mercredi 2 septembre 2015

Savourer le sucre, ou être le sucre ?

Être ou savourer ?


A l'occasion de la lecture de cet article fort pertinent - "Le dualisme du non-dualisme" -, je reviens sur la question de la différence entres deux approches de la non-dualité : par inclusion et par exclusion.

C'est un débat toujours d'actualité, et il en va de notre vie. Ni plus, ni moins. 

La non-dualité par inclusion affirme que tout est embrassé dans l'unité de l'absolu, et que tout est une manifestation de l'absolu. Par conséquent, qui s'éveil à l'absolu continue de vivre et de percevoir le monde, mais il/elle le perçoit comme une manifestation de l'absolu, voire comme l'absolu même. Bien sûr, pour parvenir à cette reconnaissance, il est sans doute nécessaire de dévaloriser - provisoirement - une certaines vision du monde, une vision, disons, profane et aveugle à sa vraie nature. Le monde, le corps, etc. peuvent être mis à l'écart pour prendre du recul et laisser place à une vision neuve. Mais, une fois cet éveil à la vraie essence du monde accomplie, le monde et tout le reste est toujours présent, simplement reconnu comme étant l'absolu, transmuté en l'absolu. D'où une attitude de révérence pour le monde, le corps, la pensée, l'imagination, les femmes (premières victimes de la non-dualité exclusive, comme on va voir), bref, pour tout et tous.
De cette approche relève les différents courants non-dualistes tantriques shivaïtes ou bouddhistes, le bouddhisme mahâyâna, la plupart des courants courants chrétiens, soufis, cabale, etc.

La non-dualité par exclusion affirme que seule l'unité est réelle, et que la dualité est irréelle, n'existe pas, ou qu'elle est négligeable (tuccha, en sanskrit). L'absolu est affirmé à travers une négation des formes, du relatif, de la nature, du samsara, des animaux, des femmes, de l'amour, de la vie qui n'est que souffrance et... souffrance. Le monde n'est pas une manifestation de l'absolu, mais une illusion mystérieuse projetée sur lui. La vie est une maladie de la vision, un aveuglement, un délire. Une fois guéri, le monde disparaît. Complètement. Ou alors, il demeure comme une ombre, "négligeable".
Il est clair que cette approche est dualiste : il y a le réel, et l'irréel. Le réel est conscience. L'irréel est dépourvu de conscience. L'éveil, c'est voir le réel comme réel, et l'irréel comme irréel. Dualité absolue, plus radicale encore que la dualité corps-esprit héritée de Platon, laquelle voyait au moins dans une monde un reflet - certes déformé - de l'absolu. Plus l'unité est affirmée, plus la dualité est renforcée. Plus on fuit les femmes, plus elles vous poursuivent... 
Le non-dualisme de l'Advaita Vedanta donc un faux non-dualisme et un vrai dualisme
De cette approche relèvent la tradition classique de l'Advaita Vedanta, certains soufis comme Balyânî, et certains néo-advaitas.

Il y a des cas ambigus. Qui balancent entre ces deux approches : reconnaître l'absolu dans le monde, ou fuir et dénigrer le monde. On retrouve en fait cette ambiguïté dans la majorité des religions et des courants spirituels. Deux cas m'intéressent en particulier, sur lesquels je me pencherai plus tard : le Yoga-vâsistha, et Ramana Maharishi.

Mais revenons à la non-dualité par exclusion de la dualité.
L'Advaita Vedanta de Shankara et ses continuateurs en est l'exemple le plus typique.
En bref, l'Advaita Vedanta du célèbre Shankara, souvent considéré, à tord, comme le plus grand philosophe de l'Inde, n'est pas une sagesse de la réconciliation du corps et de l'âme, de la vacuité et des formes, de l'absolu et du monde, mais une philosophie de la fuite, du dénigrement le plus radical qui soit. Cela a peut-être ses mérites, mais ce n'est pas non-dualiste. L'Advaita Vedanta n'est ni advaita (non-dualité), ni même vedanta (les upanishads), car les Upanishads affirment clairement que le monde est l'absolu, et non pas une illusion projetée sur lui comme un film sur un écran de cinéma.

On pourrait rétorquer que le détachement est une étape pour libérer le regard et voir le divin dans la nature. Oui, sans doute, mais ce n'est pas du tout ce que dit Shankara. Même quand il commente des passages des Upanishads ou de la Bhagavadgîtâ qui invitent à voir le sacré dans le monde, il nie le monde. Pas de monde dans l'expérience de l'éveillé, seulement des échos, des restes, comme d'une vieille maladie. L'éveillé selon Shankara est comme un zombie, comme une machine (yantra-vat). Il ne vit plus. A proprement parler, il n'y a pas plus d'expérience éveillée dans l'Advaita de Shankara que dans le nirvâna du bouddhisme ancien... Il n'y a pas de perception non-duelle, pas d'union du relatif et de l'absolu. Shankara ne voit pas le brahman dans les feuilles d'automne, ni dans le chant des petits oiseaux, ni nulle part. 

L'amour divin fait pour lui partie de l'illusion, de même que l'action engagée dans la vie. Si il devait choisir entre être le morceau de sucre et savourer le sucre, Shankara choisirait d'être le sucre, car savourer le sucre est pour lui une illusion sans valeur, incompatible avec le fait d'être le sucre.

Et ainsi de suite...

Le mieux est ici de citer un extrait, intitulé "La peur de la nature, du changement et de la multiplicité", de l'article dont je parlais au début, car il résume vraiment bien ce débat complexe en peu de mots :

"L'Advaita Vedanta va dans le sens de la dévalorisation de la vie au sein de la nature, qui est commune dans les traditions spirituelles indiennes. Parlant de la vision du monde propre à l’ascétisme asiatique, Eliade remarque que "quand le sens du caractère sacré du cosmos se perd...le temps cyclique devient terrifiant". Advaita est un exemple parfait de cette vision. Loin d'encourager le respect de la nature, il inculque la peur de la nature. Ce n'est pas un hasard si le pratiquant Advaitin doit, selon Shankara et sa tradition, être un renonçant célibataire. Shankara et ses disciples voient l'univers des renaissances (samsara) comme un "océan terrible" infesté de monstres marins. Nous nous noyons en lui, et de lui nous devons nous sauver. Les individus sont pris au piège dans le samsara, allant de naissance en naissance sans atteindre la paix. Ils sont comme comme des asticots pris dans un fleuve, emportés d'un tourbillon à un autre. Le seul but du gourou advaitique est de vaincre le démon de l'ignorance, tout ensemble avec sa manifestation, le monde. Quelle devrait ^tre notre attitude envers l'engagement dans la vie ? Shankara répond que nous devrions voir le samsara comme un océan immense et terrible (ghora), craindre d'exister en lui, et même mépriser une telle existence. Il stipule qu'avant d'étudier le Vedanta, un élève doit avoir un désir intense d'^tre délivré de ce monde (mumukshutva). Plongé dans cet état, l'élève s'écrie : "Comment et quand, o Seigneur, serai-je délivré de la prison du samsara ?"
Quand des espèces non-humaines sont mentionnées dans la littérature de l'Advaita, elles ne sont pas valorisées comme des incarnations de l'esprit. Bien plutôt, elles nous sont présentées comme symboles des souffrances ressenties dans le samsara. L'univers n'est pas une communauté, mais une hiérarchie, dans laquelle les dieux sont très heureux, les huamins moyennement, et les animaux font l'expérience "d'une misère extrême" (atyanta-duhkha)... Pour cette raison et d'uatres, la meilleure naissance est celle d'homme. Et, encore mieux, de mâle.... Dit sur le mode philosophique, la peur du monde prorpe à l'Advaitin le conduit à une antipathie radicale à l'endroit du changement et de la multiplicité..."

Et, comme le note l'auteur, ce n'est pas un hasard si les termes négatifs sont au féminin : avidyâ (l'ignorance), mâyâ (l'illusion), prakriti (la nature)...

On ne trouvera pas, dans l'Advaita Vedanta, la non-dualité de l'absolu et du relatif qui est si importante dans le bouddhisme Mahâyâna et qui est le point central du tantrisme non-dualiste.

L'Advaita Vedanta n'est donc pas non-dualiste, mais bel et bien dualiste, et du genre le plus radical. Si vous suivez ce genre de philosophie, il n'est donc pas étonnant que vous vous sentiez parfois un peu déprimé...

Comme disait Râmakrishna, je veux à la fois savourer le sucre, et être le sucre !

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