Le plus difficile est de savoir
ce que l'on désire.
Je désire la sécurité absolue
(l'immortalité, l'impassibilité). Mais généralement, on présente la chose comme
ayant un prix : la liberté créatrice. Si tu renonce à agir, à penser, à décider, à
imaginer, à anticiper, tu seras intouchable. Tel est le deal. Être comme l'espace. Car l'espace est, de
fait, inaltérable. Mais il n'agit pas. Ne vit pas. Ne ressent rien. N'est pas
conscient. N'est pas capable d'éprouver, de s'émerveiller. D'un autre côté,
toutes ces belles choses qui vont avec la conscience semblent inséparables de
souffrances infiniment variées. La conscience est l'âme de toute vie, mais
aussi bien de toute souffrance. C'est évident, non ? Donc je veux la sécurité.
Mais aussi la liberté d'agir. Pas seulement l'immortalité d'un néant. Je veux
la sécurité, mais aussi l'aventure, l'imprévu, la surprise, le suspens,
l'inconnu, la nouveauté.
Comment obtenir les deux à la
fois ? Où trouver à la fois la sécurité et l'aventure ? Suis-je condamné à
choisir entre le rien indestructible et une vie de souffrances ?
Non. La vie intérieure est les
deux à la fois, le mariage du repos et du mouvement, de l'indépendance et de
l'initiative, de la quiétude et du chatouillement, de l'enstase et de l'extase,
du vide et de la forme.
Qu'est-ce à dire ?
Vers quoi pointe ce doigt ?
Eh bien, quand je regarde ici,
dans la direction indiquée par ce doigt, sans penser ni imaginer, mais en
regardant simplement ce qui se présente, je vois... rien. Une absence de toute
forme, de toute couleur, de tout repère, de tout. Transparent. Immaculé.
Limpide comme un lac sans fond, un lac d'espace abyssal. Ah, quel soulagement !
Comme une brume qui s'évapore soudain. Comme une lumière que l'on allume et qui
chasse en un instant des éons de ténèbres. La voie intérieure est ainsi
directe. Nulle préparation n'est requise. Nulle purification pour se préparer à
voir l'immensité sans modes, le désert vierge de toute empreinte, la vacuité
sauvage.
Pourquoi ? Nous n'avons pas besoin de le
savoir. Ici, l'expérience, seule, est nécessaire et suffisante. J'ai besoin des
autres pour tout le reste, mais ici, je suis la seule autorité, le seul Témoin,
car il n'y a pas deux consciences. Et c'est aussi pourquoi l'éveil ne peut être
que dans l'instant, jamais dans la durée. Car c'est la conscience qui s'éveille
à elle-même. Or, la conscience n'a pas de grandeur ni de quantité, pas de
parties, ni devant, ni derrière. Son réveil ne peut donc être progressif.
Il n'y a des degrés que dans le rêve, dans la connaissance partielle des
choses, parce que les choses ont des parties. Mais la conscience est comme un
point unique, atomique. Des sages et des saints nous parlent à travers les siècles, et
nous le disent. Jean de la Croix, par exemple :
"Il faut savoir que l'âme,
en tant qu'esprit, n'a ni haut, ni bas, ni rien de plus ou moins profond en son
être, comme ont les corps qui ont de la quantité, car vu qu'il n'y a point de
parties en elle, ni plus de différence dedans que dehors, puisqu'elle est toute
d'une seule façon, elle n'a point de centre plus ou moins profond, ni ne peut
être éclairé en une part plus qu'en l'autre, comme les corps naturels, mais seulement
d'une même manière.
Mais laissons cette acception
de centre ou de profondeur matérielle : Nous appelons ce centre le plus
profond, là où son être et sa vertu peut atteindre, et la force de son
opération et mouvement, et d'où elle ne peut passer outre : de même que le feu
ou la pierre qui ont le mouvement naturel et la force de parvenir au centre de
leur sphère, et ne peuvent aller plus avant, ni manquer d'être là, si ce n'est
par quelque empêchement contraire".
Voilà, le seule empêchement,
c'est notre imagination, nos croyances. Le fond toujours-déjà-atteint est
reconnu en un instant. Maintenant.
Cependant - et là est toute
l'affaire -, s'il n'y avait que cela, il n'y aurait que la paix, sans la liberté créatrice.
Ce serait comme d'avoir une fortune ou des super-pouvoirs, sans jamais pouvoir
s'en servir. Dommage, non ?
C'est pourquoi Jean de la Croix
ajoute :
"Mais
elle n'est pas au plus profond d'icelle, qui est le milieu de la terre, parce
qu'elle a encore la force de descendre jusque là, si on ôte les empêchements
qui sont entre deux ; et quand elle y sera arrivée et qu'elle n'aura plus de sa
part la vertu de se mouvoir, nous dirons qu'elle sera au plus profond centre.
Or
Dieu est le centre de l'âme, auquel étant parvenue selon son être et selon
toute la force de son opération, elle sera arrivée à son dernier et plus
profond centre, ce qui sera quand avec toutes ses forces elle aimera, entendra
et jouira de Dieu. Et lorsqu'elle n'a encore atteint jusque-là, bien que par
grâce et par communication divine elle soit en Dieu, qui est toujours son
centre, si elle a force et mouvement pour davantage et qu'elle ne soit pas
satisfaite, quoiqu'elle soit au centre, elle n'est pas au plus profond,
puisqu'elle peut encore passer plus avant. L'amour unit l'âme avec Dieu, et
tant plus elle aura de degrés d'amour, elle entrera plus profondément en Dieu."
Vive flamme d'amour, cant. 1, vs. 3.
Que
veut dire Juan quand il parle d'un "fond plus profond que le fond" ? Ne
vient-il pas de dire que le fond, le centre ne peut être connu par partie, donc
progressivement ?
On
ne peut comprendre ce qu'il dit si on le prend au pied de la lettre. Il faut plutôt
saisir son intention, ou plutôt son intuition : le fond est "atteint",
ou pas. Il n'y a pas de demi-vision, de moitié d'éveil. Mais dans le fond, qui n'est
rien, il n'y a pas rien... Il y a tout. Et la connaissance de tout est l'amour.
Et cet amour comprend des degrés, car le tout est infini. On ne peut dire "je
connais l'infini". Comme a dit en substance un autre mystique dont le nom m'échappe
: "On n'en fini jamais de comprendre que l'on ne comprendra jamais l'abîme incompréhensible
de la déité". Comprendre, c'est étreindre, prendre dans ses bras. Mais les
possibilités sont infinies. On ne peut que se laisser surprendre. Il y aura toujours
progrès, sans fin.
Quand
je regarde ici, vers cette vaste transparence, tout est fini. Sécurité. Mais quand
je réalise que ce désert est d'une fécondité sans bornes, tout recommence, sans
cesse. Liberté.
Mais
n'est-ce pas retomber dans la vie ordinaire, avec ses péripéties et ses misères
? Non, car tout ceci apparaît dans le centre, surgit du fond sans fond - la sécurité
absolue toujours-déjà-donnée.
Revenons
à notre doigt. Vers ici, il pointe vers... rien, un espace conscient et grand ouvert.
Mais cette immensité n'est pas morte. C'est un vide plein. Plein de toutes les choses
et les êtres qui surgissent instant après instant, création toujours neuve et mystérieuse
(abhinava-gupta).
Sécurité
et liberté. Que demande le peuple ?
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