jeudi 3 septembre 2015

Ramana et tantra : acceptation du monde ou rejet ?

Ramana

J'ai dis quelque mots, dans les billets précédents, sur le rapport de Ramana au tantra non-duel, notamment à travers sa relation à Ganapati et ses disciples : ici et .

J'ai aussi réfléchi à propos des implications de la non-dualité exclusive, par négation de la dualité, en l'illustrant par le cas de l'Advaita Vedanta de Shankara : ici.

Ramana est un cas ambigu. Durant une grande partie de sa vie, il a été plutôt proche de l'Advaita Vedanta, vivant une vie de renonçant coupé du monde. Suite à son expérience de quasi-mort en 1896, ses enseignements affirmaient que le monde est une illusion sans joie. Mais il connut une seconde expérience de quasi-mort en 1912. Après cette expérience, il affirma une chose nouvelle : l'expérience de la conscience pure, dégagée du monde, du corps et des pensées, n'est pas l'éveil ultime. L'éveil ultime, c'est quand le monde, le corps et les pensées surgissent au sein même de la conscience pure, sans la contredire. Il employait pour désigner cet état un terme tantrique, saha-ja "qui naît avec", signifiant que le monde est reconnu comme compatible avec la conscience.
Par la suite il conseilla, aux gens qui venaient le voir, la lecture de textes tantriques, et il fit bâtir un temple tantrique au-dessus de la tombe de sa mère. 
Mais d'un autre côté, il continua d'affirmer qu'il se retrouvait dans les enseignements de l'Advaita Vedanta (bien qu'il n'ait jamais étudié ses textes principaux), et ses relations avec ses amis tantriques (Ganapati notamment) ne furent pas sans nuages. 
Donc c'est un cas ambigu. Ramana ne se reconaissait totalement dans aucune école. Il avait sans doute été touché par sa découverte du tantra non-duel qui exprimait mieux son expérience de 1912, mais il ne se sentait pas en résonance avec le tempérament "tantrique" de Ganapati et ses ambitions politiques. D'un autre côté, il appréciait la sobriété de l'Advaita Vedanta, mais cette philosophie ne correspondait plus tout à fait à son expérience d'après 1912, dans laquelle le monde avait retrouvé sa place...

Kapali Shastri

Quoi qu'il en soit, un disciple de Ganapati, Kapali Shastri, écrivit un commentaire à une oeuvre de Ramana, La Vision de l'être, Sad-darshana dans la version sanskrite préparée par Ganapati à partir de la version tamoule de Ramana. Or, cette "traduction" est une trahison selon certains, et le commentaire de Kapali enfonce le clou... De fait, cette "traduction" sanskrit d'un texte tamoul, et plus encore son commentaire sanskrit, sont étranges. Comme nous allons le voir, Kapali réfute purement et simplement le point de vue de l'Advaita Vedanta... qui est celui du texte qu'il est censé expliquer en bon et fidèle disciple ! Ou comment expliquer Ramana en le critiquant.

Sur quels points ?
Sur la question de savoir si la conscience et le monde sont compatibles ou pas. Justement.
Selon l'Advaita Vedanta, la conscience et le monde sont contradictoires. L'un annule l'autre. Soit c'est la conscience et la connaissance. Soit c'est le monde et l'ignorance. Mais les deux ne peuvent coexister, pas plus que la lumière et les ténèbres. Le Vedanta argumente sur des centaines de pages là-dessus. Aucun compromis en vue. C'est tout ou rien.
Selon le tantra non-duel (le shivaïsme du cachemire, la Reconnaissance ou Pratyabhijnâ), la conscience et le monde sont au contraire compatibles. Car la conscience est conscience précisément parce qu'elle peut se manifester librement comme monde, tout en restant elle-même. Son Soi, son essence, c'est la liberté de se faire autre tout en restant soi. La conscience et le monde ne sont donc nullement contradictoires ni incompatibles, et c'est justement la réalisation de leur harmonie qui constitue la vraie délivrance et la vraie connaissance, la vérité au complet.

Je vous propose ci-dessous un extrait, traduit du sanskrit, de l'introduction de Kapali Shastri à son commentaire à la Vision de l'être de Ramana. Dans son premier chapitre, il explique ce qu'est la non-dualité (a-dvaita). Mais selon lui, la non-dualité ne consiste pas à voir le monde comme une illusion au seul profit de la conscience, mais bien à voir que la conscience et le monde sont deux aspects d'une seule et même réalité :

Introduction au commentaire de La Vision de l'être

Méditation sur la non-dualité

"Au commencement, il n'y avait que l'être", "En vérité, tout ceci est l'Immense !", "L'Esprit est tout ce qui a été et tout ce qui sera !" : ces paroles sacrées (des Upanishads) et d'autres, prouvent que l'Esprit, l'Immense (brahman) est la seule et unique cause matérielle de "tout", c'est-à-dire du monde entier : sa substance fondamentale.
Et de même, le genre de propos (que l'on trouve dans les Upanishads) tels que "Il regarda, il excita (son) excitation (tapas)", prouve que l'Esprit est la seule et unique cause instrumentale de la réalisation, de la création du monde.
De sorte que l'on doit voir que l'Immense (ou l'absolu) sans-second est l'unique cause, la cause intégrale de tout, dans tous les sens du terme.
Dès lors, il devient possible de comprendre comment l'Esprit est le fondement dont dépendent (les couples de contraires) interdépendants dont on doit bien rechercher le fondement, (sans quoi ils ne pourraient être en relation ni dépendre l'un de l'autre), couples d'opposés tels que le sujet et l'objet, l'intérieur et l'extérieur, le conscient et le matériel, le monde et l'âme.
Comment ? C'est un seul et même être qui devint la multiplicité, dit-on (dans les Upanishads). De même, la manifestation du couple de l'âme vivante et du monde inerte est "l'excitation", c'est-à-dire le regard désirant ou le désir intense de l'Esprit. "Excitation" désigne sa shakti immanente. Il faut (donc) admettre (que la dualité) dépend de son énergie majestueuse.
Ce regard désirant, cette "excitation" et l'effet qui en découle, à savoir les mondes et les âmes, découlent d'une seule conscience qui se transforme en un être qui contemple et un être contemplé. Il est possible de parler ainsi sans que ces deux aspects soient (pour autant) séparés. Si l'Immense se transforme comme le lait en yaourt, il n'y a pas à craindre qu'il disparaisse (en se transformant). De même, quand l'or est transformé en bracelets, et quand le réel se transforme en l'âme et le monde, l'or et le réel demeurent, selon la pensée de la Chândogya Upanishad.
En toutes ces facettes innombrables, en tous ces mondes, en toutes ces âmes clairement manifestées par cette "excitation", par ce regard désirant, c'est-à-dire par sa puissance qui n'est rien de plus (que lui), l'unité de l'essence de l'Esprit, de l'être, n'est jamais contredite.
Malgré cette multiplicité d'états, l'essence reste une. Malgré cette unité d'essence, il se multiplie. Il faut comprendre les deux ensembles. "Le Soi est tout cela", "La réalité de tout cela, c'est le Soi", "Le Soi est devenu tous les êtres" : les paroles sacrées de ce genre pointent le fait que, de la nature d'un seul et même Esprit dérivent, par son énergie, une multiplicité de mondes et d'âmes. Voila comment il faut entendre ces propos des Upanishads.
L'être réel, un et sans-second du point de vue de l'expérience suprasensible devient, du point de vue de l'expérience sensible, le multiple fait de paires d'opposés. Il faut donc voir que le sensible et le suprasensible, l'un et le multiple, ne se contredisent pas. Certains, qui pensent que l'un est (seul) réel, et que l'autre (le multiple) est illusion, y voient une contradiction. (Mais) les textes sacrés disent que c'est l'un lui-même qui est le multiple. Cette contradiction entre l'un et le multiple n'est qu'un concept de l'intellect humain, et non une réalité ! Dès lors, l'autre manière (d'expliquer le rapport entre l'un et le multiple) est meilleure, car elle écarte la contradiction, si toutefois contradiction il y a !
Soit la perception d'un vase, par exemple, dans la vie de tous les jours. Bien que l'on se dise, par une cognition distincte, que c'est un vase "fait de terre (cuite)", on ne se dit pas pour autant que la perception du vase est une illusion parce qu'on avait vu le vase sans voir qu'il était en terre cuite ! Et quand on voit que le vase est en terre cuite, il n'est pas raisonnable de dire que le vase que l'on voit est une illusion. Le fait d'être en terre cuite et le fait d'avoir la forme d'un vase appartiennent tous les deux à la chose et sont deux manières vraies de la décrire. Quand on dit que la chose est en terre cuite, on ne contredit pas ni ne réfute le fait qu'elle a la forme d'un vase. De même, quand on voit que la chose a la forme d'un vase, ceci ne contredit ni ne réfute le fait qu'elle est faite de terre cuite. Il faut donc dire qu'une seule réalité, une seule chose, est saisie de deux manières selon les capacités de l'intellect humain. Le fait que le vase soit en terre cuite fait connaître l'essence de la chose, c'est là son attribut principal. Le fait que le vase ait la forme d'une tortue, par exemple, est alors son attribut secondaire. Parce que le mot qui désigne la substance (de la chose) est le substrat (des autres attributs) tels que la forme, on dit qu'il est l'attribut principal pour connaître l'essence, désignée par le mot "substance". Le fait d'avoir la forme d'une tortue, par exemple, est la perception d'une seule chose à travers une multiplicité de formes appréhendée par les yeux et autres (sens). On dit (donc) que la forme est un attribut secondaire. Mais cette perception de la forme du vase, etc., dépend entièrement de l'intellect humain (et non pas de la chose elle-même). De sorte que, dans la perception de l'être des choses, il n'y a pas de contradiction entre la perception de l'attribut principal et la perception des attributs secondaires. On y gagne même quelque chose de plus ! Et la vérité devient complète...
Et de même, quand on dit que le monde, les âmes et Dieu sont (un seul être) : attributs principaux et secondaires sont deux manières de comprendre l'Immense, le réel un. L'Immense, réel par essence, est comme l'or transformé en différents bijoux. Il est prouvé que c'est lui qui se transforme en mondes et en âmes. Il est alors justifié de l'appeler "Dieu", en relation aux mondes et aux âmes. De par la majesté de sa propre énergie, l'Indivis lui-même devient une multiplicité de manifestations et de caractéristiques. Et sa manifestation en mondes et en âmes est analogue aux qualités de la substance (qui sont multiples sans contredire l'unité de la chose). C'est en l'Immense même que les choses relatives - telles que les modes, les aspects, les qualités, les accidents - existent, tout en étant identiques à l'Immense.
Le "monde" en lequel ces êtres naissent, tout cela, est comparable aux qualités du vase (comme par exemple sa forme). Ce sont des "aspects" ou des "qualités secondaires" de l'Immense, ses modes différenciés. Ou bien, on peut bien dire que tout cela, ce sont des qualités secondaires de l'Immense, de la cause qui est l'aspect réel. Mais c'est le réel même qui est la substance fondamentale du monde entier, tout comme la terre l'est pour le vase. L'être est donc l'attribut principal de l'Immense. De sorte qu'il n'y a pas contradiction entre ces deux (attributs). Affirmer que seul l'attribut principal, sans qualités, est réel, et que l'autre, l'attribut secondaire, est une illusion, cela est, clairement, bien loin d'être une théorie très claire... L'Immense-avec-qualités et l'Immense-sans-qualités ont une seule source et ne se contredisent pas !
L'affirmation selon laquelle (l'Immense) est "sans qualités", "sans parties", etc. signifie simplement que l'Immense transcende ces qualités, et non qu'il est dépourvu de ces qualités. Et plus encore : les qualités comme l'absence de parties (lui sont attribuées par les Upanishads), car il est prouvé qu'il dépasse les sens quand il est dit que "l'Immense est plus vaste que le vaste, plus subtil que le subtil". Cela signifie donc que, bien qu'il soit source de qualités infinies et doué d'aspects innombrables, il s'étend toujours au-delà. Cet être infini, omnipotent, l'Immense, crée, par une fraction de lui-même et par son regard désirant, de multiples univers et il les infuse. Mais il faut bien voir que, cependant, il ne disparaît pas en (devenant) ces mondes. Voilà pourquoi ceux qui savent disent que l'Immense infuse le temps et l'espace, bien qu'il soit au-delà du temps et de l'espace. Ainsi donc, l'Immense  est "plein" par essence absolument partout et toujours, et jusque dans chaque atome, qui est un fragment de lui-même. Tel est le sens plus que profond - la non-dualité plus que vaste - exprimé dans cette parole : "Cela est plein. Ceci est plein. Le plein vient du plein. Quand le plein est extrait du plein, il reste plein".
Ce qui revient à dire ceci :

Tout comme le vase est fait de terre, la substance fondamentale de ce monde entier est l'essence, l'être. La connaissance qui ne voit pas cela est incomplète (litt. "n'est pas pleine"). L'illusion, c'est seulement de prendre cette connaissance incomplète pour la vérité (complète). Mais cette connaissance incomplète ne doit pas être qualifiée d'illusion. Parce que cette connaissance incomplète est des plus grossières et qu'elle ne touche pas le fond subtil du réel, elle est une quasi-ignorance. Parce que l'on ne comprend pas l'essence de l'être, l'essence du réel et que l'on ne perçoit que la forme du monde - ce qui devient cause (d'une vie) qui n'atteint pas son but et autres défauts - on appelle cela "ignorance". Mais si l'on perçoit l'essence fondamentale, l'Immense, comme étant clairement le Soi de tout et de tous,  alors on reconnaît tout aussi clairement que l'aspect "monde" et l'aspect "âme" ne sont pas différents. Cela seul est la connaissance, cela seul est la vérité intégrale."

Kapali Shastri, Saddarshanabhashya,  pp. 1-5, Sri Ramanashramam, 1884

Ce passage, traduit du sanskrit, est une réfutation en bonne forme de l'Advaita Vedanta, dans l'esprit du tantra non-duel. Kapali et Ganpati connaissait certainement la philosophie de la Reconnaissance (pratyabhijnâ), d'origine cachemirienne, notamment par des textes comme le Dakshinâmûrtistotra ou le Tripurârahasya, composés dans le Sud de l'Inde. 
Les passage en gras soulignent les critiques adressées à l'Advaita Vedanta.
Ce texte sanskrit a aussi été traduit en anglais. Mais cette traduction est plutôt une très libre paraphrase, selon une habitude bien ancrée chez les Indiens. Le second passage en gras donne "It is evident then that it is both futile and false to affirm that the substancial truth alone of the world-being, brahman, is real and that the formal aspect of brahman as the world is unreal". Ce qui a le mérite d'être clair, mais qui est sans doute plus fort que le sanskrit qui, au lieu de "false and futile", dit "de cette théorie il y a clairement le fait qu'elle n'est pas naturelle/évidente" (vâdasya a-svârasyam spashtam), ce que j'ai rendu à ma façon. Cette traduction anglaise est anonyme. Mais l'ensemble témoigne d'un effort intéressant, même s'il n'est pas du goût de tous, pour tirer l'enseignement de Ramana dans un sens tantrique.

Et Ramana lui-même est une illustration intéressante d'une non-dualité ambivalente, qui a du mal à choisir entre intégration du monde et rejet du monde.

2 commentaires:

  1. " brahma satyam
    jagan mithyā
    jîvo brahmaiva nāparah"

    Seule la Conscience est réelle (permanente, autonome).
    Le monde (pensées-perceptions) sont illusoires (non-permanentes, non-autonomes).
    L'individu ( conglomérats de pensées et de perceptions) n'est pas différent (fait de Conscience, émanant de la Conscience, même substance) de la Conscience.

    Il n'y a que Conscience qui prend toutes les formes (des pensées les plus subtiles, celle du vide par exemple aux perceptions les moins subtiles, la douleur par exemple).

    Mais perceptions et pensées si elles sont accueillies à partir de l'attention retournée à 180° sont opportunités pour Voir vraiment, vraiment l'Indicible.

    Ce débat advaita védanta et Vision tantrique est un faux débat très intéressant.

    Avant de transcender et d'inclure tout (comme qui dirait Ken Wilber),l'individu transcende et exclut l'étape précédente;
    Cela fait parti du processus du Kosmos (la Conscience s'oublie et se retrouve; Jeu de cache-cache divin).

    La Vision sans tête retourne dans un premier temps le doigt à 180 °, puis met un deuxième doigt en direction du monde. Cela évite l’écueil de l'exclusion du monde.

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  2. Un oeuvre fort utile contre les fanatismes serait de repérer les subtiles différences d'accentuation entre les visions racines des religions. Ces très légères différences, d'origines probablement polémiques, produisent des divergences considérables au niveau des exotérismes. Plutôt que de tenter de redresser tout cela en une vision unique, en une religion mondiale unique qui serait la "bonne" et dont je trouve personnellement l'idée terrifiante, il faudrait que chaque religion reconnaisse la beauté de cette diversité qui n'est autre que la beauté de la différenciation des êtres du monde.

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