jeudi 29 mars 2012

La mémoire, joyau qui exauce les souhaits ?




Toutes les traditions spirituelles prônent l'oubli du monde et le souvenir de l'être. Mais qu'en est-il de la mémoire au sens ordinaire ? En général, le souvenir banal, tel celui du croissant que j'ai mangé ce matin, est considéré comme un obstacle, au motif que le souvenir est une construction mentale et, partant, une illusion. 

Mais le shivaïsme non-dualiste à un point de vue très original sur la question. Car le souvenir y est décrit comme une prise de conscience qui transcende l'instant présent et qui donc me révèle comme conscience intemporelle et libre de se ressaisir comme ayant fait telle expérience à un moment du passé.

Je suis sûr que certains lecteurs se diront que les souvenirs sont des illusions. En quoi peuvent-ils être une voie vers soi, vers le Soi ? Du reste, n'est-il pas vrai que la plupart de nos mémoires ne sont que des reconstructions qui varient avec le temps ? Et même, que certain souvenirs sont "faux", au sens ou ils ne correspondent à aucune expérience véritable ?

Sans doute, répondrait Abhinavagupta. Mais il ajouterais que seule une conscience libre d'unifier ou de séparer à sa guise les pensées peut se souvenir. Car tout souvenir implique une synthèse du passé et du présent. Or, seule une conscience autonome en est capable.

En outre, le souvenir n'est pas un simple épisode de la vie consciente, mais son essence. Selon Abhinavagupta, la perception elle-même est une synthèse. En Occident, Bergson l'a montré en analysant la musique ou le langage. Pour entendre "souvenir", il faut que "sou" soit encore présent quand on entend "nir". Et, selon le même raisonnement, "ni" doit être encore présent quand on entend "r", faute de quoi, l'on ne comprendrait rien du tout ! La mémoire n'est donc pas une activité particulière de la conscience, mais sa nature même, son être, son activité permanente, sans laquelle elle cesserait d'être conscience. La conscience est mémoire. 

Cela étant, certains souvenirs sont plus propres que d'autres à la reconnaissance de la conscience en sa liberté. Par exemple, quand on a un mot ou un nom sur le bout de la langue. La conscience se tend, se rafraichit, mais... vers quoi ? Pas vers "quelque chose" en tous les cas. Dans cet intervalle la conscience est conscience de la conscience, sans objectivation. Conscience pure donc.

De plus, le souvenir nous arrache à ce qui est. Car la conscience n'est pas l'être, n'est pas simplement "le-présent-qui-est", mais plutôt arrachement à l'être. Liberté.

Voyez cette stance du Vijnâna Bhairava Tantra, suivie de deux commentaires sanskrits inédits :
 

Quand on est en train de se souvenir d’une chose,
On doit l’abandonner dès que l’esprit la voit (enfin)[1].
Alors, quand notre corps s’est (ainsi) affranchi de tout support,
Le Seigneur se manifeste.


Explication de Shivopâdhyâya :
« Quand on est en train de » connaître une chose à travers une cognition qui est un souvenir, du type « ceci (que je vois) est cela (que j’avais vu) », on doit l’abandonner, la rejeter, dès que l’esprit a fait de l’expérience (originelle) son support, car (en effet), l’expérience est antérieure au souvenir. Notre corps perd alors tout point de référence. Et alors, le Seigneur en forme d’expérience se manifeste. Il devient évident en tant que celui qui opère la synthèse unifiante du souvenir et de l’expérience (originelle), c’est-à-dire de ce dont on est en train de se souvenir et de ce dont on est en train de faire l’expérience (à travers ce souvenir).

 Le Clair de lune de la félicité :
Quand, grâce à la Puissance de remémoration, on voit un lieu (manifesté par) la Puissance d'expérience qui a son fondement dans le Soi, l'esprit doit le quitter et se recueillir. On doit alors méditer notre propre corps comme étant dépourvu de support, (car) il est (alors) pour ainsi dire dépourvu des huit (sortes de) restrictions. Alors il est certain que l'on se dévoile être soi-même le Puissant. Voici ce que cela signifie : de l'expérience naît le souvenir et autres (cognitions comme l'imagination). (Ces souvenirs) sont comme une collection de joyaux enfilée sur le fil de la mémoire. Ils ont donc pour essence la conscience dont ils sont (ainsi) tissés. Cela est démontré (dans les Stances pour la reconnaissance). C'est donc cela qu'il faut méditer, est-il sous-entendu.


[1] Je suis l’interprétation de Śivopādhyāya. Mais il se pourrait bien que ces deux premières lignes aient un sens différent : « Quand on se rappelle une chose à la vue d’un lieu (familier), l’esprit doit l’abandonner ».

7 commentaires:

  1. J'ai aussi une théorie en cours d'élaboration qui avance que les trous de la mémoire collective sont les pivots par lesquels le destin peut être changé.

    En d'autres termes si plus personne ne se souvient d'un événement il peut être changé au profit de nouvelles causes et effets.

    J'aime bien la science fiction ;-).

    C'est une peu un délire façon "retour vers le futur" mais c'est à étudier.

    A propos de la mémoire : dans l'ésotérimse on parle de l'akasha qui serait la mémoire de l'univers.

    RépondreSupprimer
  2. Bonjour David,

    Si j’ai bien compris la théorie de la Reconnaissance, le Seigneur est la conscience libre. Mais la conscience libre n’est-ce pas celle dont les limitations sont librement choisies ? Je crois comprendre que Śiva est la conscience pure et que quand celle-ci se limite librement, elle suit les différents degrés de manifestation (tattva). Un des degrés de manifestation, et donc de limitation (potentiellement avec de l’asservissement ?), est la raison. C’est la raison (une conscience partiellement limitée et donc pas libre), qui discerne entre bien et mal, et qui unifie ou sépare les pensées. Vu à partir de la conscience pure, il n’y a pas de limitation, car celle-ci est voulue librement, accueillie, souhaitée (comme cgez les stoïciens). Mais la conscience pure peut-elle voir la limitation ? Vouloir librement sa limitation est un point de vue uniquement accessible à la raison, et qui n’est pas libre. Non ?

    Joy

    RépondreSupprimer
  3. Bonjour Joy,
    Le hic, c'est que je ne vois pas exactement à quoi correspond la raison, le logos, dans la Reconnaissance. Surtout la raison de la physique stoïcienne.
    Peut-être à Vâc, la Parole ?
    Si tu parles de la raison comme faculté humaine, eh bien tarka, la "raison", est une manifestation de la "Pure science" (shuddha-vidyâ), par opposition à vidyâ, la science limitée, l'omniscience contractée.
    C'est pourquoi tarka a un statut si spécial. Elle est la manifestation de l'intuition de la non-dualité au sein de la dualité.
    De plus, même vidyâ est cette science. Certes limitée, mais science quand même. Pour la Reconnaissance, l'ignorance n'est pas absence de connaissance, mais connaissance incomplète.
    En fait, quelque soit le plan de réalité, contracté ou non, la conscience conserve un accès immédiat à soit.
    A vrai dire, je ne comprend pas très bien les deux dernières questions.

    RépondreSupprimer
  4. J'ai manqué de clarté. je n'aurais pas dû mentionner les stoïciens. C'était davantage pour leur amor fati que pour leur raison/Logos. Je voulais dire l'intellect (buddhi). Mais tu as répondu quand-même en disant que l'ignorance est une connaissance limitée dans le sens qu'elle est incomplète.
    Ma question portait sur la possibilité qu'il y ait deux points de vue qui se confondent. La conscience libre n'est plus la conscience libre si elle se limite ou seulement quand elle sait qu'elle se limite. Ce serait le point de vue du libéré vivant. Mais peut-on parler de conscience libre dans le cas d'une personne qui ne sait pas que sa conscience est libre et qui bien qu'ayant accès à la conscience libre reste dans la connaissance limitée, dans l'obscurité ? Et n'y a-t-il pas un élément de foi, que l'on a ou que l'on n'a pas?
    Joy

    RépondreSupprimer
  5. Je vois.
    La conscience est toujours libre.
    La liberté n'est pas un attribut que la conscience pourrait gagner ou perdre.
    La conscience est liberté souveraine, par essence, par définition.
    Aucune expérience d'asservissement ne serait possible sans cette liberté. Même quand la conscience se croit asservie à un corps, etc., elle conserve l'intuition de sa liberté. En particulier dans l'imagination. Pour la Reconnaissance, c'est une évidence.
    Toute la philosophie de la Reconnaissance est là pour démontrer que même les actes les plus humbles, les plus mécaniques, sont possibles seulement parce que la conscience est liberté.
    La liberté dans la Reconnaissance, c'est un peu comme la vacuité dans Mahâmudrâ. Les pensée SONT vacuité, non un attribut de certaines pensées seulement.

    RépondreSupprimer
  6. Si par miracle l'avis de la science au sujet de la conscience vous intéresse voir ce documentaire vers 27 minutes :

    http://www.mystere-tv.com/recherches-et-experiences-sur-notre-sixieme-sens-v2673.html?utm_source=feedburner&utm_medium=feed&utm_campaign=Feed%3A+MystereTV+%28Paranormal+-+Ovni+-+Mystere+TV%29

    Il est question de Eugène_Wigner :
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Eugène_Wigner

    Qui proposa au sujet de l'expérience du "chat de schrodinger" que c'est la conscience qui fixe la réalité.

    "Wigner ne dit pas comment, mais les conséquences de sa position sont importantes : la réalité matérielle du monde serait déterminée par notre conscience, et celle-ci est unique (deux observateurs humains doivent percevoir la même chose). Cette solution peut être vue comme une variante de la solution « avec variables cachées », où le « paramètre supplémentaire » serait la conscience. Les avantages de cette solution sont les mêmes que la solution avec variables cachées, les inconvénients étant qu'elle repose sur des notions non scientifiques (faute d'une définition scientifique de la conscience).
    Une variante intéressante rend le résultat plus spectaculaire encore : un appareil photo prend une image du chat au bout d'une heure, puis la pièce contenant le chat est définitivement scellée (hublots fermés). La photographie ne serait quant à elle développée qu'un an plus tard. Or, ce n'est qu'à ce moment-là qu'une conscience humaine tranchera entre la vie ou la mort du chat. Le signal nerveux remonterait-il le temps pour décider de la vie ou de la mort du chat ? Cela peut paraître absurde, mais l'expérience de Marlan Scully et le paradoxe EPR illustrent l'existence de rétroactions temporelles apparentes en physique quantique."
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Chat_de_Schrödinger
    Suite de mon commentaire en dessous question de place autorisée

    RépondreSupprimer
  7. En fait, maintenant on sait que tout est conscience. Chaque particule se comporte comme un fixateur de la réalité.

    Toutes les particules étant conscientes des autres la réalité existe même sans conscience humaine.

    Donc tout est conscience. Mais pour les particules il s'agit d'une conscience basique : position, état électrique et énergétique.

    Alors la question qu'on peut et doit se poser : qu'est ce que cette conscience qui est la notre et qui est si complexe ?

    RépondreSupprimer

Pas de commentaires anonymes, merci.