mardi 30 juillet 2013

Faut-il manger des animaux ?

Est-il moral de manger des êtres vivants ?
La question est cruciale : elle touche à tous les autres domaines de la morale. Comment définir l'homme ? Quel est son propre ? Que signifie faire du mal ? Qu'est-ce qu'une vertu ? A quoi doit servir la technique ?

Hier soir, il y avait un documentaire sur le sujet :



Je trouve qu'il est un peu confus. Il mélange les arguments écologistes ( le réchauffement), politiques (la destructions des agricultures non industrielles) et médicaux (la viande rouge est cancérigène), sans s'attarder sur ce qui est pourtant la question essentielle à mes yeux : la question morale. A-t-on le droit de manger des animaux ? Et la réponse semble bien être "non". Pourquoi ? Parce que cela cause de la souffrance. Comment le sait-on ? En déterminant le degré de complexité du système nerveux de l'animal. Dit autrement : Plus un être est capable de souffrir, plus ses intérêts doivent être pris en compte. Peu importe si la viande est diététique, rentable, ou mauvaise pour le climat. L'essentiel est ailleurs. Qu'y a-t-il de plus précieux que la vie ?

Pour servir ce type d'argument, il vaut mieux montrer comment les animaux sont traités dans l'industrie de la viande, du lait et des oeufs, notamment les animaux égorgés selon le rite abrahamique (kasher ou halal, à 23'55 du film ci-dessous). C'est ignoble et indigne de l'homme. Ces religions qui veulent élever l'homme en abaissant les autres animaux sont infantiles. Mais le documentaire ci-dessus dit une chose très vraie : tout cela n'existe que parce que nous, consommateurs, achetons de la viande. Acheter un steack, c'est voter pour cette industrie de la torture :


TERRIENS - EARTHLINGS 1de2 par non-merci
TERRIENS - EARTHLINGS 1de2 par non-merci

(Il y a une deuxième partie, si vous vous sentez d’aplomb).
D'autres images tournées par des militants pour les droits des animaux :


L'Homme: l'espèce la plus évoluée du monde... par non-merci

Dans cette soirée d'Arte, il y avait un second documentaire, contrepartie positive du premier, explorant quelques alternatives à la viande :



Que désire le désir sexuel ?



Le platonisme est le principal courant spiritualiste en Occident et au Moyen-Orient. Et jusqu'en Inde, via l'influence de certaines confréries soufies ou courants hétérodoxes, comme les ismaéliens.


Il y a donc bel et bien quelque chose comme une tradition. Sans doute pas "primordiale", mais fondée sur des principes, des schémas rémanents. Les néoplatonismes (alexandrins, romains, athéniens, chrétiens, musulmans, etc.), les hermétismes, les gnosticismes, les ésotérismes alchimiques et apparentés appartiennent à une même famille, héritière de Pythagore et Platon. Ce n'est pas seulement un fantasme d'ésotériste, mais une réalité que chacun peut vérifier en lisant les textes, abondants et disponibles en langues européennes.

Mais cette tradition a ses limites. Prenons le cas de Sohravardî, un perse musulman. Et un pur représentant de la tradition platonicienne. Dans son Livre de la sagesse orientale (difficilement lisible dans la traduction de Corbin, mais c'est la seule dont nous disposions), il défend une approche à la fois mystique et philosophique, intuitive et discursive. Car tel est le trait essentiel du platonisme : il est à la fois une voie intellectualiste pour qui la géométrie et la dialectique sont les voies royales vers l'Un, et des pratiques visant à cultiver des expériences de l'Un ou, du moins, de ses hypostases intellectuelles. Mais "intellect", ici, ne désigne pas l'intellect discursif. Ce terme, que l'on rend aussi par "intelligence", désigne l'intelligence intuitive, la conscience que l'Un a de lui-même et de ses possibilités infinies. L'Un prenant conscience de lui-même est l'Intellect. L'intellect prenant conscience de lui-même est l'Âme, et ainsi de suite. Toutes choses sont engendrées par une succession de prises de conscience, comme dans une mise en abîme, en une sorte de boucle rétroactive sans fin qui caractérise la conscience. Mais cette intelligence première est aussi amour. Dans le Banquet, Platon reconnaît dans l'amour sexuel l'élan vers l'Un. Sohravardî est ascète. Mais il admet que le sexe est intuition du divin dans ce passage :

"... même le plaisir sexuel est une émanation des jouissances vraies. Celui qui recherche ce plaisir ne désire pas le contact de l'inerte". Comprenons : le désir sexuel ne désir pas ce qu'il y a de corporel dans le corps de l'autre. "Ou plutôt, il ne désire qu'un corps et une beauté mélangée à la lumière". "Lumière", chez Sohravardî, désigne la conscience, pouvoir de manifester l'autre et de se manifester soi-même par soi-même. "Enfin son plaisir est rendu complet par la chaleur, laquelle est un amant de la Lumière et l'un de ses effets, et par le mouvement, qui est aussi un amant de la Lumière et l'un de ses effets". Autrement dit, l'échauffement et l'agitation du corps amoureux sont les symptômes d'une nostalgie de l'Un, de la pure Lumière souveraine. Dans le jeu amoureux qui est prise de conscience du corps de l'autre, il y a, au fond, une conscience de conscience. L'objet du désir n'est pas un objet, justement, mais le sujet, la conscience, plus intense, plus vive. En ce sens, on peut bien dire que l'objet du désir et le désir de l'autre, sa conscience. Mais, derrière cette conscience d'une autre conscience se cache, si l'on y regarde de plus près, la conscience que la conscience de l'autre est LA conscience, la seule et unique. Bref, le désir sexuel est désir de communion des consciences, parce qu'en vérité il n'y a qu'une seule conscience qui n'aspire qu'à jouir d'elle-même à travers différents corps. Tel est, du moins, l'opinion d'Abhinavagupta, mais les platoniciens ne vont sans doute pas jusque-là. Sohravardî poursuit : "Sa double puissance d'amour et de domination se met en mouvement, de sorte que le membre masculin veut s'emparer du partenaire féminin. Tombe alors du monde de la Lumière, sur le masculin, un amour s'accompagnant de force, et sur le féminin un amour s'accompagnant de douceur ; Le rapport étant analogue au rapport entre cause et effet, comme on l'a dit. Et chacun des deux veut ne faire qu'un avec son compagnon, afin que soit levé le voile du corps. Et cela, chez la Lumière qui règne (sur chaque corps), la recherche des jouissances  du monde de la Lumière dans lequel il n'y a pas de voile". Livre de la sagesse orientale, trad. Corbin modifiée, Folio-Essais, pp. 211-212.




Le platonisme est, à l'image de ce passage, plein d'intuitions justes. Mais ce ne sont que des fragments, et cette pensée retombe sans cesse dans un dualisme du corps et de l'esprit qui en limite fortement le pouvoir séducteur. De plus, sa cosmologie et sa physique sont basées sur Aristote. Ainsi les deux tiers du livre de Sohravardî sont consacrés à des considérations sur les transformations des éléments - par exemple l'eau qui devient de l'air (c'est la vapeur), ou l'air qui devient feu dans un briquet -, lesquelles sont plus que datées... Reste de beaux morceaux et des schémas qui ont servi de matrices à des générations de discours mystiques, depuis Plotin jusqu'à Nicolas de Cues.

lundi 29 juillet 2013

A l'ouest

Xuang Zang fît un long voyage en Inde.
En Chine, il devint source de légendes.
Dont le Voyage à l'ouest, sorte d'Odyssée allégorique et palpitante, Râmâyana de la civilisation chinoise. Un maître taoïste du XVIIIe, Liu Yi Ming, dit que ce livre concerne "la Grande Affaire", "la Grande Voie".
N'empêche, il a inspiré et continue d'inspirer mille adaptations.
En série kitsch, façon x-or :



Un épisode d'une version plus récente (mais toujours aussi kitsch). Idéal pour apprendre le chinois :



Au cinéma avec Jet Li et Jackie Chan :



Existe aussi en dessin animé avec Dragon ball, plus moultes jeux vidéos, etc.

A ce propos, la Tablette en cent caractères (Lu xiangweng baizi bei) attribuée à Lu Dong Bin :

Nourris l'énergie vitale, veille en silence.
Apprivoise l'esprit, pratique sans pratiquer.
Que ce soit dans l'activité ou le repos, soit conscient de leur source.
Il n'y a rien à faire. Que cherche-tu ?
Le réel, l'éternel ne peuvent que réagir à ce qui se présente.
Pour réagir à ce qui se présente, tu ne doit pas être confus.
Si tu n'es pas confus, la vraie nature est stable.
Quand la vraie nature est stable, l'énergie vitale se résorbe d'elle-même.
Quand l'énergie vitale se résorbe, l’Élixir se forme de lui-même.
Dans l'athanor, le feu et l'eau s'unissent.
Yin et yang se succèdent.
Le changement universel roule comme le tonnerre.
Les nuées blanches s'assemblent au sommet.
La douce rosée se dépose sur le mont axial.
Tu dégustes le vin de l'immortalité.
Tu te promènes librement. Personne ne le sait.
Assie-toi et écoute la mélodie de la harpe sans cordes.
Entend clairement le fonctionnement créateur.
Tout est dans ces vingt lignes.
Une véritable échelle vers le Ciel !



Une comparaison de différentes traductions (en anglais).

dimanche 28 juillet 2013

Réalité ou illusion, c'est tout un !



Qu'est-ce que l'être ?
Chercher à répondre à cette question s'appelle l'ontologie. La science de l'être, depuis Aristote jusqu'à Heidegger.
Pour la majorité d'entre nous, une chose existe parce qu'elle s'imprime en notre conscience, parce qu'elle l'affecte comme un objet qui vient se reflèter en un miroir. Cette ontologie présuppose donc une dualité du sujet et de l'objet. Les choses se manifestent à notre conscience, qui les enregistre plus ou moins passivement. C'est l'ontologie dualiste ou externaliste : exister, c'est exister en dehors de la conscience, indépendamment d'elle. La conscience naïve croit en cela. Et même la conscience la moins naïve, du reste.

Si le cerveau est l'organe de la conscience, il n'est alors qu'un ensemble de réactions à des stimuli externes. Mais cette vision est en train d'être remise en question. Un chercheur colombien, Rodolpho Llinas, défend la thèse selon laquelle le cerveau construit littéralement notre monde à partir d'un très petit nombre d'informations venues des sens (lesquels sont bien plus nombreux que les cinq sens d'Aristote : il y a aussi l'équilibre et la proprioception, par exemple). Le fondement physiologique de la sensation de la permanence du monde, de la réalité externe, serait l'activité électrique constante du cerveau, jusqu'à la mort.

Donc percevoir, expérimenter, sentir "le monde", c'est en réalité pour le cerveau se sentir lui-même.

Si l'on pousse ce raisonnement, le cerveau lui-même étant un objet dans le monde, il faut conclure qu'il est une construction construite... mais par quoi ou par qui ?

L'expérience répond : par la conscience. La conscience n'est pas la pensée ou le calcul, mais la présence en laquelle le monde se présente, elle est la lumière qui éclaire les choses, non seulement de l'extérieur, mais même qui les fait être. Certes, sans le cerveau, il est probablement difficile de percevoir quelque chose. Mais la conscience ne disparaît pas pour autant. Cette croyance vient du fait que nous avons pris l'habitude de commettre l'erreur qui consiste à confondre les qualités de l'objet (par exemple son absence) avec celles de la conscience : quand l'objet est absent, nous croyons que la conscience est absente elle aussi. Comme la conscience embrasse et est la condition de possibilité de l'être comme du non-être, elle est nécessairement la source de ce qui est. Et, même, du "non-être" de ce qui n'est pas.

Donc, "être" et "conscience" sont synonymes. La conscience n'est pas un réceptacle inerte des choses, mais leur existence même, leur présence vivante. Utpaladeva dit :
"Exister, c'est être manifeste", c'est littéralement "fulgurer", "scintiller". 

Donc tout est conscience. Dans cette ontologie de l'être comme conscience, il n'y a pas lieu de distinguer entre réalité absolue et réalité de surface ou illusion. Que l'argent soit réel ou s'avère n'être qu'un faux-semblant de la nacre, dans tous les cas, ces apparences sont pénétrées, imbibées et comme infuses de l'être-conscience, lequel n'est rien d'autre que leur clarté, leur manifestation, leur présence même. 



Telle est la véritable non-dualité selon la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijñā) du soi-disant shivaïsme du Cachemire. Réalité ou illusion, tout est conscience. La conscience est la réalité de la réalité, de même qu'elle est la réalité de l'irréel. Toutes choses ne sont que la perception d'une seule et même réalité de mille manières différentes. Qui perçoit cette réalité ? Cette réalité elle-même - la conscience !

C'est donc le Bienheureux en personne
Qui se construit lui-même/ qui s'imagine lui-même.
C'est le Seigneur suprême
Qui existe comme ceci ou comme cela,
Sous la forme des choses, des états, des êtres.

Somânada, Vision de Shiva, IV, 47.

vendredi 19 juillet 2013

Du plein à l'intérieur du plein



Tout est bon.
En langue de Shiva : "Tout est Shiva". Ou, plus exactement, "Tout a Shiva pour Soi". Shiva est la conscience, unique comme l'espace est unique par-delà les différents corps. Or, tout est dans la conscience. Et comme cette conscience - évidente, immédiate, plus présente que tout - ne se laisse pas diviser - sans quoi elle ne serait plus conscience -, chaque chose contient toutes les autres. 



Voilà pourquoi l'amour du fini, le désir de l'éphémère, sont légitimes. Bien regarder l'autre, c'est voir l'Autre, et tous les possibles, confusément. Voilà pourquoi on peut contempler l'instant et se sentir plongé dans l'atemporel. Voilà pourquoi on peut se laisser envahir par l'essentiel en goûtant un petit rien. "Tout est dans tout". Chaque chose est une manifestation de toutes les possibilités, mais telle ou telle possibilité y est davantage actualisée. Leibniz a de belles formules :

"Notre âme exprime Dieu et l'univers, et toutes les essences aussi bien que toutes les existences".

"Rien ne nous saurait être appris dont nous n'ayons déjà dans l'esprit l'idée qui est comme la matière dont cette pensée se forme".

"Comme une même vile regardée de différents côtés paraît toute autre, et est comme multipliée perspectivement, il arrive de même que, par la multitude infinies des substances simples [des individus], il y a comme autant de différents univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d'un seul selon les différents points de vue de chaque Monade [individuelle]."

"Mais une Âme ne peut lire en elle-même que ce qui y est représenté distinctement, elle ne saurait développer tout d'un coup tous ses replis, car ils vont à l'infini."

"Ainsi quoique chaque monade créée représente tout l'univers, elle représente plus distinctement le corps qui lui est affecté ...). Et comme ce corps exprime tout l'univers par la connexion de toute la matière dans le plein, l'âme représente aussi tout l'univers en représentant ce corps, qui lui appartient d'une manière particulière".

"Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et comme un étang plein de poissons. mais chaque rameau de la plante, chaque membre de l'animal, chaque goutte de ses humeurs est encore un tel jardin, ou un tel étang".

Chaque chose et chaque âme est comme un miroir reflétant toutes les choses et toutes les âmes. Ainsi tout se reflète en chaque chose, et chacune en toutes. Les individus s'entre-expriment à l'infini. Chaque partie contient le tout.

Donc, non seulement tout désir est désir d'infini, mais encore même le désir d'une chose ou d'un être finis, ainsi compris, sont en harmonie avec le désir d'infini.  


Pourquoi le désir est-il infini ?



Le tonneau des Danaïdes, le phénix renaissant de ses cendres, Sisyphe condamné à remonter encore et encore le rocher au sommet de la colline : images du désir, images de l'absurde. Le désir est manque, souffrance donc. Mais, aussitôt satisfait, il engendre l'ennui et laisse la place à un autre désir. Quel est donc le secret de cette immortalité ? Est-ce une malédiction, la trace d'un péché, d'une tare congénitale ?

Platon, dans un passage célèbre de sa Beuverie, fait dire à la chamane Diotime : "Ce que l'on n'a pas, ce que l'on est pas, voici les objets du désir et du manque".
Pour être durablement heureux, il faudrait donc désirer ce que nous sommes. Que sommes-nous ? Un espace sans limites, spontanément lucide :



La multiplicité des désirs est donc accidentelle. Elle est due à la multiplicité des objets dans lesquels il s'investit. Mais le désir est un en essence, car il est désir du réel, de l'âme de toute chose, de l'infini. Voilà pourquoi le désir n'en finit pas. Comment un objet limité pourrait-il épuiser ce qui, visant l'infini, est infini ?

Le cycle de l'éternel retour du manque n'est donc pas le symptôme d'une finitude (je désire sans fin pour oublier que je vais finir), mais l'empreinte de l'infini dans l'homme fini. Voilà aussi pourquoi certaines traditions mettent en valeur le désir. Platon, dans la suite de La Beuverie, fait dire à Diotime que le désir est aspiration au divin, à l'éternel, à la perfection, à la plénitude. Il est une noble nostalgie. Même le désir sexuel, qui rend les humains fous, mais qui les tire aussi bien de leur animalité, est un élan vers ce qui dépasse les limites de l'individualité.

Dans le "shivaïsme du Cachemire" (appellation malheureuse, car il y avait d'autres formes de shivaïsme au Cachemire, et parce que le shivaïsme non-dualiste ne venait pas du Cachemire), le désir est l'essence du divin, sa liberté et sa souveraineté, ce qui fait qu'on peut l'appeler "Seigneur". Notre vraie nature est lumière créatrice, mais aussi conscience de soi et désir, sans quoi elle serait privée de souveraineté, à l'image d'un cristal capable d'accueillir des reflets, mais incapable de les ressentir, de les désirer. Quand ce désir d'infini est reconnu en soit, il devient amour, participation à l'infini : bhakti en sanskrit.

Que al conscience soit au repos ou en création, elle reste égale à elle-même. Non parce que ses création sont inexistantes, mais parce qu'une conscience privée de tel ou tel pouvoir ne serait plus conscience. La conscience est tout, toujours et partout. La conscience est désir, perception, action, sujet et objet. Ce ne sont là que différentes facettes du diamant de l'inconcevable.

"Le Seigneur est toujours débordant de toutes les Puissances. Voilà pourquoi, même quand un désir est satisfait, il réapparaît encore et encore. Il n'est jamais privé de ses Puissances, car le couple divin est naturellement créateur".

Utpaladeva, Explication de la Vision de Shiva, III, 88.