mercredi 27 février 2013

Faut-il stabiliser ?



Il y a quelques années, j'étais assis devant ma tente sur une colline en Mongolie centrale. 

Des chevaux avaient passé la nuit à côté de la tente, hennissant avec bruit. Objectivement, j'avais assez mal dormi. Pourtant ce matin-là j'émergeais frais et dispos. En fait, je n'émergeais pas vraiment, car j'avais la sensation de ne pas m'être endormis mais, aidé par les chevaux, d'être resté dans un état de lucidité tranquille, sans interruption tout au long de la nuit. Installé sur un tapis (pour éviter les fourmis) et profitant de la fraîcheur de l'aube (avant l'invasion des nuées de mouches), je laissais mon regard s'absorber dans l'immensité de la steppe. A mes pieds, le Trésor de l'espace du réel de Longchenpa. En face, en bas, à quelques kilomètres (difficile à préciser en l'absence de repères), une petite tente blanche. 

 
 Vous voyez la petite tente blanche ?

Je savais qu'un lama y faisait retraite. Me comparant à lui, je me suis alors félicité d'être parvenu à rester lucide toute la nuit. Dans la tradition yogique, c'est un genre d'exploit. Selon la tradition orale de la Grande Complétude, rester une heure dans la vision (rigpa), c'est atteindre le niveau d'un sage du bouddhisme primitif. Une demi-journée, et vous êtes un sage du bouddhisme universel (mahâyâna). Si vous pouvez demeurer dans la vision non duelle pendant vingt-quatre heures d'affilées, vous êtes un Bouddha. Cette histoire de continuité est donc une chose très importante, du moins dans les traditions yogiques. La vision est toujours la même, chez tous ses pratiquants, débutants ou vétérans. Mais c'est la stabilité qui les distingue. Il y a ainsi une forme de compétition, ou disons d'émulation, bien que la chose soit délicate, puisque désirer prolonger la vision est justement un obstacle à sa continuité. Je me suis alors dit que cette histoire de stabilisation était un piège. Sans doute stimulé aussi par la fraîcheur de l'air, l'intensité de la lumière et la vue de l'immensité qui n'offre aucun point d'appui au regard, je me laissais cependant aller. Quelque temps après, parti à la recherche d'un coin-toilettes (pas facile dans la steppe), je me suis dit que, peut-être, tout cela pouvait être interprété de différentes manières.

Voici les options vraisemblables :
1-Il y a expérience de la vision, puis stabilisation de cette expérience immuable. C'est la démarche yogique pure.

 La vision non duelle : voir qu'il n'y a rien à voir

2-Il suffit d'une seule expérience de la vision. Tout le reste est alors annulé d'avance. C'est comme un rêve : il suffit de s'être réveillé une fois. Même si le rêve reprend, on n'est plus victime de ce rêve. Toute dualité - le temps, la durée, la continuité, la stabilité même - font partie de l'illusion. Aspirer à la stabilité, c'est confirmer tacitement l'illusion de la dualité. Nourris par cette expérience directe - limitée dans le temps mais atemporelle en elle-même - tout est accomplis.
3-Il suffit de comprendre, profondément, que tout est illusion. Il s'ensuit des moments de paix naturelle, certes, et peut-être un apaisement du corps et de l'esprit, mais il est vain et même contreproductif d'aspirer à une "expérience directe", a fortiori à une stabilité de la vision non-duelle. Parler "d'expérience de la non dualité" revient à séparer cette expérience des autres. C'est donc être en pleine dualité. La seule "vision non duelle" consiste à reconnaître que tout est la même expérience, que tout est de même saveur. Car tous les contenus qui différencient une expérience d'une autre sont évanescents et donc dépourvus de réalité. Il n'y a qu'une seule expérience, une seule conscience : c'est la vision non duelle. Il n'est pas nécessaire d'avoir une expérience spéciale pour "sortir" de l'illusion. Inutile de se réveiller pour reconnaître le rêve comme rêve. On peut, au sein même du rêve, le reconnaître, et donc se réveiller sans interrompre le rêve. L'illusion demeure, tout comme le mirage continue à ressembler à de l'eau même quand on sait que ce n'est pas de l'eau. Mais alors, on ne commet plus l'erreur de croire que c'est de l'eau. De même, l'illusion de la dualité continue de se manifester, mais l'erreur qui consiste à y croire a été éradiquée une fois pour toutes. C'est la démarche gnostique pure.

Ces options correspondent sûrement à différents tempéraments. La tradition de la Reconnaissance (pratyabhijñā) reconnaît deux voies : celle du yogin, graduelle. Même si la vision non duelle est donnée une fois pour toutes, elle doit être stabilisée. Et celle du jñānin : la compréhension est donnée une fois pour toutes, sans qu'il soit question de stabilisation d'une expérience particulière. La première option est celle des yogis non dualistes, comme dans le dzogchen, mahâmudrâ et certaines traditions shivaïtes ou védântiques. La troisième est résolument intellectualiste. C'est l'option du Védânta de Shamkara, par exemple. La seconde... je ne sais pas.
Mais on peut aussi envisager d'autres options issues de la combinaison de celles-ci. Par exemple, on peut dire qu'une compréhension intellectuelle profonde est suffisante, et que cette idée rassurante est un "moyen habile" qui permet de détendre la personne et de lui faciliter le processus de stabilisation. Je crois que nous avons besoin des deux : la vision non duelle, directe ou "intellectuelle" sert à rassurer en profondeur, et donc à détendre. Elle est sécurité. Mais nous avons aussi besoin de liberté, d'aventure, de suspens. Pour cela, il y a la vie après la vision, ou au sein de la vision, ou à partir d'elle, et l'aventure de la stabilisation. Sécurité et aventure. Sublime. Il y a une manière subtile de pratiquer sans pratiquer, de pratiquer sans volontarisme, d'agir sans agir. C'est une pratique, car elle a un effet. Mais ce n'est pas une pratique, car la vision non duelle consiste justement à voir qu'il n'y a personne qui pratique.

samedi 23 février 2013

Qui est "je suis" ?

Conférence du lundi 25 février 2013 sur le shivaïsme du Cachemire

La philosophie de la Reconnaissance (pratyabhinâ), de même qu'un vaste courant de la philosophie occidentale, affirme que le moi est une construction mentale, produite principalement par le langage. Pourtant, elle affirme également que l'absolu est le Soi. Mieux, le Soi est la conscience la plus immédiate que l'on peut exprimer sous la forme d'un "je", d'un "je suis je" dont tous les sujets et les objets ne sont que des manifestations partielles et factices. Il y aurait donc deux "je", l'un authentique et l'autre, factice.

Temple des yoginîs, centre de l'Inde

Mais comment peut-on affirmer que l'absolu est "je" ? N'est-il pas, dès lors, condamné lui aussi à n'être qu'un concept dualiste élaboré par opposition avec le "tu" et le "il" ? N'est-il pas une fiction dualisante (vikalpa) marquée par l'emploi d'un mot ? Or, comme le fait remarquer Dharmakîrti, la division en soi et autrui n'est-elle pas la base de toutes les émotions destructrices ?

Dans sa Réalisation du réel (Tattvasiddhi), le bouddhiste Śāntarakṣita cite ce vers célèbre de Dharmakīrti (Pramāṇavārttika II, 219) :

S'il y a un Soi, il y a la notion de "l'autre".
Cette division entre le Soi et l'Autre engendre la haine et l'appropriation.
En découlent directement
Toutes les pathologies mentales. 8

A quoi Utpaladeva, philosophe de la Reconnaissance, rétorque, dans sa Réalisation du sujet comme conscience (Ajaḍapramātṛsiddhi) :

Les êtres dépourvus de conscience (propre)
Sont presque inexistants : ils n'existent que dans la manifestation, dans le Soi.
C'est une seule et même manifestation de notre Soi (qui se manifeste)
Comme soi-même et comme autrui. 

Mais cette affirmation est-elle justifiée ? Est-il légitime de désigner l'absolu, ou même la conscience, comme "je" ? Cette réflexion nous permettra de prolonger les séances précédentes sur la question du rapport entre la conscience et le désir. La conscience est-elle sans ego ? Ou bien faut-il, comme le fait la Reconnaissance, reconnaître que le "je" est l'essence même de la conscience ? Le non dualisme du Védânta tient que la conscience est sans ego. Elle n'est donc un "Soi" qu'en un sens faible, métaphorique. Le non dualisme de la Reconnaissance, en revanche, soutient que la conscience est "je". Elle est donc un "Soi" au sens fort.

Cette voie, originale, peut se réclamer de l'héritage prestigieux des Upanishads, pour qui "je" est le nom privilégié du Soi, de l'absolu, de notre vraie nature. Au vingtième siècle, cette thèse sera aussi partiellement reprise par Ramana.

Qu'est-ce que le "je" ? Une illusion seulement plus ancrée que les autres, ou bien l'indice de l'absolu ?

Le lundi 25 février ainsi que le lundi 25 avril 2013, au CPEC, 37 bis rue du Sentier, 75002 Paris, 18h30-20h30.

Bibliographie :
Sur Abhinavagupta, l'un de ses principaux philosophes.
Sur le statut de l'ego dans la pensée indienne.

jeudi 21 février 2013

Les yeux fermés ?

"La méditation, c'est rester assis les yeux fermés" : stéréotype. Dépassé ? Oh que non ! Encore et toujours, quelques irréductibles résistent, défenseurs d'on-ne-sait-quoi. Pour la majorité des gens, même curieux de spiritualité, la méditation est un exercice d'introversion qui consiste à bloquer les sens, à se couper du monde, de la vie. Selon le lieu commun véhiculé depuis Schopenhauer et Hegel, la mystique "orientale" en particulier est un "culte du néant". Une fuite. Un suicide à petit feu. Un symptôme de la haine de soi, c'est-à-dire de la rancœur vis-à-vis du corps, de la vie. Un symptôme psychotique. De là, la religion, l’ascèse et la moraline qui dénigrent le réel au nom des arrières-mondes.

Voyez cet article de Shyam Dodge :

"Le déchaînement de rage contre la renaissance dont témoigne le Bouddha mythique (ou textuel) fût accomplie les yeux clos, concentration tournée vers l'intérieur, le monde exclu de sa rêverie. Le yogin, escaladant l'escalier intérieur (à sept marches) vers l'illumination, réalise ce voyage avec un regard intérieur".

"The fury of rebirth for the mythical (or textual) Buddha was realized with the eyes closed, concentration turned inward, the world shut out from his reverie. The yogin, climbing the inner stairway (seven steps) to enlightenment, enacts this journey with an internal gaze".


Il est vrai qu'une importante partie de la tradition yogique et mystique propose une introversion au terme d'une introspection. La théologie mystique, par exemple, parle de méditer sur nos péchés, puis de fermer les yeux pour que s'ouvre l'oeil du coeur mystique, lumière incréée de la fine pointe de l'âme, du "je" en contact avec la déité. Hadewij dit ainsi :

"Quoi que vos sens perçoivent, maintenez votre intérieur dans l'unité,
pour pénible qu'il vous soit de vous sentir ainsi disputée par deux êtres." (Nouveaux poèmes, p. 171)

Il y a là assurément un arrachement et une fermeture. Une acceptation et un rejet.
En Inde, le cliché est encore plus fort. Le yogin est classiquement décrit comme "tendu par l'effort", les yeux fermés ou révulsés vers le haut, la langue appuyée contre le palais, les membres repliés dans la position compacte "du lotus", les sens "rétractés comme les pattes d'une tortue effrayée". Il est vrai aussi que l'auteur de cet article, Shyam Dodge, affirme être un ancien apprenti-gourou dans une tradition néohindoue qui correspondait de façon caricaturale à ces images d'Epinales. Même les adeptes de vipassana ferment les yeux, le plus souvent. Autre exemple : je viens de lire un article sur une lignée de yogis adeptes du Sâmkhya. Ils sont cloîtrés dans une grotte artificielle au Jharkhand. Le gourou actuel est emmuré depuis vingt-cinq ans. Il communique seulement par une petite fenêtre. Etc. etc. Les images de la contemplation et de la méditation (mystique ou philosophique) sont des images de replis, de contraction, d'aveuglement volontaire. De peur, donc ?

Ce serait être aveugle... aux images du Bouddha. Les yeux mi-clos... ou mi-ouvert ? Résolument ouverts, dirais-je. Et l'on pourrais convoquer des centaines de "Bouddhas textuels" pour l'établir en toute certitude. Les yeux sont précieux, l'oeil est LA porte. Voyez les enseignements les plus ésotériques du dzogchen. Les instructions, répétées en des dizaines de manuels aujourd'hui traduits en anglais, sont claires : fermer les yeux, se couper du monde, c'est se couper de l'éveil, de notre vraie nature. Les yeux sont "les portes de la sagesse". Or, les yeux sont simplement le paradigme des sens. 

Vers ici ? Vers quoi ? Vous voyez quelque chose, vous ?

Rester les yeux ouverts, naturellement, noyés dans l'espace, en perpétuelle dilatation (vikasvatî citih). Mais sans fixation, sans point de référence. Aveugle ? Non ! Au contraire chers lecteurs ! Faites-en dès à présent l'expérience. Laissez le champs de votre attention visuelle s'étendre, se relaxer jusqu'aux "bords" du paysage, et au-delà, sans artifice. Ce paysage n'est-il pas à présent plus limpide ? Ses couleurs, plus vives ? Et cette ouverture sans limite, espace d’accueil impartial et bienveillant à la fois, est-elle "dedans" ou "dehors" ?
L'attention est-elle focalisée ou panoramique ? Forcée ou naturelle ? N'est-elle pas infuse, diffuse, fraîche et comme "décrochée" de toute dualité ? En même temps, y a-t-il un obstacle aux choses, aux mouvements ? N'avez-vous pas l'impression, au contraire, que tout flotte librement, comme en apesanteur, comme autant de ronds dans l'eau, comme des volutes de fumée ? Plus personne ne voit. Et pourtant, tout est là, plus présent que jamais, vif et précis, alerte et dispos. C'est la vie en HD/3D/4G, celle qui ne connaîtra jamais l’obsolescence. L'écran n'est pas éteint. En un sens, il vient de s'allumer.

Imaginez-vous dans une forêts de pins. C'est l’hiver. L'air est glacial et vif. Pas un nuage. Le ciel est bleu azur et sa lumière, rasante, semble tout traverser. Vous vous arrêtez. Le silence vous prend. Tout bouillonne. Votre sang dans les tempes, dans les mains, dans tous les membres. Les pulsations du cœur se manifestent jusque dans votre champs visuel, sous la forme de schémas géométriques qui apparaissent et disparaissent en cadence. Le silence n'a jamais été aussi intense, prenant. Quelle paix ! Et pourtant, il n'y a plus aucune barrière entre l'intérieur et l’extérieur. Je suis le silence du bruit, ou le bruit du silence. On ne sait plus. Quelle énergie ! A couper le souffle. A couper tout. Et pourtant, tout bat, tout va, tout pulse. Comme un de ces ballons gonflés à l'hélium (c'est peut-être ça "l'initiation à l'hélium" ?) Ah...

C'est cela, la méditation. Shyam, regarde le ciel, ouvre la bouche, laisse venir, laisse être, laisse partir, vague de lumière dans la lumière. Et, alors, reconsidère la question.

Attitude de peur-sans-peur, émerveillement-sans-chakras-ni-auras :

 Le vif dans les yeux, les yeux dans le grand bleu
omniface-sarvatomukha
 Introversion ?
Y a quelqu'un ?
Posture du repos sans point d'appuis
Ai-je l'air introverti ?
Coupé de quoi ? De qui ?
De quel côté me tourner ?
Vide à l'intérieur, plein à l'extérieur
 Hé bé !
Bhairava-Bouddha, Fraîcheur Indestructible



mercredi 20 février 2013

Corps de lumière ou corps d'ignorance ?

Beaucoup de gens affirment que la transformation du corps physique en un corps de lumière immortel est le propre de leur tradition. Ainsi Jean-Luc Achard répète depuis vingt ans que l'obtention de ce corps de lumière est l’apanage du dzogchen. Les adeptes du tantra de la Roue du temps (kâlacakra) affirment de même pour leur "yoga en six étapes". A côté de ces traditions bouddhistes vénérables, on retrouve ces mêmes prétentions dans toutes les traditions tantriques, toutes fondées sur l'aspiration à une immortalité corporelle. On la rencontre aussi dans les autres religions, comme le taoïsme ou le christianisme. 

En Inde du Sud, Chidambara Ramalinga s'est enfermé dans une pièce en 1874, avant de se transformer en un corps de lumière immortel, visible aux seuls élus et aux purs. Aujourd'hui encore, le mouvement qu'il a fondé - antitradition, antisuperstition, non hiérarchique, anticaste, végétarien -, est très vivant et compte des millions d'adeptes à travers le monde. Leur but est de transformer leur corps de chair en un corps de lumière. Ils se situent dans la mouvance des "parfaits" (siddha) de langue tamoule, à qui on attribue un vaste corpus d'enseignements sur le yoga, la méditation, la médecine et l'alchimie. 
Sur la médecine des siddhas :

 

Évidemment, des gens se réclament aujourd'hui encore de son exemple moral pour transmettre "l'énergie divine" et "l'immense lumière de compassion" (arul-perum-jyoti en tamoul). Voici un extrait d'un de leurs textes, qui n'hésite pas à invoquer une mystérieuse "connaissance scientifique" que la science est censée ignorer :

"Les participants à la retraite Level One recevront également la puissante et unique Dikshâ de l'hélium, donnée à Pranashakty par le seigneur Ganesha. Cette activation va changer l'ADN de votre organisme et activer le système inhérent intelligent. Les parties de la chaîne d'ADN que la science a actuellement identifié comme la «double hélice» ne représentent que les portions superficielles de la substance chimique, élémentaire et les composants électriques des brins actifs. La science n'a pas encore identifié les spectres MULTIDIMENSIONNELLE de la manifestation de l'ADN et n'a pas encore réalisé que dans les structures du détectable, il y a des niveaux de structure et de fonction qui dirigent les opérations de l'ensemble du plan génétique, qui ne sont actuellement pas détectable par la science contemporaine."

"Participants of the Level One retreat will also receive the powerful and unique Helium Diksha, given to Pranashakty by Lord Ganesha.  This activation will change your body’s DNA and activate the inherent intelligent system.  The portions of the DNA chain that science has presently identified as the ‘double helix’ represent only the surface portions of the chemical, elemental and electrical components of the active strands.  Science has yet to identify the MULTIDIMENSIONAL spectra of DNA manifestation and has yet to realize that within the structures of the detectable, there are levels of structure and function that direct the operations of the entire genetic blueprint, which are not currently detectably by the contemporary scientific method."


Oui, vous avez bien lu : une initiation à l'hélium ! Plus fort que le dzogchen et la contemplation du soleil !
Ce ne sont là que quelques exemples. Il y en a encore bien d'autres que je vous laisse la joie de découvrir. Aurobindo et la Mère recherchaient aussi l'immortalité physique. Comme ils eurent moins de succès que leurs voisins tamouls, aujourd'hui encore c'est là un sujet de discorde entre les tamouls et les bengalis de Pondichérry...

Un "parfait immortel" peu avant sa mort à Madras (alias Chennai) :


Quoi qu'il en soit, tout cela n'est que billevesées. N'en déplaise aux gens bien éduqués qui professent ces fables, il n'existe à ce jour aucune preuve de ces miracles. Comme dit Hume, la crédulité humaine et le mensonge sont des explications bien plus crédibles qu'une violation des lois de la physique. Sagan ajoute qu'une affirmation extraordinaire requiert des preuves extraordinaires. Et Hitchens conclut : ce qui est affirmé sans preuve peut être rejeté sans preuve.

Vouloir transformer le corps en lumière témoigne de la souffrance du corps. Chercher à guérir de cette souffrance n'est certes pas vain. Mais dans ce domaine, la science dépasse de loin les acquis des traditions yogiques ou autres. 

Le véritable corps est le corps de silence. Le véritable corps est la conscience qui contient tous les corps.

A mon sens, ces histoires de "corps de lumière" sont une manière de décrire une expérience subjective. A ce titre, les techniques du dzogchen ou de divers yogas pour transformer l'expérience subjective du corps restent dignes d'intérêt. Mais croire qu'objectivement, publiquement, le corps peut échapper à la mort, c'est une illusion. Et ceux qui perpétuent ce fantasme sont des égarés ou des menteurs. Seule la science est aujourd'hui capable de nous faire envisager une immortalité personnelle, par exemple sous la forme d'un "téléchargement" de la personne sur un support plus durable. Voyez à ce sujet les nouvelles et les romans de Greg Egan.

La conscience est émerveillement. La science est émerveillement. Les "lumières" du surnaturel sont une fausse lumière.

P.S. : Quelques précisions à propos du dzogchen et des autres traditions qui cultivent l'idéal d'un corps de lumière :
Je ne dis pas que le dzogchen et les autres traditions sont identiques. Je ne nie pas leur singularité, les détails de leur langue propre, etc. Mais je dis que ce sont différents individus appartenant à la même espèce. De même, il me semble que, même si le corpus dzogchen contient de fait des instructions plus détaillées que n'importe quelle autre tradition sur le sujet, il n'en reste pas moins que sa généalogie ne peut être expliquée sans faire référence aux corpus Guhyasamâja, Kâlacakra, et surtout aux textes shivaïtes en la matière (dont, je le répète, le tantra "racine" du Trika, le Mâlinîvijaya). Je ne comprend pas pourquoi les spécialistes du dzogchen qui prétendent être des scientifiques refusent de tenir compte des faits. La tradition kaula - shivaïte ou shâkta comme on voudra - est LE terreau et la source de l'esthétique du vajrayâna comme de nombre de ses techniques. J'en ai proposé quelques exemples. A. Sanderson en a produit bien davantage. Malgré cet ensemble d’éléments, les "tibétologues" continuent de nier l'influence du shivaïsme kâpâlika-kaula sur le vajrayâna et sur le dzogchen en particulier. Comme si l'organisation des études universitaires devait refléter les divisions religieuses et sectaires... C'est pour le moins regrettable. On attend encore l'individu qui serait à la fois indianiste et tibétologue, affranchi de cette sorte de racisme (?) tacite - dans un sens ou dans l'autre - qui paralyse les études sur le tantrisme.

mardi 19 février 2013

Méditer l'absence ?

Dakshinâmûrti, témoin de la diffusion du shivaïsme du Cachemire dans le Sud de l'Inde. Il fait le geste de la conscience (cinmudrâ) et tient dans sa main gauche inférieure le texte des Stances sur la reconnaissance (Pratyabhijnâkârikâ)

Voici la suite d'un texte de Kshemarâja sur la "méditation du non-être" (abhâva-bhâvanâ) prescrite dans certains textes shivaïtes, dont le Vijnâna Bhairava Tantra. Selon Kshemarâja, cette méditation n'est, au mieux, qu'une perte de temps et, au pire, une dangereuse impasse. Car en méditant sur le non-être on perpétue la fascination pour l'objet et l'oubli du véritable sujet, la conscience. L'adepte qui s'efforce de produire artificiellement un état d'absence de pensées en bloquant les mouvements de son corps, de son souffle et de son esprit contemple certes le "non-être". Mais celui-ci est un vide passif ou la conscience s'absorbe dans la contrepartie négative de l'état de veille, autrement dit dans une sorte de profond sommeil. Le non-être est l'ombre de l'être. L'ultime empreinte des objets, des constructions mentales dualistes. A ce titre, il est lui-même une construction mentale, seulement plus subtile, et donc plus difficile à reconnaître. Une torpeur qui repose, certes. Mais aussi dépourvue de toute présence d'esprit et surtout incapable de s'éveiller à quoi que ce soit. Kshemarâja essaie de montrer dans ce passage que cet état de "non-être" est un objet factice, un état éphémère, et non le Soi qui est conscience vivante :



"Par ailleurs, comment sait-on qu'il y a absence de conscience en cet (état de non-être, de méditation sans pensées) ? Ce à quoi l'auteur (des Stances sur la vibration) répond en disant "Car...". La "réflexion a posteriori" (abhiyoga) est un discours (intérieur) qui consiste en une prise de conscience qui est orientation vers cet état (de non-être) où, au sortir de cette méditation (du non-être), l'on se dit "Comment donc étais-je ?". "A cause de la sensation intime", en raison de sa force, à cause de cela, puisque l'on se dit avec certitude que "j'existais (aussi dans cet état de non-être), puisque l'on a la perception directe que "j'étais dans une profonde inconscience", alors, de ce fait, il s'ensuit que cet état d'inconscience est lui même un fruit de l'imagination. 
Il l'est aussi pour cette raison que l'on peut s'en souvenir sur le mode d'un objet présent (à la conscience). Au contraire, cette existence qui est l'essence de l'état de sujet connaissant, c'est-à-dire de celui qui fait l'expérience de l'objet présent, cette existence est connue (immédiatement, et non pas sur le mode du "cela"). Assurément, elle n'est pas "non-être". (Même) si tout était non-être, l'essence indivise de la conscience resterait intacte. L'on ne peut jamais dire qu'elle est "non-être".

Si l'on objecte que l'on ne peut se souvenir que de ce qui a été perçu (et) déterminé comme "bleu", etc. ; et qu'il ne peut (au contraire) y avoir aucune détermination de ce qui est vide d'être, car l'activité mentale y est quasiment inexistante ; et si, enfin, l'on demande pourquoi, dans ce cas, nous (avons coutume) de dire que, "parce que, à un moment ultérieur, nous nous disons "cela existait", alors il y a eu inconscience" - à tout cela, nous répondons :

Cette cognition inconsciente (gati) est (seulement) un objet pour la conscience (et non la conscience elle-même). Car, tant que (cette cognition) n'est pas déterminée comme objet grammatical en prenant appui sur le sujet connaissant qui est notre Soi/ soi-même, l'on ne peut s'en souvenir. Le sujet connaissant, au contraire, est, dans (tous) les états imaginé comme étant vides, la vérité ultime de la subjectivité non-contractée, même s'il est contracté. En lui-même, il ne comporte donc aucune multiplicité/ il ne peut être séparé de lui-même. Par conséquent, ce sujet qui détermine que ("je n'existais pas dans cet état d'inconscience") est une construction mentale. Donc, si l'on peut en prendre conscience (seulement) comme "je", alors (ce sujet-là) est établi/présent seulement par conscience (immédiate) de soi/ comme conscience de soi/ comme notre propre conscience.

De plus, cet (état d'inconscience ou de non-être) est "factice" car ce sujet (identifié) au vide a pour opposé l'univers (des objets). Il est donc, par définition, contraction. Il est un état dont on se souvient ensuite. Puisqu'il en est ainsi, il n'y a donc aucune impossibilité logique (dans notre thèse). Cet état est factice, comme il a été dit :


Par conséquent, absolument tout ce qui est médité,

Que cela soit être ou bien non-être,

Apparaît manifestement comme un fruit construit par l'intellect

Une fois que la méditation a atteint sa perfection.



Ce qui revient à dire que, selon cette logique même, c'est le Seigneur suprême en personne qui révèle cette méditation du non-être afin de protéger la connaissance (libératrice) en égarant les êtres confus.

Cet exemple (de la méditation du non-être comparée à une inconscience) signifie que l'objet connu et l'objet connaissable sont toujours en tous points semblables au sommeil profond. Plus profondément, ceci veut dire que le sommeil profond définit comme inconscience est aisément réalisé par tout un chacun. A quoi bon, alors, construire artificiellement un (autre) vide conquis par l'effort du samādhi ? Puisque les deux sont également dépourvus de substances, ils sont identiques ! La plupart des connaisseurs des Upanisads, des Logiciens, des Enumérateurs et des Bouddhistes, etc. ont sombrés les uns à la suite des autres dans cet immense océan de l'inconscience qu'est ce vide si difficile à traverser ! De plus, même ceux qui aspirent à reconnaître l'être comme vibration se sont heurté à cet obstacle du vide quand leur effort s'est relâché. C'est ce que dit l'auteur, dans le passage qui va de :


Alors, dans cet espace immense (l'adepte qui manque de vigilance sombre dans l'inconscience)...


Jusqu'à :


...l'inconscient est comme dans un état de profond sommeil.


Reconnaissons-donc que l'auteur de ce livre déploie un grand zèle pour mettre fin (à cette pratique de la méditation du non-être qui confond le vide avec le réel). Et, bien qu'il ait déjà élucidé la chose ici-même, il va l'élucider encore quand il dira :


(Seul) l'effort orienté vers l'effet à produire est anéanti (dans le sommeil profond, et non l'agent).


Voilà pourquoi j'ai entrepris de montrer ces défauts. Ceux dont les oreilles sont aguerries par la méditation de cet enseignement ne doivent donc pas nourrir de colère envers nous. Une fois les défauts des Bouddhistes mis en lumière, ceux des Vedântins et autres (adeptes du non-être) deviennent évidents, car leurs logiques se valent. Nous ne diront donc rien de plus.

Revenons-donc à présent à notre propre thèse, car nous disons, en effet, que le réel nommé "vibration" est ainsi : il ne peut être remémoré comme le vide peut l'être. Car il est impossible qu'il ne soit pas expérimenté à un moment donné, puisqu'il est partout et toujours infus en tant qu'unique sujet faisant l'expérience. Et les (Vedântins) disent à ce propos :


Mais quoi ! Qui peut connaître celui qui connaît ?


En outre, quand bien même l'état de samādhi deviendrait, à l'issue de ce samādhi, objet de souvenir en vertu des traces résiduelles du souffle et autres (circonstances pseudosubjectives), il ne s'agit pas là du réel comme vibration à strictement parler. Car le (réel comme vibration) est bien plutôt le sujet en sa transcendance (et immanent tout à la fois), définit comme félicité-en-manifestation, manifestation ininterrompue et infuse en tout et en tous. Comme le dit l'auteur :


Dès lors, en toute représentation des choses,

Il n'y a aucun état qui ne soit bon (śiva).



Autrement dit, il n'y a jamais aucune remémoration possible ni aucune inconscience pour notre vraie nature - délectation émerveillée (camatkāra) et ininterrompue. Quand au fait que ce réel est désigné par le pronom "cela" dans notre doctrine, cela est élucidé par l'auteur des Stances pour la reconnaissance du Seigneur quand il dit :


Nous disons que le Soi est liberté souveraine...


Selon cette logique, c'est notre vraie nature en son acception conventionnelle, conceptualisée, qui est ainsi désignée, et non pas (notre vraie nature) en sa réalité ultime."

Méditation sur le (réel comme) pulsation (Spandakârikâvimarshinî), 1, 13, par Kshemarâja