Il y a quelques années,
j'étais assis devant ma tente sur une colline en Mongolie centrale.
Des chevaux
avaient passé la nuit à côté de la tente, hennissant avec bruit. Objectivement,
j'avais assez mal dormi. Pourtant ce matin-là j'émergeais frais et dispos. En
fait, je n'émergeais pas vraiment, car j'avais la sensation de ne pas m'être
endormis mais, aidé par les chevaux, d'être resté dans un état de lucidité
tranquille, sans interruption tout au long de la nuit. Installé sur un tapis
(pour éviter les fourmis) et profitant de la fraîcheur de l'aube (avant
l'invasion des nuées de mouches), je laissais mon regard s'absorber dans
l'immensité de la steppe. A mes pieds, le Trésor
de l'espace du réel de Longchenpa. En face, en bas, à quelques kilomètres
(difficile à préciser en l'absence de repères), une petite tente blanche.
Vous voyez la petite tente blanche ?
Je
savais qu'un lama y faisait retraite. Me comparant à lui, je me suis alors
félicité d'être parvenu à rester lucide toute la nuit. Dans la tradition
yogique, c'est un genre d'exploit. Selon la tradition orale de la Grande
Complétude, rester une heure dans la vision (rigpa), c'est atteindre le niveau
d'un sage du bouddhisme primitif. Une demi-journée, et vous êtes un sage du
bouddhisme universel (mahâyâna).
Si vous pouvez demeurer dans la vision non duelle pendant vingt-quatre heures
d'affilées, vous êtes un Bouddha. Cette histoire de continuité est donc une
chose très importante, du moins dans les traditions yogiques. La vision est
toujours la même, chez tous ses pratiquants, débutants ou vétérans. Mais c'est
la stabilité qui les distingue. Il y a ainsi une forme de compétition, ou
disons d'émulation, bien que la chose soit délicate, puisque désirer prolonger
la vision est justement un obstacle à sa continuité. Je me suis alors dit que cette
histoire de stabilisation était un piège. Sans doute stimulé aussi par la
fraîcheur de l'air, l'intensité de la lumière et la vue de l'immensité qui
n'offre aucun point d'appui au regard, je me laissais cependant aller. Quelque
temps après, parti à la recherche d'un coin-toilettes (pas facile dans la
steppe), je me suis dit que, peut-être, tout cela pouvait être interprété de
différentes manières.
Voici
les options vraisemblables :
1-Il
y a expérience de la vision, puis stabilisation de cette expérience
immuable. C'est la démarche yogique pure.
La vision non duelle : voir qu'il n'y a rien à voir
2-Il
suffit d'une seule expérience de la vision. Tout le reste est alors annulé
d'avance. C'est comme un rêve : il suffit de s'être réveillé une fois. Même si
le rêve reprend, on n'est plus victime de ce rêve. Toute dualité - le temps, la
durée, la continuité, la stabilité même - font partie de l'illusion. Aspirer à la
stabilité, c'est confirmer tacitement l'illusion de la dualité. Nourris par cette
expérience directe - limitée dans le temps mais atemporelle en elle-même - tout
est accomplis.
3-Il
suffit de comprendre, profondément, que tout est illusion. Il s'ensuit des
moments de paix naturelle, certes, et peut-être un apaisement du corps et de l'esprit,
mais il est vain et même contreproductif d'aspirer à une "expérience
directe", a fortiori à une
stabilité de la vision non-duelle. Parler "d'expérience de la non
dualité" revient à séparer cette expérience des autres. C'est donc être en
pleine dualité. La seule "vision non duelle" consiste à reconnaître que
tout est la même expérience, que tout est de même saveur. Car tous les contenus qui
différencient une expérience d'une autre sont évanescents et donc dépourvus de
réalité. Il n'y a qu'une seule expérience, une seule conscience : c'est la
vision non duelle. Il n'est pas nécessaire d'avoir une expérience spéciale pour
"sortir" de l'illusion. Inutile de se réveiller pour reconnaître le
rêve comme rêve. On peut, au sein même du rêve, le reconnaître, et donc se réveiller sans interrompre le rêve.
L'illusion demeure, tout comme le
mirage continue à ressembler à de l'eau même quand on sait que ce n'est pas de
l'eau. Mais alors, on ne commet plus l'erreur
de croire que c'est de l'eau. De même, l'illusion
de la dualité continue de se manifester, mais l'erreur qui consiste à y croire a été éradiquée une fois pour
toutes. C'est la démarche gnostique pure.
Ces
options correspondent sûrement à différents tempéraments. La tradition de la
Reconnaissance (pratyabhijñā) reconnaît deux voies : celle du yogin, graduelle. Même si la vision non
duelle est donnée une fois pour toutes, elle doit être stabilisée. Et celle du jñānin : la compréhension est donnée une fois pour toutes, sans
qu'il soit question de stabilisation d'une expérience particulière. La première option est
celle des yogis non dualistes, comme dans le dzogchen, mahâmudrâ et certaines
traditions shivaïtes ou védântiques. La troisième est résolument
intellectualiste. C'est l'option du Védânta de Shamkara, par exemple. La seconde... je ne sais pas.
Mais
on peut aussi envisager d'autres options issues de la combinaison de celles-ci.
Par exemple, on peut dire qu'une compréhension intellectuelle profonde est
suffisante, et que cette idée rassurante est un "moyen habile" qui
permet de détendre la personne et de lui faciliter le processus de
stabilisation. Je crois que nous avons besoin des deux : la vision non duelle,
directe ou "intellectuelle" sert à rassurer en profondeur, et donc à
détendre. Elle est sécurité. Mais nous avons aussi besoin de liberté,
d'aventure, de suspens. Pour cela, il y a la vie après la vision, ou au sein de
la vision, ou à partir d'elle, et l'aventure de la stabilisation. Sécurité et aventure. Sublime. Il y a une manière
subtile de pratiquer sans pratiquer, de pratiquer sans volontarisme, d'agir
sans agir. C'est une pratique, car elle a un effet. Mais ce n'est pas une
pratique, car la vision non duelle consiste justement à voir qu'il n'y a
personne qui pratique.