mercredi 14 novembre 2012

Ne rien voir, est-ce voir quelque chose ?



Le Bouddha a montré la voie vers le nirvāṇa, dit-on.
Mais c'est quoi, le nirvāṇa ? Une extase sans fin, une dissolution du moi dans le Grand Tout, une union à Dieu qui ne dit pas son nom ?

Eh bien, en réalité, ce n'est pas une chose - ce n'est rien, donc. Ou plutôt, puisque c'est tout de même une expérience, il faut préciser que c'est une négation. D'ailleurs, nirvāṇa désigne littéralement l'extinction d'une flamme faute de combustible. Une métaphore de la cessation. Faute de désir, de "soif", l'esprit - la personne - disparaît. Où ? Sur place, telle une ultime flamme.

On voit la difficulté. Le piège. Car, sans même nous en apercevoir, sans l'avoir décidé, nous avons fait de cette négation une chose.

Dans Alice au pays des merveilles, on demande à Alice si elle voit des personnes sur la route. Elle répond, comme le Bouddha après son éveil : "je ne vois personne". Et on lui répond - comme nous ne cessons de le faire depuis l'éveil de l'Eveillé - "Ah, si seulement j'avais des yeux pareils ! Être capable de voir "Personne" ! Et à distance, en plus ! Alors que moi, en pleine lumière, je ne vois que des personnes !" 

Il faut dire que la langue française complique les choses, avec l'équivocité du mot "personne"... En anglais du moins, la chose est claire sans doute : "I see nobody". "Je vois pas-un-corps". Pas si clair, de fait... Dès lors, trompé par le langage, on a vite fait de passer à "Je vois le Non-corps". Et, de là, on passe au Non-né, à l'Immortel, à L'Inconcevable, etc. Au lieu de dire "je ne vois rien", on dit "je vois le Rien" ou, pire (?) "je vois l'Invisible". Au lieu de dire "je ne saisi rien", on dit "je saisi l'Insaisissable". 

De là une réaction en chaîne, une coproduction conditionnée verbale qui n'en finit pas de finir de faire tomber ses dominos farceurs. Parfois somptueusement, au reste. C'est aussi une variante du syndrome du sparadrap, dont la victime la plus distinguée fût sans doute le capitaine Haddock. En Occident, Wittgenstein en a parlé (voir cet excellent article par mon collègue du lycée Condorcet), après Damaskios (encore un brillant émigré syrien) et tant d'autres... Un penseur aussi aguerri que Raimon Panikkar a ainsi pu interpréter le Silence du Bouddha comme une forme d'expression de la transcendance. L'autre Raymond, Devos, nous a fait rire de trois fois rien.


Parler pour ne rien dire par lylybel


ça peut pas se dire par cfclint

Ceci su, ne peut-on en jouer, en effet ? La voici, l'Idée du Grand Véhicule ! Apprenti-sorcier ou génial magicien, qui est le bodhisattva ?
Quoi qu'il en soit, n'est-il pas évident que, regardant vers ici, en plein centre de ce qui regarde là-bas, je ne vois aucun corps (no body) ?

P.S. : Voici une entrevue fictive et néanmoins intéressante entre Wittgenstein et Douglas Harding (en anglais).

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