je suis plus calme. Mais il est vrai aussi que le calme n'est pas moralement bon en lui-même. Ce calme peut m'aider à tuer avec sang-froid, donc plus efficacement. La méditation du "sans imagination", du ressenti pur, peut m'aider à devenir un meilleurs tueur, un "bon" assassin. Et je peux achever de me rassurer en invoquant l'ordre "impersonnel" du réel. Tuer, c'est ma nature. Reproche-ton au lion d'être un lion ? Absurde ! Vaine mentalisation d'Occidental moderne décadent coupé de la Tradition, de Mère Nature !

En écrivant ceci, je pense à la fable de Saraha, ce mystique indien qui aurait vécu vers le IXe siècle. Il médite. Et il fait si bien qu'un jour il entre dans un état sans imagination, pendant douze années consécutives (durée suffisante pour changer ses habitudes profondes, selon l'Inde). Mais juste avant, il avait ordonné à son esclave de lui préparer une soupe à l'oignon. Douze années passent, donc, sans que l'esclave ne le dérange. Puis Saraha rouvre les yeux. Et devinez quelles furent ses premières paroles ? "J'ai atteint l'éveil. Taisez-vous, et recevez le Nectar immortel" ? Non. Il demande sa soupe. La morale, si j'ose dire, est claire : stopper l'imagination - par effort ou par n'importe quelle non-méthode - est sans effet sur les habitudes, notamment morales. 
 
Saraha avait fait l'expérience de... l'absolu ? Non. Il avait fait l'expérience de l'absence d'imagination, laquelle peut être lucide, paisible, bienheureuse. Mais ce n'est pas l'expérience de l'absolu. Cette expérience "par-delà les concepts" est neutre, mais ce n'est pas l'absolu. C'est une sorte de coma lucide, de lobotomie béate, sans doute salutaire d'un point de vue sanitaire (au moins Saraha n'a embêté personne - surtout son esclave ! - durant ces douze années), mais ce n'est pas l'expérience de l'absolu, ce n'est pas ce que le bouddhisme du Grand Véhicule nomme "l’Éveil". Ce n'est même pas l’Éveil du Petit Véhicule. C'est un état de neutralité morale, d'atonie éthique. 

Les enseignements bouddhistes prennent donc soin de souligner que l’Éveil n'est PAS moralement neutre. Il est, au contraire, une source inépuisable de valeurs morales, à commencer par l'altruisme, c'est-à-dire l'habitude de préférer autrui à soi-même. C'est la nature d'un Bouddha. Être un Bouddha, c'est être bon, non pas au sens d'avoir plein de qualités, même psychologiques telles que la patience, la persévérance, la générosité, et encore moins le bonheur. Être bon comme un Bouddha, ce n'est pas être bon comme un bon snipper. Car tout cela, on peut l'avoir et s'en servir pour faire du mal ! Un Bouddha peut manifester ces qualités. Mais celui qui manifeste ces qualités n'est pas nécessairement un Bouddha. L'histoire est pleine de génies... du mal. Capables d'une concentration extraordinaire, d'une égalité d'âme imprenable, d'une mémoire infaillible, ils rayonnent le bien-être, la détermination, ils connaissent les réponses avant même que vous n'y pensiez. Mais ce sont des monstres. Pas des Bouddhas. La différence essentielle, c'est l'altruisme.

L'expérience de l'absolu n'est pas moralement neutre. Elle rend altruiste ou, du moins, elle nous fait prendre conscience du mal que notre égoïsme fait à autrui. Si une expérience m'apporte un peu de calme, plus de concentration et de mémoire, mais sans remuer mon cœur, ce n'est pas l'expérience de l'absolu. Si la méditation étouffe la voix de ma conscience tout en faisant de moi une montagne de sérénité, ce n'est pas l'expérience de l'absolu. Par contre, si je deviens plus scrupuleux, si je me remets en question, il est fort possible que ce soit le signe d'une expérience authentique.

Il est vrai qu'à l'aune de ce critère, bien peu d'"éveillés" sont des Bouddhas. D'ailleurs, peut-on être certain des intentions d'un autre ? Et même, des nôtres ?

dimanche 12 février 2012

Monter et descendre



Et voici en quoi consiste le meilleur de notre activité : dans le calme de nos puissances être tendu vers le divin lui-même et s'associer à son chœur, rassembler sans cesse toute la multiplicité de l'âme dans cette unité-là, et laissant derrière soi tout ce qui vient après l'Un, s'établir au contact de cet indicible et de cet au-delà de tout ce qui existe.
Oui, c'est jusqu'à lui qu'il est permis à l'âme de s'élever lorsqu'elle achèvera son ascension vers ce principe premier de tout ce qui existe ; une fois arrivée là, qu'elle considère le lieu où elle est, et redescendue de là-bas, voyageant à travers les êtres et explicitant[1] la multitude des formes[2], qu'elle examine dans sa traversée non seulement leurs monades[3] mais aussi leurs séries et qu'elle reconnaisse par son intellect comme chacune de ces formes dépend de sa propre hénade[4], alors elle aura raison de croire qu'elle possède la science la plus parfaite des principes divins, après avoir contemplé d'une manière apparentée à l'Un les processions des dieux dans les êtres et les distinctions des êtres selon les dieux.

Proclus, Théologie platonicienne, I, trad. Saffrey et Westerink , Les Belles Lettres, pp. 16-17

De même, c'est par les six Chemins (adhvan) que l'initié aux mystères de Śiva remonte vers lui, pour ensuite redescendre et, grâce à la Pure Science (śuddha-vidyā), initier à son tour les âmes à la conversion vers l'Un. Les trente-six éléments (tattva) sont l'Un procédant par une série de prises de conscience de lui-même. L'initiation consiste à remonter de chaque élément vers sa cause, jusqu'à la Cause sans cause.


[1] Considérant la façon dont l'être se déploie à partir de l'Un, l'âme à partir de l'être, et tout le reste à partir de l'âme. L'être ou intellect est l'Un prenant conscience de lui-même.
[2] Les essences de choses.
[3] Les hénades sont les dieux.
[4] Les reflets des monades dans les âmes.