vendredi 6 décembre 2013

Sur la quête de l'ultime



 

Dans Dieu existe, F. Guillaud montrait que la cause de l'univers ne pouvait être dans l'univers ou ne pouvait être l'univers lui-même. Qu'il fallait donc admettre qu'il existe une case de l'univers qui transcende l'univers. On retrouve le même raisonnement en Inde, dans la tradition du Nyāya.


Cet argument est analogue à l'argument de la conscience pour établir que le Soi ne se réduit pas à une série de cognitions instantanées : De même que cette maison est un objet pour la conscience, de même ce corps, ces sensations, ces pensées, ces images, ces souvenirs. Ces choses n'existent pas pour elles-mêmes, mais pour un autre. Qui ? L'être conscient. De même que ces objets limités n'existent que pour une conscience limitée, l'univers infini n'existe que pour et par une conscience infinie. Dieu.


Inversement : de même que l'univers n'a pas d'existence indépendante d'une cause qui le transcende, de même notre univers "subjectif" n'a pas d'existence indépendante de la conscience. Ce qui suggère, notons-le en passant, qu'il n'y a qu'une conscience. Un Chrétien pourrait-il l'admettre ? C'est à voir. Un Docteur comme Jean de la Croix ne déclare-t-il pas qu'il y a un sommet de l'âme, le "je", qui est toujours en contact avec Dieu, voire qui est Dieu ?  La conscience n'est-elle pas toujours nue, en réalité ? Donc infinie. Donc indistincte de la conscience infinie que l'on peut nommer "Dieu" ?


Mais il y a une alternative, semble-t-il : peut-être l'univers n'a-t-il pas de cause ? C'est, au fond, l'explication bouddhiste. Car, au-delà de son explication circulaire, cohérentiste, par la production conditionnée, le bouddhisme montre que cette chaîne de cause et d'effets est bel et bien suspendue dans le vide, comme "une fleur qui pousse dans rien". En d'autres termes, l'univers n'est pas rationnel. Ou plutôt, comme un mirage, il semble rationnel tant que l'on ne pousse pas trop loin la recherche des causes. Dès que l'on s'approche du mirage, dès que l'on s'enquiert de son essence, il s'évanouit. De même, le monde apparaît. Mais il ne supporte pas la connaissance. La condition ultime de sa réalité est l'ignorance de son absence de cause. Dit autrement : L'univers n'est pas un effet. Il n'est jamais venu à l'existence. Ce qui n'a pas de cause n'est pas un effet. Ce qui n'a pas été engendré n'existe pas, ou seulement comme apparence. Et encore, même cette apparence ne résiste pas à l'examen. L'univers est ainsi comme un spectacle de magie : tout semble convaincant, cohérent. Mais si l'on y regarde de près, la magie s'évanouit : l'effet n'était pas réel, rien ne s'est passé, ou du moins pas tel qu'on l'avait imaginé. Il n'y a donc pas de cause ultime de l'univers, car il n'y a pas vraiment d'univers. N'ayant jamais existé, il ne peut, de même, cesser. Il n'y a donc ni aliénation, ni liberté, ni cause, ni effet.


Comme le dit le Yoga selon Vasiṣṭha, même si l'on peut établir une cause ultime de tout, alors cette cause n'a pas de cause. Mais comment une entité qui n'a pas de cause peut-elle exister ? Être sans cause, n'est pas le propre de ce qui n'est pas, du faux-semblant ? Ce qui est sans cause n'est pas né, n'a pas été engendré. Or, être engendré, c'est être engendré dans l'être. Donc s'il existe une cause qui est elle-même sans cause, cette cause n'existe pas. Comment ce qui n'existe pas pourrait-il être cause de quoi que ce soit ? L'absolu, n'est la cause de rien. Ce n'est là qu'une façon de parler aux habitudes de l'imagination mondaine, de faire semblant de prendre la folie au sérieux. 


De plus, si l'absolu est immutable, comment pourrait-il causer, engendrer ? Imaginons une graine incapable de changer : comment pourrait-elle germer ? L'absolu n'est pas la source de l'univers. Cette métaphore, comme toutes les autres, n'a qu'une valeur provisoire, heuristique, dit-on. Si l'absolu ne peut être cause, il ne peut exister d'effet.


Les bouddhistes résument la chose en ce dilemme : soit la cause ultime est immutable (elle est au sens fort), et alors elle ne peut rien causer. Elle n'est donc qu'une hypothèse superflue. Soit elle est vraiment cause, mais alors elle n'est point immutable et elle n'est pas au sens fort. 


Le présupposé est qu'exister, c'est causer, et causer, c'est devenir - le contraire d'être. Autrement dit, selon les Bouddhistes, on ne peut changer en restant soi. S'altérer, c'est devenir autre que soi. Évidemment, cela semble assez exact concernant les objets matériels. Mais on peut s'interroger quand ils 'agit de la conscience : être conscient, n'est-ce pas justement rester soi tout en accueillant sans cesse le changement ?


Quoi qu'il en soit, pour les Bouddhistes comme pour Vasiṣṭha, la quête d'une cause ultime repose sur un postulat erroné : l'univers existe. Mais alors, pourquoi apparaît-il ? Justement parce qu'il n'existe pas ! Comment un univers réel pourrait-il se manifester ? S'il y existait un seul cheveu de substance réelle, c'est-à-dire immutable, tout s'arrêterait, comme figé. Si une chose a une essence, et dans la mesure exacte où elle a cette essence, elle ne peut changer, causer, devenir. Pour que tout puisse changer, il faut que rien ne change. Une chose réelle, douée d'une essence, ne peut pas changer. De plus, ce qui est absent au début et à la fin est aussi absent au milieu. Ce qui est présent au début et à la fin est aussi présent au milieu. L'être est, le non-être n'est pas. Fulgurant, non ? 


Ce qui n'est pas réellement semble réel à cause d'une connaissance erronée, comme une corde prise pour un serpent. L'univers n'existe pas, car il ne survit pas à la connaissance, comme l'ombre ne tolère pas la lumière. En même temps, il ne disparaît pas, car il n'est jamais réellement apparut. Seule cesse la croyance en sa réalité.

L'idée de Dieu, d'un créateur du monde, démiurge des univers, est donc absurde : "Les paroles de l'imbécile sont risibles : 'Le Seigneur indicible, invincible, sans forme est qui est notre Soi crée le monde'..." (Yoga selon Vasisṭḥa, 6-1, 98, 8)




L'univers est un spectacle de magie, sans queue ni tête, le songe d'un fou. Pour celui qui le perçoit en sa vérité, il est transparence éblouissante, plénitude, paix imprenable, joie sans référence. Il est l'absolu sans fard. 


L'univers est l'absolu pour celui qui le regarde en face. Il est une énigme insoluble pour celui qui le croit réel.


Ce qui ne revient pas à dire, selon nous, que l'absolu est inerte comme un fan de foot un dimanche après-midi. L'absolu est conscience insaisissable, car vibrante, créatrice, inépuisable, imprévisible, inédite à jamais :


"Seigneur ! L'absolu transcendant des partisans du Vedānta est neutre, un eunuque... Que peut-il bien engendrer si ta belle Puissance ne fait pas de lui un homme ?" (cité par Kṣemarāja ad Spandanirṇaya, 1, 5)


Le Vedānta visé ici est celui de Maṇḍana Miśra. Le monde n'est pas un défaut, mais la conscience elle-même. Le saṃsāra est le nirvāṇa perçu de travers. L'aliénation est une connaissance partielle de la liberté. Les émotions comme la peur sont un ressenti déformé de notre vraie nature. 


L'univers, précise la Reconnaissance, est donc bien une illusion si l'on croit qu'il existe comme autre chose que l'absolu. Mais il est l'absolu, non une tromperie. Il est le cœur de l'absolu. De même, le dzogchen déclare que le monde est l'enseignement ultime du Bouddha, le cœur secret de l'éveil. 


Je suis donc d'avis que la quête de la cause ultime de l'univers est toujours utile. Soit que l'on débouche sur un Dieu transcendant, soit que l'on arrive à une conscience impersonnelle (celle du chercheur !), soit que l'on reconnaisse une conscience personnelle, créatrice, à la fois transcendante et immanente à tout.

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