mardi 1 mai 2012

Qu'est-ce que la bhakti ?





Hommage soit rendu à l'être orné d'amour
A qui l'Ami[1] apparaît
Sans procédures de visualisation ni récitation
Préalables.

Explication de Kemarāja :

Gloire à la déesse unique,
Ce clair de lune de la conscience,
Pleine à raz-bord,
Pluie de félicité
Qui ôte de toutes choses
Les ténèbres !

Nombreux sont les êtres ornés d'amour
Qui me le demandent, encore et encore
Et de mille manières pressantes :
Je vais donc expliquer un peu les hymnes
De l'auteur de la Reconnaissance[2]

Le nom de l'auteur des Stances pour la reconnaissance du Seigneur est certes digne de louanges. C'est Utpaladeva, le maître du maître de notre maître. Il percevait sans interruption et dans toute son étendue le Grand Seigneur comme étant son propre Soi. Parce qu'il désirait offrir aux gens[3] cette prise de conscience de leur vraie nature, il composa un recueil d'hymnes qui est un hymne de gloire, un hymne d'amour ; et il composa aussi des hymnes au quotidien, ainsi que quelques belles paroles[4] composées ça et là. De la sorte, ils se mélangèrent peu à peu. C'est en cet état que le noble Rāma les trouva et, avec Ādityarāja, il rassembla ces hymnes éparpillés. Mais l'on entend dire que c'est Viśvāvartta qui les a arrangés en vingt hymnes qu'il nomma selon l'inspiration donnée par notre Soi. Ainsi, ces recueils d'hymnes sont (aussi) des belles paroles. Nous les expliquons clairement en nous appuyant sur les traités d'analyse (poétique) connu de tous[5].
Il commence son hymne en adressant une louange à l'amoureux complètement absorbé dans le Seigneur suprême, si bien absorbé qu'il n'y a plus de séparation entre eux, et ceci afin de montrer que le souverain bien n'est autre que de recevoir l'absorption complète en le Seigneur suprême, absorption qui consiste à se délecter de l'étreinte de la déesse de la fortune qu'est la liberté. L'Ami apparaîtra à l'être qui (se délecte) ainsi - sans aucune méthode qui relève de l'illusion de la séparation[6] - et pas autrement. Cette manifestation de notre Soi comme étant l'Ami se déploiera seulement par amour, lequel est une absorption complète. Cet être-là est "orné" de cet amour, c'est-à-dire qu'il en est digne. Mais ne méritent pas le nom d'amoureux ceux qui s'embarrassent d'un fruit autre que cet (amour même) et en plus de lui. Car en effet, (l'amoureux) se dit qu'il désire être absorbé en l'Ami, sans aucune séparation, au moyen d'un amour qui n'est autre que le Seigneur Śiva, amour qui se déploie en vertu du miracle de l'amour...
En disant, "seulement de cette manière", "sans visualiser" etc., l'auteur veut dire que le processus (de l'amour) n'est pas de ce monde. En effet, le présupposé de toute récitation comme de toute visualisation est que ce qui a pour essence d'être récitable et visualisable se manifeste seulement sous telle forme déterminée (à l'issu de la récitation et de la visualisation). Mais pour l'être orné d'amour, c'est sans aucune méthode et sans cesse que fulgure sa vraie nature qui est l'Ami, masse de félicité qu'est la conscience, revêtue de toutes les formes (et aussi bien) dépourvue de toutes les formes. Voilà pourquoi l'auteur parle (d'un amour) "sans procédés préalables". Un procédé, c'est la cause préalable prescrite pour s'adonner à l'étude (des textes sacrés), etc. Dès lors et parce qu'ils sont "contractés" (par la croyance à la dualité) les procédés ne peuvent servir de moyen pour ce qui est, par définition, dépourvu de contraction. Seuls ont accès à cette grâce qu'est l'intelligence intuitive ceux qui on la fortune d'être entièrement absorbés dans l'être.  Comme le (dieu) le dit dans le traité ancien[7] :

Ici, rien n'est à exclure...

Pour celui qui ne se soucie de rien...

De même, il dit dans le Chant du Bienheureux :

Ayant été absorbé en moi et par moi...

Toutes (les pratiques), comme par exemple le culte d'offrande de fleurs ou l'oblation au feu, sont embrassées dans la "visualisation" et la "récitation", lesquels sont, en essence, manifestation (prakāśa) et prise de conscience (vimarśa). En raison de leur éminence, seules ces deux (pratiques de la visualisation et de la récitation) sont mentionnées ici.

Guirlande d'hymnes à Śiva, Utpaladeva, 1, 1.


[1] Une des traductions possibles de Śiva.
[2] Utpaladeva, l'auteur des Stances pour la reconnaissance du Soi comme étant le Seigneur (īśvara-pratyabhijñā-kārikā).
[3] Y compris les animaux et les dieux.
[4] Su-ukta : des "bien-dits", des proverbes.
[5] Prasiddha : qui sont bien connus, reconnus.
[6] Glose de māyīya-upāya.
[7] "Ancien"="préalable" (pūrva). Notez le jeu de mots. Ce traité est le Tantra de la déesse-guirlande (mālinī), quintessence du Trika.

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