vendredi 20 février 2015

L'ego est-il le plus proche de la Source, ou est-il la racine de tout mal ?

"Alors, tu transcende ou t'immane ?" -Euh...


"Je suis l'Immense", entend t-on.
Mais de quel "je" s'agit-il ?

Dans l'approche non-dualiste par exclusion, l'ego, le sentiment du "je", a un statut ambigu. D'un côté, il est la racine de tous les maux :

"Le sens du 'je'  est l'unique racine de toutes les absurdités que l'on cherche à éviter !" dit Sureshvara.

Mais il ajoute que l'ego est aussi le plus proche du Soi, qui est l'Immense :

"Le sens du 'je' est la métaphore (du Soi) et les autres sens sont rejetés, car ce sens du 'je' est intérieur, il est subtil à l'extrême, et parce qu'il se comporte comme ce Regard (pur) qui est le Soi."

Et ce qui est pointé à travers lui, au-delà de lui, comme la branche de l'arbre semble proche de la lune, c'est l'Immense :

"Le Soi selon nous (les non-dualistes du Vedânta) 
Est le Soi prouvé et réalisé par soi-même
Indiqué par ces noms et autres (catégories) :
La Puissance, le Transcendant,
Le Simple, Sans actions,
Cela qui ne résulte pas d'une action."

En pratique, il est montré comme témoin des pensées et autres objets :

"Ce (Soi) est le Regard unique
Qui contemple la danse
De tous les esprits,
Il est absolument l'Absolu,
Il voit sans voir,
Comme les yeux à moitié clos."

(La Réalisation qui ne dépend pas d'une pratique, II, 53-58)

Mais la pédagogie de ce non-dualisme-là présente le Soi comme tellement transcendant qu'il en devient tout à fait impersonnel, bien loin de soi... Ce qui est un comble pour le Soi ! En d'autres termes, il n'est connecté à rien, ab-solu, ab-strait de tout et de tous, coupé des choses, lesquelles sont sans âme ni substance, sauf par confusion, erreur elle-même inexpliquée et sans commencement.

Or, quand on lit les Upanishads, on a le sentiment que le Soi est plus mystéieux, car plus proche de l'individu, de la sensation du "je", plus concret et davantage paradoxale que ce qu'en disent Shankara et son disciple Sureshvara.

Parmi les héritiers des Upanishads, les uns en effets ont réduit le Soi au simple sentiment d'être un individu délimité dans l'espace et le temps (c'est la position des Mîmâmsakas, ces conservateurs partisans d'une religion védique réduite à un ritualisme) ; les autres ont réduit le Soi à une présence abstraite, impersonnelle et transcendante (c'est la position des Védântins, Shankara et ses disciples). 
On a l'impression que ces héritiers sont passés à côté d'une partie de leur héritage, et n'ont pas su rendre justice au paradoxe des Upanishads, celui d'un Soi intime, dans l'instant, à la fois totalement personnel et totalement impersonnel, immanent et transcendant.

C'est le constat que dresse Michel Hulin dans son livre passionnant, Le Principe de l'ego dans la pensée indienne classique :

"Dans son zèle à renchérir sur l'ascétisme foncier de ses adversaires (bouddhistes), (Shankara) a fini par se placer en porte-à-faux par rapport aux Upanishads elles-mêmes (...) L'image, si fréquente, du suc ou du miel exprime bien cette manières qu'à la 'délivrance' upanishadique de se présenter comme le rassemblement et la concentration dans l'ici-maintenant des jouissances mondaines ordinairement dispersée, discordantes, et par là-même imprégnées de douleur. Mais l'Advaita (Vedânta) n'a jamais été à l'aise avec cet aspect de sa propre tradition... Or c'est la même discrépance qui se manifeste dans le contexte de l'ahamkâra (le sens du 'je'). Nié, et mêm renié, au point d'arrivée, l'ego reste indispensable au point de départ : sans le phénomène de la conscience de soi, du cogito, la dialectique même du tat tvam asi ("tu es cela") serait privée de sens. Cette nécessité d'une référence - même provisoire - à l'ego et aux plaisirs sensibles est le talon d'Achille de l'Advaita (Vedanta). Abandonner une telle référence le conduirait, semble-t-il, dans les parages immédiats du bouddhisme, mais l'accentuer le ferait retomber dans le "sécularisme" de la mîmâmsâ (ritualiste). Tout se passe comme si la pensée brahmanique classique, y-compris l'Advaita (Vedanta), avait perdu l'un des secrets des Upanishads, celui d'une réconciliation ingénue de la transcendance et de l'immanence, d'une troisième voie entre la mortification ascétique du Je et sa pérennisation par l'activité rituelle."(p. 282)

Vous devinez quelle est cette troisième voie ?

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