mercredi 20 mars 2013

Faut-il fermer les yeux ou les garder ouvert ?

Au contraire de la méditation décrite dans ce dernier billet, l'image la plus répandue de la méditation consiste à s'asseoir et à fermer les yeux. Si l'on rassemble des images de méditants, on constatera que la plupart ont les yeux fermés, le dos légèrement voûté, le cou penché vers l'avant. Voici un exemple chrétien et un exemple néobouddhiste :

La méditation serait donc une forme d'introspection ou d'introversion. En tous les cas, elle présupposerait que l'on se laisse aller vers l'intérieur de soi. Le bouddhisme véhicule une image légèrement différente, car le Bouddha est représenté le plus souvent les yeux ouverts, regard naturellement posé vers le bas. Cependant, même alors, l'on ne peut manquer de déceler un penchant vers l'intérieur, par exemple dans ces images de zazen, trois photos dans lesquelles on va d'une attitude médiane vers une posture franchement intériorisée :


Par rapport à cette attitude, la posture de transparence béante, les yeux ouverts, décrite dans le billet précédent, présente de nombreux avantages : la clarté des cinq sens illumine l'esprit sans concept. En effet, tout se passe comme si l'ouverture des sens contribuait à pacifier l'activité mentale interne. Ou plutôt, à affranchir la conscience de son emprise. Le regard reste ouvert, panoramique. On évite ainsi à la fois la torpeur et l'agitation. Si l'on ferme les yeux en revanche, l'activité interne semble exacerbée. Dès lors, il n'est pas étonnant que, pour la plupart des gens, la méditation consiste à "faire le vide dans sa tête", à ne plus penser, ou à ne plus avoir de pensées. De plus - et comme en contre-coup à l'activité mentale - cette attitude prédispose à la torpeur, à l'opacité. Le contraire de la transparence.

Cela étant, faut-il se forcer à garder les yeux ouverts ? Non, bien sûr. S'ils restent ouverts, qu'ils restent ouverts, dans la non-dualité de la conscience intérieure et de l'espace extérieur.
Mais, s'ils se ferment, il est inutile de résister. Mais quid de la torpeur ? N'est-elle pas un défaut ? Et que gagnerait-on à dormir ainsi ? Les traditions les plus abouties ne mettent-elle pas en garde contre l’inconscience, l'inertie, le vide stérile ?
Je ne crois pas que ces objections valent.
Car, pour commencer, si les yeux se ferment d'eux-mêmes, c'est que l'on a besoin de dormir. Or dormir est une bonne chose. C'est le souffle "égal" (samâna) qui prédomine alors, souffle qui rééquilibre le corps. Pour le dire autrement, le sommeil est réparateur.
De plus, toutes les statistiques concordent pour dire que la durée du sommeil tend à diminuer, augmentant ainsi les risques pour la santé - mentale y-compris.
 En outre, l'agitation est un problème plus courant que la torpeur. Selon l'âge et la santé, il y a certes des gens qui souffrent d'une tendance handicapante à sombrer dans l'inconscience, mais cela est bien moins courant que le problème du bavardage mental, des images obsédantes ou des tempêtes émotionnelles intempestives.
De plus, l'on reste assis en s'endormant. Or, en gardant ainsi la tête à peu près droite, le sommeil ou l'inconscience n'ont pas la même qualité que l'on que l'on s'endort allongé. La saveur de cette inconscience-là est paradoxale : elle se situe entre la lucidité et la lourdeur totale. C'est bien pourquoi les yogins "tibétains" essaient parfois de dormir assis. Notons au passage que seule la position de la tête est décisive. Car la lucidité est liée au sens de l'équilibre et donc à l'oreille interne. On peut donc rester allongé avec la tête presque portée à la verticale par un coussin.
De plus, ce sommeil ne dure pas. Même si l'on reste ainsi une heure, l'expérience montre que l'on émerge comme de l'intérieur de cette inconscience. Or, c'est là une expérience extrêmement précieuse. Car l'esprit est alors vide. Quand la conscience ressurgit, elle jaillit donc à l'état pur, comme le son d'une cloche tibétaine dans le silence. L'inconscience est totale identification de la conscience à l'objet. Le premier instant du réveil est pure conscience transparente, ressentie comme une coulée de silence vif, ou comme une brassée d'air pur et revigorant. Plus l'inconscience a été profonde, plus la conscience en jaillit pure, telle une source vive, immaculée. C'est l'éveil qui surgit quand l'esprit se détache de l'objet dans lequel le mental était absorbé, dont parlent les Stances sur la vibration. Comme quand on est absorbé dans une lecture et qu'une porte claque. Au reste, les adeptes du dzogchen emploient à leur façon ce stratagème. L'une des manières d'introduire à la conscience transparente est en effet de laisser l'élève assis dans le silence, sans autre instruction. Au bout d'un temps indéterminé, le maître crie soudain "p'hat !". Ce son explosif tranche le voile de la torpeur comme de l'agitation, et révèle la conscience en sa nudité. Or, il n'en va pas autrement quand on s'endort assis. La chose est sans doute moins spectaculaire, mais elle est aussi plus douce.
De plus, cette alternance vide-éveil peut se répéter de nombreuses fois. Et, quand on sombre de nouveau dans l'inconscience, celle-ci est de plus en plus profonde. De sorte que l'éveil est de plus en plus intense, et ainsi de suite. Ainsi, au cœur de cette méditation apparemment assoupie se déroule comme un cycle ou une spirale allant s'approfondissant.
De plus, fermer les yeux et se laisser aller vers l'intérieur favorise le ressenti les la félicité du cœur, l'expérience du "je suis" qui est l'autre grande facette de l'expérience mystique, à côté du silence intérieur.
Enfin, une fois reposé, les yeux se rouvrent naturellement, et l'on peut laisser se poursuivre la méditation les yeux ouverts, "comme un enfant qui regarde une fresque dans un temple". Donc il me semble bon de fermer les yeux s'ils sont lourds. Mais les force volontairement me semble contre-productif. Dans ce cas, il est préférable de rester yeux, bouche, et corps ouvert, déployé tous azimuts.

Il est donc inutile de se forcer. Ce qui ne veut pas dire que la position des yeux, du corps, bref que l'attitude n'a aucune importance. Bien au contraire. Seulement, les deux attitudes ont leur beauté, de même que les deux expériences intérieures qu'elles incarnent peuvent, bien entendu, se mélanger, se compléter. La méditation les yeux ouverts mènent spontanément à la découverte du silence - la dimension cognitive. La méditation les yeux fermés mène naturellement à la découverte de la félicité-compassion - la dimension affective. Mais, que cela soit d'emblée ou par la suite, ces deux pôles du nuancier de la vie intérieure sont amenés à s'interpénétrer.

Quand à affirmer que "la conscience est bien au-delà des ces dualités", ce serait ici contreproductif. Pour le coup, ce serait s'enfermer dans une construction mentale, un dogme. La certitude de la non-dualité ne doit pas faire de la méditation une sorte de tabou. Elle doit mener à l'expérience même si l'expérience n'apporte rien à cette certitude. De même, l'expérience doit consoner avec cette certitude de manière harmonieuse, sans créer un dilemme ruineux entre la tête et le cœur, entre connaissance intellectuelle et connaissance expérimentale.

1 commentaire:

  1. Merci pour vos deux derniers messages qui se complétent. Je crois en effet qu'il faut beaucoup de souplesse. Les méthodes ne sont que des moyens. Plus importantes sont les intentions ! En cela les temps de méditations ne sont rien sans la vie réelle. Maitre Eckhart l'exprimait très bien en disant qu'il valait mieux laisser là sa méditation quand un pauvre vient frapper à notre porte ! Mais j'ai bien aimé le fait que même si lon s'endort, ce n'est pas si grave.

    AMicalement

    François

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