Est-il moral de manger des êtres vivants ?
La question est cruciale : elle touche à tous les autres domaines de la morale. Comment définir l'homme ? Quel est son propre ? Que signifie faire du mal ? Qu'est-ce qu'une vertu ? A quoi doit servir la technique ?
Hier soir, il y avait un documentaire sur le sujet :
Je trouve qu'il est un peu confus. Il mélange les arguments écologistes ( le réchauffement), politiques (la destructions des agricultures non industrielles) et médicaux (la viande rouge est cancérigène), sans s'attarder sur ce qui est pourtant la question essentielle à mes yeux : la question morale. A-t-on le droit de manger des animaux ? Et la réponse semble bien être "non". Pourquoi ? Parce que cela cause de la souffrance. Comment le sait-on ? En déterminant le degré de complexité du système nerveux de l'animal. Dit autrement : Plus un être est capable de souffrir, plus ses intérêts doivent être pris en compte. Peu importe si la viande est diététique, rentable, ou mauvaise pour le climat. L'essentiel est ailleurs. Qu'y a-t-il de plus précieux que la vie ?
Pour servir ce type d'argument, il vaut mieux montrer comment les animaux sont traités dans l'industrie de la viande, du lait et des oeufs, notamment les animaux égorgés selon le rite abrahamique (kasher ou halal, à 23'55 du film ci-dessous). C'est ignoble et indigne de l'homme. Ces religions qui veulent élever l'homme en abaissant les autres animaux sont infantiles. Mais le documentaire ci-dessus dit une chose très vraie : tout cela n'existe que parce que nous, consommateurs, achetons de la viande. Acheter un steack, c'est voter pour cette industrie de la torture :
TERRIENS - EARTHLINGS 1de2 par non-merci
TERRIENS - EARTHLINGS 1de2 par non-merci
(Il y a une deuxième partie, si vous vous sentez d’aplomb).
D'autres images tournées par des militants pour les droits des animaux :
L'Homme: l'espèce la plus évoluée du monde... par non-merci
Dans cette soirée d'Arte, il y avait un second documentaire, contrepartie positive du premier, explorant quelques alternatives à la viande :
Philosophie et mystique, voie de la connaissance et de l'amour. Philo-sophia, amour de la sagesse, désir de vérité, expérience et réflexion. Yoga ou union du cœur et de la tête. La philosophie comme yoga, la philosophie comme pratique, éclairée et nourrie par la tradition du Tantra et autres sources que nous ont léguées nos ancêtres. Formation tantra traditionnel.
mardi 30 juillet 2013
Que désire le désir sexuel ?
Le platonisme est le principal
courant spiritualiste en Occident et au Moyen-Orient. Et jusqu'en Inde, via
l'influence de certaines confréries soufies ou courants hétérodoxes, comme les
ismaéliens.
Il y a donc bel et bien quelque
chose comme une tradition. Sans doute pas "primordiale", mais fondée
sur des principes, des schémas rémanents. Les néoplatonismes (alexandrins, romains,
athéniens, chrétiens, musulmans, etc.), les hermétismes, les gnosticismes, les
ésotérismes alchimiques et apparentés appartiennent à une même famille,
héritière de Pythagore et Platon. Ce n'est pas seulement un fantasme
d'ésotériste, mais une réalité que chacun peut vérifier en lisant les textes,
abondants et disponibles en langues européennes.
Mais cette tradition a ses
limites. Prenons le cas de Sohravardî, un perse musulman. Et un pur
représentant de la tradition platonicienne. Dans son Livre de la sagesse orientale (difficilement lisible dans la
traduction de Corbin, mais c'est la seule dont nous disposions), il défend une
approche à la fois mystique et philosophique, intuitive et discursive. Car tel
est le trait essentiel du platonisme : il est à la fois une voie intellectualiste
pour qui la géométrie et la dialectique sont les voies royales vers l'Un, et
des pratiques visant à cultiver des expériences de l'Un ou, du moins, de ses
hypostases intellectuelles. Mais "intellect", ici, ne désigne pas
l'intellect discursif. Ce terme, que l'on rend aussi par
"intelligence", désigne l'intelligence intuitive, la conscience que
l'Un a de lui-même et de ses possibilités infinies. L'Un prenant conscience de lui-même est l'Intellect. L'intellect prenant conscience de lui-même est l'Âme, et ainsi de suite. Toutes choses sont engendrées par une succession de prises de conscience, comme dans une mise en abîme, en une sorte de boucle rétroactive sans fin qui caractérise la conscience. Mais cette intelligence première est
aussi amour. Dans le Banquet, Platon
reconnaît dans l'amour sexuel l'élan vers l'Un. Sohravardî est ascète. Mais il
admet que le sexe est intuition du divin dans ce passage :
"... même le plaisir sexuel
est une émanation des jouissances vraies. Celui qui recherche ce plaisir ne
désire pas le contact de l'inerte". Comprenons : le désir sexuel ne désir
pas ce qu'il y a de corporel dans le corps de l'autre. "Ou plutôt, il ne
désire qu'un corps et une beauté mélangée à la lumière".
"Lumière", chez Sohravardî, désigne la conscience, pouvoir de
manifester l'autre et de se manifester soi-même par soi-même. "Enfin son
plaisir est rendu complet par la chaleur, laquelle est un amant de la Lumière
et l'un de ses effets, et par le mouvement, qui est aussi un amant de la
Lumière et l'un de ses effets". Autrement dit, l'échauffement et l'agitation
du corps amoureux sont les symptômes d'une nostalgie de l'Un, de la pure
Lumière souveraine. Dans le jeu amoureux qui est prise de conscience du corps
de l'autre, il y a, au fond, une conscience de conscience. L'objet du désir
n'est pas un objet, justement, mais le sujet, la conscience, plus intense, plus
vive. En ce sens, on peut bien dire que l'objet du désir et le désir de
l'autre, sa conscience. Mais, derrière cette conscience d'une autre conscience
se cache, si l'on y regarde de plus près, la conscience que la conscience de
l'autre est LA conscience, la seule et unique. Bref, le désir sexuel est désir
de communion des consciences, parce qu'en vérité il n'y a qu'une seule
conscience qui n'aspire qu'à jouir d'elle-même à travers différents corps. Tel
est, du moins, l'opinion d'Abhinavagupta, mais les platoniciens ne vont sans
doute pas jusque-là. Sohravardî poursuit : "Sa double puissance d'amour et
de domination se met en mouvement, de sorte que le membre masculin veut
s'emparer du partenaire féminin. Tombe alors du monde de la Lumière, sur le
masculin, un amour s'accompagnant de force, et sur le féminin un amour
s'accompagnant de douceur ; Le rapport étant analogue au rapport entre cause et
effet, comme on l'a dit. Et chacun des deux veut ne faire qu'un avec son
compagnon, afin que soit levé le voile du corps. Et cela, chez la Lumière qui
règne (sur chaque corps), la recherche des jouissances du monde de la Lumière dans lequel il n'y a
pas de voile". Livre de la sagesse
orientale, trad. Corbin modifiée, Folio-Essais, pp. 211-212.
Le platonisme est, à l'image de
ce passage, plein d'intuitions justes. Mais ce ne sont que des fragments, et
cette pensée retombe sans cesse dans un dualisme du corps et de l'esprit qui en
limite fortement le pouvoir séducteur. De plus, sa cosmologie et sa physique
sont basées sur Aristote. Ainsi les deux tiers du livre de Sohravardî sont
consacrés à des considérations sur les transformations des éléments - par
exemple l'eau qui devient de l'air (c'est la vapeur), ou l'air qui devient feu dans un briquet -,
lesquelles sont plus que datées... Reste de beaux morceaux et des schémas qui
ont servi de matrices à des générations de discours mystiques, depuis Plotin jusqu'à
Nicolas de Cues.
lundi 29 juillet 2013
A l'ouest
Xuang Zang fît un long voyage en Inde.
En Chine, il devint source de légendes.
Dont le Voyage à l'ouest, sorte d'Odyssée allégorique et palpitante, Râmâyana de la civilisation chinoise. Un maître taoïste du XVIIIe, Liu Yi Ming, dit que ce livre concerne "la Grande Affaire", "la Grande Voie".
N'empêche, il a inspiré et continue d'inspirer mille adaptations.
En série kitsch, façon x-or :
Un épisode d'une version plus récente (mais toujours aussi kitsch). Idéal pour apprendre le chinois :
Au cinéma avec Jet Li et Jackie Chan :
Existe aussi en dessin animé avec Dragon ball, plus moultes jeux vidéos, etc.
A ce propos, la Tablette en cent caractères (Lu xiangweng baizi bei) attribuée à Lu Dong Bin :
Nourris l'énergie vitale, veille en silence.
Apprivoise l'esprit, pratique sans pratiquer.
Que ce soit dans l'activité ou le repos, soit conscient de leur source.
Il n'y a rien à faire. Que cherche-tu ?
Le réel, l'éternel ne peuvent que réagir à ce qui se présente.
Pour réagir à ce qui se présente, tu ne doit pas être confus.
Si tu n'es pas confus, la vraie nature est stable.
Quand la vraie nature est stable, l'énergie vitale se résorbe d'elle-même.
Quand l'énergie vitale se résorbe, l’Élixir se forme de lui-même.
Dans l'athanor, le feu et l'eau s'unissent.
Yin et yang se succèdent.
Le changement universel roule comme le tonnerre.
Les nuées blanches s'assemblent au sommet.
La douce rosée se dépose sur le mont axial.
Tu dégustes le vin de l'immortalité.
Tu te promènes librement. Personne ne le sait.
Assie-toi et écoute la mélodie de la harpe sans cordes.
Entend clairement le fonctionnement créateur.
Tout est dans ces vingt lignes.
Une véritable échelle vers le Ciel !
Une comparaison de différentes traductions (en anglais).
En Chine, il devint source de légendes.
Dont le Voyage à l'ouest, sorte d'Odyssée allégorique et palpitante, Râmâyana de la civilisation chinoise. Un maître taoïste du XVIIIe, Liu Yi Ming, dit que ce livre concerne "la Grande Affaire", "la Grande Voie".
N'empêche, il a inspiré et continue d'inspirer mille adaptations.
En série kitsch, façon x-or :
Un épisode d'une version plus récente (mais toujours aussi kitsch). Idéal pour apprendre le chinois :
Au cinéma avec Jet Li et Jackie Chan :
Existe aussi en dessin animé avec Dragon ball, plus moultes jeux vidéos, etc.
A ce propos, la Tablette en cent caractères (Lu xiangweng baizi bei) attribuée à Lu Dong Bin :
Nourris l'énergie vitale, veille en silence.
Apprivoise l'esprit, pratique sans pratiquer.
Que ce soit dans l'activité ou le repos, soit conscient de leur source.
Il n'y a rien à faire. Que cherche-tu ?
Le réel, l'éternel ne peuvent que réagir à ce qui se présente.
Pour réagir à ce qui se présente, tu ne doit pas être confus.
Si tu n'es pas confus, la vraie nature est stable.
Quand la vraie nature est stable, l'énergie vitale se résorbe d'elle-même.
Quand l'énergie vitale se résorbe, l’Élixir se forme de lui-même.
Dans l'athanor, le feu et l'eau s'unissent.
Yin et yang se succèdent.
Le changement universel roule comme le tonnerre.
Les nuées blanches s'assemblent au sommet.
La douce rosée se dépose sur le mont axial.
Tu dégustes le vin de l'immortalité.
Tu te promènes librement. Personne ne le sait.
Assie-toi et écoute la mélodie de la harpe sans cordes.
Entend clairement le fonctionnement créateur.
Tout est dans ces vingt lignes.
Une véritable échelle vers le Ciel !
Une comparaison de différentes traductions (en anglais).
dimanche 28 juillet 2013
Réalité ou illusion, c'est tout un !
Qu'est-ce que l'être ?
Chercher à répondre à cette
question s'appelle l'ontologie. La science de l'être, depuis Aristote jusqu'à Heidegger.
Pour la majorité d'entre nous, une chose
existe parce qu'elle s'imprime en notre conscience, parce qu'elle l'affecte comme un
objet qui vient se reflèter en un miroir. Cette ontologie présuppose donc une dualité
du sujet et de l'objet. Les choses se manifestent à notre conscience, qui les
enregistre plus ou moins passivement. C'est l'ontologie dualiste ou
externaliste : exister, c'est exister en dehors de la conscience,
indépendamment d'elle. La conscience naïve croit en cela. Et même la conscience la moins naïve, du reste.
Si le cerveau est l'organe de la
conscience, il n'est alors qu'un ensemble de réactions à des stimuli externes.
Mais cette vision est en train d'être remise en question. Un chercheur
colombien, Rodolpho Llinas, défend la thèse selon laquelle le cerveau construit
littéralement notre monde à partir d'un très petit nombre d'informations venues
des sens (lesquels sont bien plus nombreux que les cinq sens d'Aristote : il y
a aussi l'équilibre et la proprioception, par exemple). Le fondement
physiologique de la sensation de la permanence du monde, de la réalité externe,
serait l'activité électrique constante du cerveau, jusqu'à la mort.
Donc percevoir, expérimenter,
sentir "le monde", c'est en réalité pour le cerveau se sentir
lui-même.
Si l'on pousse ce raisonnement,
le cerveau lui-même étant un objet dans le monde, il faut conclure qu'il est
une construction construite... mais par quoi ou par qui ?
L'expérience répond : par la
conscience. La conscience n'est pas la pensée ou le calcul, mais la présence en
laquelle le monde se présente, elle est la lumière qui éclaire les choses, non seulement de l'extérieur, mais même qui les fait être. Certes, sans
le cerveau, il est probablement difficile de percevoir quelque chose. Mais la
conscience ne disparaît pas pour autant. Cette croyance vient du fait que nous
avons pris l'habitude de commettre l'erreur qui consiste à confondre les
qualités de l'objet (par exemple son absence) avec celles de la conscience :
quand l'objet est absent, nous croyons que la conscience est absente elle
aussi. Comme la conscience embrasse et est la condition de possibilité de l'être comme du non-être, elle est nécessairement la source de ce qui est. Et, même, du "non-être" de ce qui n'est pas.
Donc, "être" et
"conscience" sont synonymes. La conscience n'est pas un réceptacle inerte
des choses, mais leur existence même, leur présence vivante. Utpaladeva dit :
"Exister, c'est être manifeste",
c'est littéralement "fulgurer", "scintiller".
Donc tout est conscience. Dans
cette ontologie de l'être comme conscience, il n'y a pas lieu de distinguer
entre réalité absolue et réalité de surface ou illusion. Que l'argent soit
réel ou s'avère n'être qu'un faux-semblant de la nacre, dans tous les cas, ces
apparences sont pénétrées, imbibées et comme infuses de l'être-conscience, lequel
n'est rien d'autre que leur clarté, leur manifestation, leur présence même.
Telle
est la véritable non-dualité selon la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijñā) du soi-disant shivaïsme du Cachemire.
Réalité ou illusion, tout est conscience. La conscience est la réalité de la réalité,
de même qu'elle est la réalité de l'irréel. Toutes choses ne sont que la perception
d'une seule et même réalité de mille manières différentes. Qui perçoit cette réalité
? Cette réalité elle-même - la conscience !
C'est donc le Bienheureux en personne
Qui se construit lui-même/ qui s'imagine
lui-même.
C'est le Seigneur suprême
Qui existe comme ceci ou comme cela,
Sous la forme des choses, des états, des êtres.
Somânada, Vision de Shiva, IV, 47.
vendredi 19 juillet 2013
Du plein à l'intérieur du plein
Tout est bon.
En langue de Shiva : "Tout
est Shiva". Ou, plus exactement, "Tout a Shiva pour Soi". Shiva
est la conscience, unique comme l'espace est unique par-delà les différents
corps. Or, tout est dans la conscience. Et comme cette conscience - évidente,
immédiate, plus présente que tout - ne se laisse pas diviser - sans quoi elle
ne serait plus conscience -, chaque chose contient toutes les autres.
Voilà pourquoi l'amour du fini,
le désir de l'éphémère, sont légitimes. Bien regarder l'autre, c'est voir l'Autre, et tous les possibles, confusément. Voilà pourquoi on peut contempler
l'instant et se sentir plongé dans l'atemporel. Voilà pourquoi on peut se
laisser envahir par l'essentiel en goûtant un petit rien. "Tout est dans
tout". Chaque chose est une manifestation de toutes les possibilités, mais
telle ou telle possibilité y est davantage actualisée. Leibniz a de belles
formules :
"Notre âme exprime Dieu et
l'univers, et toutes les essences aussi bien que toutes les existences".
"Rien ne nous saurait être
appris dont nous n'ayons déjà dans l'esprit l'idée qui est comme la matière
dont cette pensée se forme".
"Comme une même vile
regardée de différents côtés paraît toute autre, et est comme multipliée perspectivement,
il arrive de même que, par la multitude infinies des substances simples [des
individus], il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que
les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque Monade
[individuelle]."
"Mais une Âme ne peut lire
en elle-même que ce qui y est représenté distinctement, elle ne saurait
développer tout d'un coup tous ses replis, car ils vont à l'infini."
"Ainsi quoique chaque monade
créée représente tout l'univers, elle représente plus distinctement le corps
qui lui est affecté ...). Et comme ce corps exprime tout l'univers par la
connexion de toute la matière dans le plein, l'âme représente aussi tout
l'univers en représentant ce corps, qui lui appartient d'une manière particulière".
"Chaque portion de la matière
peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons.
mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque goutte de ses
humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang".
Chaque chose et chaque âme est
comme un miroir reflétant toutes les choses et toutes les âmes. Ainsi tout se
reflète en chaque chose, et chacune en toutes. Les individus s'entre-expriment
à l'infini. Chaque partie contient le tout.
Donc, non seulement tout désir est désir d'infini, mais encore même le désir d'une chose ou d'un
être finis, ainsi compris, sont en harmonie avec le désir d'infini.
Pourquoi le désir est-il infini ?
Le tonneau des Danaïdes, le
phénix renaissant de ses cendres, Sisyphe condamné à remonter encore et encore
le rocher au sommet de la colline : images du désir, images de l'absurde. Le
désir est manque, souffrance donc. Mais, aussitôt satisfait, il engendre l'ennui
et laisse la place à un autre désir. Quel est donc le secret de cette
immortalité ? Est-ce une malédiction, la trace d'un péché, d'une tare congénitale
?
Platon, dans un passage célèbre
de sa Beuverie, fait dire à la
chamane Diotime : "Ce que l'on n'a pas, ce que l'on est pas, voici les
objets du désir et du manque".
Pour être durablement heureux, il
faudrait donc désirer ce que nous sommes. Que sommes-nous ? Un espace sans limites, spontanément lucide :
La multiplicité des désirs est
donc accidentelle. Elle est due à la multiplicité des objets dans lesquels il
s'investit. Mais le désir est un en essence, car il est désir du réel, de l'âme
de toute chose, de l'infini. Voilà pourquoi le désir n'en finit pas. Comment un
objet limité pourrait-il épuiser ce qui, visant l'infini, est infini ?
Le cycle de l'éternel retour du
manque n'est donc pas le symptôme d'une finitude (je désire sans fin pour
oublier que je vais finir), mais l'empreinte de l'infini dans l'homme fini.
Voilà aussi pourquoi certaines traditions mettent en valeur le désir. Platon,
dans la suite de La Beuverie, fait
dire à Diotime que le désir est aspiration au divin, à l'éternel, à la
perfection, à la plénitude. Il est une noble nostalgie. Même le désir sexuel,
qui rend les humains fous, mais qui les tire aussi bien de leur animalité, est
un élan vers ce qui dépasse les limites de l'individualité.
Dans le "shivaïsme du
Cachemire" (appellation malheureuse, car il y avait d'autres formes de
shivaïsme au Cachemire, et parce que le shivaïsme non-dualiste ne venait pas du
Cachemire), le désir est l'essence du divin, sa liberté et sa souveraineté, ce
qui fait qu'on peut l'appeler "Seigneur". Notre vraie nature est
lumière créatrice, mais aussi conscience de soi et désir, sans quoi elle serait
privée de souveraineté, à l'image d'un cristal capable d'accueillir des reflets,
mais incapable de les ressentir, de les désirer. Quand ce désir d'infini est
reconnu en soit, il devient amour, participation à l'infini : bhakti en
sanskrit.
Que al conscience soit au repos
ou en création, elle reste égale à elle-même. Non parce que ses création sont
inexistantes, mais parce qu'une conscience privée de tel ou tel pouvoir ne
serait plus conscience. La conscience est tout, toujours et partout. La
conscience est désir, perception, action, sujet et objet. Ce ne sont là que
différentes facettes du diamant de l'inconcevable.
"Le Seigneur est toujours
débordant de toutes les Puissances. Voilà pourquoi, même quand un désir est
satisfait, il réapparaît encore et encore. Il n'est jamais privé de ses
Puissances, car le couple divin est naturellement créateur".
Utpaladeva, Explication de la Vision de Shiva, III, 88.