jeudi 4 décembre 2014

La sensation de soi, sensation du Soi ?



Il y a dans la vie intérieure deux dimensions : le silence et le cœur. 

Le silence est l'espace de pure conscience, impersonnel car sans traits personnels, sans forme ni couleurs, sans limites. Il est de l'ordre des faits. Il est la réalité. D'où les expressions : "c'est ce qui est", "c'est impersonnel". La reconnaissance de cet espace apporte une paix profonde. 

Mais il y a une seconde dimension de la vie intérieure, souvent ignorée ou négligée, surtout par les gens qui sont davantage sensible à la non-dualité : c'est le cœur. Ce que j'appelle cœur est un ressenti. Quoique toujours présent au fond de chacun - d'où son nom de "cœur" - il passe généralement inaperçu. Sa reconnaissance est souvent déclenchée par la rencontre avec une personnalité charismatique (un "maître", un "avatar", etc.). Mais en réalité, il est toujours présent et sa reconnaissance est facile. Il est comme un courant ou une force qui se fait sentir au centre de la poitrine, au centre de notre être. je dis centre de la poitrine, mais c'est le centre de la poitrine telle qu'on la ressent, la poitrine ou le corps subjectif, tel qu'on le ressent soi-même.

Or, sans cette dimension, la vie intérieure reste souvent lettre morte. Le silence de pure conscience est certes au-delà des concepts, mais si l'on ne vit que cela, la vie intérieure reste aride pour ainsi dire. 
En disant cela, je veux simplement attirer l'attention sur la dimension du cœur et souligner combien elle est importante dans la vie intérieur. Mais elle est souvent négligée dans l’approche non-duelle. D'où, à terme, des déceptions, des impasses. 
Prenons un exemple pour montrer l'importance du ressenti du cœur : celui de Ramana Maharshi. ce sage indien mort en 1950 incarne l'innocence et la pureté. On dit qu'il a connu l'éveil en 1896, sans maître ni instruction. Mais est-bien vrai ? Que dit Ramana ? 

Voici deux témoignages de Ramana sur cet éveil. le premier est sur son expérience de mort en 1896. Jeune adolescent, il mime la mort qui l'angoisse et essaie de comprendre qu'est-ce qui meut en lui :

"D'instinct, je retenais ma respiration et je commençais à plonger à l'intérieur tout en réfléchissant sur ma vraie nature. Je m'allongeais comme un cadavre et j'avais l'impression que mon corps était vraiment devenu rigide. Je n'étais pas mort, j'étais au contraire conscient d'être vivant, existant. D'où cette question qui surgit en moi : Qu'est-ce que ce 'je' ? Je sentais qu'il était une force ou un courant à l'oeuvre en dépit de la rigidité ou de l'activité du corps, même s'il existait en connexion avec lui. C'était un courant, une force ou un centre qui constituait ma personnalité, qui me faisait agir, me mouvoir, etc. La peur de la mort a disparu. J'étais absorbé dans la contemplation de ce courant."

Day by Day, 31 mais 1946

Ce qui est remarquable, ce sont les mots qu'il utilise pour décrire ce qu'il ressent : "Qu'est-ce que ce 'je' ? Je sentais qu'il était une force ou un courant à l'oeuvre en dépit de la rigidité ou de l'activité du corps, même s'il existait en connexion avec lui. C'était un courant, une force ou un centre qui constituait ma personnalité, qui me faisait agir, me mouvoir, etc."

Ramana décrit bien un ressenti, et non la découverte d'un simple fait impersonnel. Il ne parle pas d'un espace infini, mais d'abord d'une sensation, d'une force ressentie, même si cette force ouvre sur un infini. De plus, il ajoute que cette force constituait sa personnalité. C'est extraordinaire ! Il ne parle pas d'un fait, d'une simple réalité, mais bien de l'âme, du moi, ou plutôt du moi qui est au cœur du moi, du centre de soi. Une force vivante, qui ne fait qu'un avec la vie. 

Mais ce ressenti n'est-il pas qu'un avant-goût de l'absolu, de notre vraie nature ? 

Dans cet autre passage, il répond clairement à cette question :

"Q : Est-ce que la réflexion 'Qui suis-je ?' conduit à un certain point dans le corps ?
R : Manifestement, la conscience de soi est en relation avec l'individu lui-même et doit donc être expérimentée dans son être, avec un centre dans le corps comme centre de l'expérience. Cela ressemble au moteur d'une machine électrique qui peut faire toutes sortes de choses... Comme une dynamo, cela vibre et peut être ressenti par un esprit calme qui y porte attention. Les yogis et les pratiquants le connaissent sous le nom de shurana qui, dans le samâdhi [la méditation], scintille en conscience.
...
Q : Comment cette conscience se manifeste t-elle quand ce centre - le Cœur - est atteint ? Comment le reconnaîtrais-je ?
R : Avec certitude, comme pure conscience, libre de toute pensée. C'est la conscience pure, indivise, de votre Soi...
Q : Est-ce que le mouvement vibratoire du centre est ressenti en même temps que l'expérience de la pure conscience, ou avant, ou après ?
R : C'est la même chose. Mais le sphurana [la vibration] peut être ressentie subtilement même quand la méditation s'est suffisamment approfondie et stabilisée et quand la conscience ultime est proche, ou durant une grande peur soudaine, un grand choc, quand l'esprit s'immobilise. Il attire l'attention vers lui, de sorte que l'esprit du méditant, rendu sensible par le calme, s'oriente vers lui et finalement plonge en lui, dans le Soi."

Guru Ramana, 30 juillet 1936


Le ressenti du cœur, comme un "je suis je" sans mots et ininterrompu, est donc bien à la fois la voie vers la Source et la Source elle-même, car "l'amour de Dieu est Dieu lui-même". Il est également frappant de constater que Ramana emploie un terme tantrique - sphurana - et qu'il pointe les émotions fortes comme occasions de reconnaissance de soi, comme dans les claqssiques tantriques tels que le Vijnâna Bhairava ou les Spandakârikâ. D'ailleurs, Ramana était-il un adepte du Vedanta de Shankara ? Il est souvent présenté comme tel. Pourtant, il ne cite jamais les grands commentaires de Shankara. Il ne mentionne même pas les avoir lu. Et certains maîtres de ce Vedânta traditionnel n'ont pas manqué de le remarquer. En revanche, Ramana citait et lisait des textes du tantra non-duel, comme La Doctrine secrète de la déesse Tripurâ ou l'Hymne à Dakshinâmûrti. De plus, il a fait construire un temple de la déesse Tripurâ dans son ashrâm, avec un shrîchakra, le grand mandala de la tradition du tantra non-duel de Tripurâ...

Sphurana est un mot sanskrit qui n'appartient pas au Vedânta de Shankara, impersonnel, froid et ascétique, mais au tantra non-duel au "shivaïsme du Cachemire", qui célèbre la liberté d'agir et de désirer, qui est chaleureux et plein de vie. Quoique l'oeuvre de Shankara ne soit pas sans vérité ni valeur. Bref. Synonyme de spanda ou vibration, sphurana désigne l'absolu, la source ultime de tout et de tous, en tant qu'elle est ressentie en nous, dans notre chair. 
Ramana ne parle pas d'un silence mort, sans ressenti, mais bien d'un courant de félicité et d'amour ressenti dans le corps, au centre de l'individu, qui attire tout l'être et le guide comme il faut. Ramana ne parle pas de "voie négative", de "laisser tomber l'illusion de l'individu" ni rien de ce genre.

La vie intérieure, la voie vers la plénitude et la plénitude elle-même, n'est rien d'autre que cette découverte du ressenti du cœur, âme de notre âme, et l'aventure qui en découle !






8 commentaires:

  1. Il suffit juste de regarder les yeux de ce grand maître pour savoir qu'il en est un. Et ses enseignements perdurent par son regard. Il nous touche au plus profond dans le silence de sa seule Présence.

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  2. "il ne cite jamais les grands commentaires de Shankara. Il ne mentionne même pas les avoir Certains maître de ce Vdedânta traditionnel n'ont pas manqué de le remarquer". Je renvoie ces "maîtres"
    à la compilation qui forme la partie III du livre "Ramana Maharshi Œuvres réunies, Ed. Traditionnelles". Ils y trouverons des traductions et des adaptations faites par Ramana, partielles ou complètes, d'oeuvres de Shankara, dont :
    "Hymne de Shankaracharya dédié à Dakshinamurti"
    "Hymne à la louange du Guru"
    "Hymne de Hastamalaka"
    "La connaissance du Soi, Atma Bodha"
    "Le plus beau fleuron de la discrimination, Vivekachudamani"
    "Drik Drishya Vivêka, Comment discriminer le spectateur du spectacle".
    Après ça dire que Ramana Maharshi, n'a pas lu ou entendu (car il avait une mémoire phénoménale et il connaît la pluparts des écritures par audition, après qu'un visiteur ou un disciple les ai lus près de lui).
    D'ailleurs, l'orthodoxie shankarienne, détenue par des prêtres ne voyait pas d'un bon oeil le succès du Maharshi.

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  3. Karen,
    Vous citez des titres de textes :
    1 - Mais aucun des ces textes ne fait partie des Grands Commentaires de Shankara. Dans la tradition shankarienne, ces grands commentaires sont les commentaires aux Brahmâsûtra, au dix Upanishads, et à la Bhagavad Gîtâ.
    2 - Les textes que vous citez ne sont assurément pas de Shankara, mais attribués à Shankara sur la base de malentendus, ou bien pour donner de l'autorité à un texte. En dehors des Grands Commentaires (plus l'Upadeshasahasrî), aucun texte attribué à Shankara n'est de Shankara.
    a - L'Hymne à Dakshinâmûrti. Je viens de le traduire. Je suis sur et certain qu'il n'est pas de Shankara. Na atra samshayah !
    b - L'Hymne à la louange du gourou... connais pas (?).
    c - L'Hymne de Hastâmalaka est, comme son titre l'indique, attribué à ... Hastâmalaka.
    d - L'Atmabodha, le Vivekacûdâmani et le Drgdrshyaviveka ne sont pas non plus de Shankara. Ils sont beaucoup plus tardifs (après le XIIe siècle) et proposent des doctrines que Shankara réfute. Pour prendre connaissance des arguments à ce sujet, vous pouvez lire les articles et livres spécialisés là-dessus. Par exemple, sur le Vivekacudamani (qui est en fait l'oeuvre d'un Shankarânanda Bharati du XIVe siècle), vous trouverez des références là :

    http://www.indiadivine.org/content/topic/1054427-authorship-of-vivekachudamani/

    Les maîtres du Vedânta traditionnel qui ont fait remarqué que Ramana n'avait pas une formation en Vedânta traditionnel sont, par exemple, Dayânanda Sarasvati et... et, en fait, la grande majorité des représentants de l'Advaita Vedânta traditionnel. Et Ramana n'a jamais dit le contraire. En revanche, beaucoup de gens qui ne connaissent pas le sanskrit et les traditions sanskrites propagent l'idée que Ramana est un représentant du Vedânta. C'est faux. J'ai voulu suggérer une autre vision.

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  4. Oui, Ramana a un regard magnifique. Le grand photographe français Henri Cartier-Bresson a pris de lui des clichés de légende :
    https://www.google.fr/search?q=Henri+Cartier-Bresson+ramana&sa=X&hl=fr&biw=984&bih=825&tbm=isch&tbo=u&source=univ&ei=DKCAVLn2EY2LaODYgpAE&ved=0CCMQsAQ

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  5. Bonsoir.
    Je te remercie de ces précisions et de ce nouvel éclairage.
    Donc la présentation des textes cités, traditionnellement acceptée, par les commentateurs, serait fausse ou tendancieuse. C'est possible et même probable si je suis les références que tu donnes.
    D'ailleurs il semble (ou c'est simplement une figure de style obligée)que Ramana lui-même se méprend sur les auteurs des textes qu'il traduit ou adapte, puisque dans chacune des introductions, invocations, dédicaces, il cite Shankara comme l'auteur du texte (sauf l'Hastamalaka stotra).
    Quoiqu'il en soit cela ne change rien au message de Ramana et la valeur intrinsèque d'un enseignement spirituel n'est pas tributaire de l'historicité des faits. Si la tradition attribue ces écritures à Shankara c'est tout simplement qu'elles appartiennent à la lignée spirituelle qu'il a fondé, un peu comme les lignées ou écoles dans d'autres traditions spirituelles. Ils reflètent la doctrine de l'advaîta védanta de Shankara. Il n'est pas la seule autorité à laquelle on attribue des oeuvres écrites par d'autres et longtemps après leur mort, par ex. Nagajuna, que l'on fait vivre plusieurs siècles pour que "ça colle". La logique spirituelle n'est pas la même que celle construite par notre rationalité.

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  6. Bonjour, à propos de La Doctrine secrète de la déesse Tripurâ que vous citez : ce texte a-t-il bien été « écrit » par Dattatreya ? Or ce dernier n’était-il pas le premier maître des Aghori , un demi-dieu à l’origine de nombreuses lignées de sâdhus ? et ce mouvement Aghori ne provient –il pas des Kapalika, "les porteurs de crâne" ? J’avoue m’y perdre un peu. Comment situez-vous ce texte ? Peut-on établir une sorte de « filiation », ou « transmission » des Kapalika aux Aghori , puis Dattatreya, puis ce magnifique texte de la Doctrine secrète de la déesse Tripurâ ? Mais alors, quelle est l’influence de la tradition Kaula et Trika ? Pardon de vous soumettre un tel jeu de pistes mais il me semble que vous seriez à même d’expliquer l’inextricable… ?

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  7. Oui Shivette, c'est compliqué. Voilà pourquoi Shivette pose tant de questions à Shiva ! Sauf que je ne suis pas Shiva :)
    Oui les Aghoris dérivent, quoique de façon très vague, des Kâpâlikas. Mais tout le courant des tantras de Bhairava et ce qui en dérive, dérive également des Kâpâlikâs. De façon plus ou moins directe.
    Le Trika est une des traditions kaula.
    Dattâtreya est juste une figure mythique. Pas fiable pour se repérer; A oublier. En revanche, la situation du Tripurârahasya est limpide : c'est un texte de la tradition kaula Shrîvidyâ qui s'inscrit clairement dans la philosophie du "shivaïsme du Cachemire" (que j'appelle "tantra non-duel", parce que ce tantrisme n'a pas exister seulement au Cachemire). Il a été composé dans le Sud, vers le XVIe. Il ensiegne le tantrisme kaula Shrîvidyâ avec la philosophie pratyabhijnâ. Shrîvidyâ et Trika appartiennent à deux branches de la sous-branche kaula de la sous-branche bhairava-tantra du grand arbre des tantras. Un dessins serait plus clair...
    En tous les cas, notre connaissance a énormément progressé ces trente dernières années, notamment grâce à Alexis Sanderson.

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  8. Karen,
    ce qui est en jeu dans la question de l'attribution des textes, ce n'est pas "l'historicité". Ce qui est en jeu, c'est la philosophie, les idées, la vision de la vie.
    Par exemple, l'Hymne à Dakshinâmûrti est un traité de la philosophie Pratyabhijnâ. Or, la philosophie Pratyabhijnâ entend réfuter le Vedânta. Et Shankara, de son côté, réfute des doctrines proches de celle de la Pratyabhijnâ (celle du non-dualiste Bhartrprapanca, en l’occurrence). Si l'on attribue un traité de Pratyabhijnâ à un auteur qui par ailleurs réfute ce genre de doctrine, cela engendre une légère confusion, non ?
    Autre exemple : le Vivekacûdâmani. Ce texte enseigne la philosophie de Mandana Mishra, l'un des non-dualistes explicitement réfutés par Shankara et par son disciple Sureshvara. De plus, le Vivekacûdâmani s'appuie principalement sur le Mokshopâya (source de l'immense Yogavâsishtha), doctrine non-dualiste qui n'a rien de védântique.
    Et, en termes de contenu, les idées sont très différentes. Le Vedânta de Shankara est un Vedânta basé sur les Upanishads. Directement. Les polémiques sur les "grandes paroles" mahâvâkyas, occupent une place centrale dans sa doctrine, de même que la polémique avec les mîmânsakas. Selon Shankara, les Grandes Paroles sont le seul moyen de salut.
    La question des attributions à Shankara est disputée à l'intérieur même de "la" tradition de Shankara. Ainsi le DrgDrshyaviveka est attribué à d'autres auteurs que Shankara (il est probablement de Bharatî Tîrtha, le maître de Vidyâranya, vers 1350). Ainsi Dayânanda doute de l'attribution du Vivekacûdâmani (sur l'auteur, Shankarânanda, je me suis trompé sur sa date dans mon précédent commentaire : il est devenu sannyâsî en 1615). Et puis, comme dit Shankara, ce qui compte, ce sont les preuves. Si les preuves contredisent la tradition, il faut suivre la tradition.
    "Notre rationalité" ? Voilà bien une idée bizarre, post-moderne, qui n'a rien de védântique ! Personne n'a jamais défendu l'idée qu'il y avait plusieurs rationalités. Surtout dans la littérature sanskrite.

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