dimanche 11 mars 2012

Le bouddhisme existe t-il ?

L'homme de l'Atlantide ?


Joy Vriens vient d'écrire un excellent billet sur le bouddhisme. Un de plus. 

Il y est question de savoir ce qu'est le bouddhisme. Certains, comme Roger-Pol Droit et Eric Rommeluère, attirent notre attention sur la possibilité que ce "bouddhisme" ne soit qu'un mirage propre aux Occidentaux.

Il est vrai que, selon le dharma du Bouddha, tous les noms - c'est-à-dire tous les concepts - sont des illusions (bhrānti), car ils visent des choses réelles et croient les appréhender, alors qu'ils ne saisissent... qu'eux-mêmes ! L'objet saisi dans le concept n'est qu'un aspect du concept lui-même. Le dharma est donc un ensemble de moyens habiles (kuśala-upāya) pour transmettre un au-delà du langage à l'aide du langage, mais aussi par le silence. Cela étant, ce silence est bien plus rare, dans la carrière des Bouddhas, que les discours. Toujours est-il que, selon le bouddhisme lui-même, le bouddhisme n'existe pas.

Le bouddhisme est-il vraiment un mirage ? Je ne le crois pas. Même si le terme, en effet, ne recouvre pas exactement l'expression "dharma du Bouddha". Mais s'il fallait renoncer à un terme parce qu'il n'est pas une traduction exacte, l'on serait toujours réduit au silence, et pas seulement à propos du bouddhisme ! Car enfin, qu'est-ce qui me prouve - ou vous prouve - que ce que vous mettez derrière le mot "miel" est exactement ce que j'y mets ? Faisons un pas de plus : qu'est-ce qui me prouve que la sensation du miel que j'éprouve en cet instant est la même que celle dont je me souviens ? Autrement dit, le problème de la traduction entre cultures est identique à celui de la traduction entres doctrines ou individus à l'intérieur d'une langue, voire entre différentes expériences d'un même individu ! Car, comme l'ont si bien vu le bouddhiste Dharmakīrti et Sartre, le langage est tout entier fondé sur l'hypothèse qu'il existe du Même, du commun, sur la base duquel on peut construire des concepts constitués de "traits généraux". Mais selon Dharmakīrti tout cela est inexact, toute cela n'est que mirage, s'il n'y a pas de "même" dans le réel, mais seulement du "différent", du singulier. Vertige typiquement bouddhiste !

En d'autres termes, affirmer que le bouddhisme n'existe pas est une thèse on ne peut plus bouddhiste. C'est un truc pédagogique pour nous amener à déconstruire nos concepts "fondés sur", visant une "essence", une "nature", etc. 

Mais pourquoi pas le mot "bouddhisme" ? Il a été inventé par les Occidentaux. Oui, et alors ? Les mots "christianisme", "judaïsme", "islamisme", "stoïcisme", etc., l'ont été de même. De plus, le mot dharma lui-même n'est pas bouddhiste.

La question est, au fond, de déterminer quelle est la fonction d'un mot. Doit-il faire connaître quelque chose ? On entend souvent des gens spirituels dire "ah, aucun mot ne peut décrire Cela !" comme s'il s'agissait d'une révélation inouïe. Or, rien de plus banal : le mot "sucre" n'est pas sucré, "bleu" n'est pas bleu, "carré" n'est pas carré... Nous le savons parfaitement, les mots ne ressemblent pas aux choses. Et pourtant, cela ne nous empêche pas d'employer ces mots. Pourquoi ? Parce que la fonction des mots n'est pas de faire connaître, mais de guider l'action. C'est la thèse de Bergson et de la Mīmāṃsā, entres autres. Les mots ne sont pas des descriptions, ne sont pas des tableaux, mais plutôt des panneaux indicateurs dans notre paysage pragmatique. Dès lors, le critère pour juger un mot n'est pas son adéquation à l'objet auquel il se réfère, mais son efficacité (artha-kriyā), sa capacité à aider l'agent à produire un effet désiré. Du reste, c'est aussi la thèse du plus profond philosophe indien du langage, le bouddhiste Dharmakīrti. Il est le premier à admettre - et à démontrer ! - que les mots sont des illusions. Mais, pour autant, ils ne sont pas dépourvus d'efficacité. Quand je dis "Passe-moi le sel", en général, "ça marche", n'est-ce pas ? 

Comment expliquer que les mots soient efficaces, alors qu'ils sont des illusions sans rapport avec le réel ? 

Question délicate, réponse complexe chez Dharmakīrti, que je me garderais bien d'élaborer ici - mais sachez qu'elle a été suffisamment équivoque pour donner lieu à des polémiques encore vives

Cependant, la Reconnaissance (pratyabhijñā) propose une autre réponse : les mots sont bien des concepts, des constructions mentales, mais ce ne sont pas pour autant des illusions. Les concepts ne sont pas des illusions, car ils sont efficaces, utiles. Sans quoi, dit Utpaladeva, l'on serait bien en peine d'expliquer l'efficacité du langage au quotidien - le fameux vyavahāra. Or, le bouddhisme est, à mon sens, incapable d'expliquer d'une manière satisfaisante cette efficacité de ce qui n'est - selon le bouddhisme - qu'une illusion.

Donc, le bouddhisme existe parce que le bouddhisme échoue à expliquer le fonctionnement du langage. Telle est, du moins, la conclusion de la Reconnaissance sur ce point : le bouddhisme existe parce le bouddhisme est incohérent. Ou : le bouddhisme existe comme discours parce que le discours est en vérité autre chose que ce qu'en dit le bouddhisme.

Quoi qu'il en soit de ce point, qu'est-ce que le dharma du Bouddha ?

Joy Vriens évoque sa proximité avec les autres spiritualités de l'Inde. C'est très juste. Et l'un des problèmes de comprendre le bouddhisme est que l'on veut le comprendre sans comprendre ses causes et ses conditions, à savoir, la civilisation indienne. C'est ainsi que Roger-Pol Droit cite les propos "bouddhistes" de Schopenhauer, mais omet de convoquer ceux qui citent le Vedānta. Or, c'est sur le Vedānta que Schopenhauer fonde sa théorie de l'unité de l'être, laquelle fonde la morale : la morale, qui consiste à se mettre à la place d'autrui, est possible parce qu'en réalité, au-delà du voile de Māyā, nous sommes tous un seul et même être. L'empathie en un symptôme de la réalité du Soi suprême et un. 

Soit. Mais quel est le propre du bouddhisme ?

Trois traits. Comment le sais-je ? Parce que, à ma connaissance, ils apparaissent en premier lieu dans des textes bouddhistes, et parce qu'ils y connaissent des développements sans équivalent ailleurs :

1 - La critique du langage et des concepts. Les brahmanes n'ont aucun intérêt à déconstruire la parole vu qu'elle est leur gagne-pain. A contrario, le bouddhisme propose peu d'explications de l'efficacité des mantras, par exemple.

2 - L'égalité de tous les êtres, même au plan pratique. Opposition radicale au système des castes, donc. Lisez Jayanta, lui ne s'y trompe pas !

3 - La pratique de la méditation, assise, en silence, "sans torpeur ni agitation". Ailleurs, méditation (dhyāna) rime avec visualisation ou considération d'un thème, comme en Occident. La pratique de la méditation, quand elle existe dans l'hindouisme, est toujours dérivée d'éléments bouddhistes. Par exemple, chez Patañjali ou Gauḍapāda. Au passage, notez que l'on ne trouve pas une seule ligne sur la méditation ainsi entendue chez Abhinavagupta. Ni même dans le Vijñāna Bhairava.

Bref, le bouddhisme existe et il a une essence.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pas de commentaires anonymes, merci.